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lundi, 16 mars 2020

Four French Collaborationists: Châteaubriant, Céline, Drieu, Brasillach

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Counter-Currents Radio Podcast No. 264
Four French Collaborationists:
Châteaubriant, Céline, Drieu, Brasillach

 

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This is a lost London Forum talk by Michael Walker on four French artists of the Right: Alphonse de Châteaubriant, Louis-Ferdinand Céline, Pierre Drieu La Rochelle, and Robert Brasillach. If anyone has details about when this talk was given, please post a comment below.

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“Homage to Robert Brassilach”
Michael Walker

Comme le temps passe
Robert Brasillach

My homage is for the way you lived to die
That I a coward cannot emulate
You knew and wrote
Reason turns malevolent
after childhood disperses
And slumps into mature consideration
You could not have lived with yourself after failing.
So the leaden sentence was a gift
Better to die as you died
In the fluency and grace of certainty and light
Like poor Pucelle
Than grapple with compromise and penance
To win years in retirement and shame
Dying defiant
Sin pañuelo
The Castilian way.
Happiness a bagatelle
To a fascist
Dying well essential
Dying well redeems
The quintessence
Not delaying
Nor complaining
Nor dreading
Unbitter witness
The theatrical end
Many shrink and strive to safety
Delay complain and dread
And run away and hide
And sacrifice their pride for a
Doubtful grace
Not you a thief or cheat
Perhaps a busy undertaker
Coffins lined in neatly ordered rows
“The Bubonic East has
Broken out” –the facts
Every issue packed and bracketed
Childhood spoilt and spilled
Venom packed away in lofts or cellars
Then taken out and filmed
Nothing like that within you
So they held their tryst with you
Many shrink and strive to safety
They show their heads
Where they fear no censure
The dumb speak no treason
The illiterate pen no error
They called you traitor and acolyte to murder
But no betrayal was within you
Those
Who mattered to you
Will wait and wait
Carlists on horseback
Ragamuffin Spain
The islands of childhood
You walk to them
Punctual formal and correct
In the fields of your Great Faith
Le paradis terrestre
Martyr’s etiquette at the shore
Running and returning
Your last breath faithful
Hear the sea roar

Comme le temps passe
Robert Brasillach

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mercredi, 11 mars 2020

La vie des fourmis de Maurice Maeterlinck

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par Denis BILLAMBOZ
Ex: https://interligne.over-blog.com
 
Pour clore la trilogie qu’il a consacrée aux insectes vivant en société organisée, Maurice Maeterlinck, après avoir étudié la vie des abeilles et des termites, s’est intéressé à celle des fourmis qui est encore plus complexe car il existe une diversité énorme de fourmis, différentes d’une espèce à l’autre, vivant selon des principes, des règles et des mœurs complexes eux aussi. « On en a décrit à ce jour six mille espèces qui toutes ont leurs mœurs, leurs caractères particuliers ». Il n’a pas étudié lui-même les fourmis comme il n’avait pas auparavant étudié la vie des termites, il a compulsé les meilleurs auteurs parcourant la presque totalité de la production sur le sujet à la date de la publication de son ouvrage. Rappelons que s’il a publié « La vie des abeilles » en 1901, « La vie des termites » n’est paru qu’en 1926 et  « La vie des fourmis » en 1930.
 

Maurice_de_Maeterlinck,_crop.jpgLa fourmilière est peuplée par des reines, des femelles fécondées, vivant une douzaine d’années, d’innombrables cohortes d’ouvriers (ou ouvrières ) asexués vivant trois ou quatre ans et de quelques centaines de mâles qui disparaissent au bout de cinq à six semaines. Dans une fourmilière peuvent cohabiter plusieurs colonies avec plusieurs reines et même parfois différentes espèces en plus ou moins bonne harmonie. La fourmilière héberge aussi une quantité de parasites, l’auteur écrit qu’on en comptait, au moment de la rédaction de son ouvrage, « plus de deux milles espèces, et d’incessantes découvertes accroissent journellement ce nombre ». Je n’ai pas eu la curiosité de vérifier cette donnée auprès d’autres sources, la vie et l’histoire de ce monde en miniature sont pourtant fascinantes et permettent de formuler moult élucubrations plus ou moins fantaisistes mais, pour certaines, tout à fait plausibles. L’auteur s’est penché sur cette vie grouillante et pourtant très organisée qui peut évoquer l’humanité à une échelle réduite et peut-être même dotée d’une intelligence au moins comparable. C’est là un vaste champ d’investigation, de réflexion, d’imagination et  de recherche qui ne sera sans doute jamais exploré jusqu’à ses ultimes limites.

Pour suivre le préfacier, Michel Brix, nous retiendrons que l’auteur formule deux interrogations à travers cette trilogie : « les insectes sont-ils heureux ? Et quelle spiritualité serait susceptible d’éclairer et de conforter les humains dans leur marche vers une existence plus « sociale », marquée par le renoncement à l’intérêt individuel ?» Ainsi, la trilogie est-elle empreinte de cette double question et principalement ce troisième opus consacré aux fourmis qui sont plus dévouées au collectif que les abeilles et les termites, leur l’esprit de sacrifice étant absolu. Maeterlinck les considère comme les infimes parties d’un tout vivant, à l’exemple d’une cellule d’un corps humain.

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Certaines espèces de fourmis sont extrêmement évoluées, elles peuvent cultiver des champignons, élever des parasites, moissonner, elles sont encore plus ingénieuses et mieux organisées que les abeilles et les termites. Mais, comme si toute évolution impliquait un esprit hégémonique et conquérant, « seules, entre tous les insectes, les fourmis ont des armées organisées et entreprennent des guerres offensives ». Nombre d'entre elles peuvent aussi causer des dégâts cataclysmiques dans la végétation, dans les villages, partout où leur énorme flot se déverse en un  fleuve tranquille mais dévastateur. Elles ont aussi inventé l’esclavage en contraignant les espèces les moins solides, les moins débrouillardes, à les servir.

L’étude de la vie des fourmis bute néanmoins sur de nombreux mystères que la science n’a pu élucider avant la publication de cet ouvrage et pas davantage aujourd’hui, même si la connaissance a probablement évolué depuis la publication de l'opus. Un des problèmes fondamental réside dans l’expansion incessante du nombre des individus, la reine pond sans cesse à un rythme effréné sans qu’aucun système de régulation ne freine le processus de reproduction. Quel pourrait être le but d’une telle frénésie reproductrice ? L’auteur laisse cette question en suspens. Pour clore la trilogie, nous resterons sur une autre interrogation formulée également par Maeterlinck : « Les fourmis iront-elles plus loin ? » Rien ne permet de le dire mais rien n’est impossible, l’accroissement exponentiel du nombre des individus reste une hypothèse plausible et, dans ce cas, l’étendue des dégâts qu’elles causent peut croître elle aussi de façon extraordinaire. Et si cette question n’appartenait pas au seul domaine de la science ? A la lecture de la trilogie, on constate que Maeterlinck n'a pas craint de se la poser.


Denis BILLAMBOZ


Pour consulter la liste de mes précédents articles, cliquer  ICI

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samedi, 11 janvier 2020

Mort aux fafs ! La nouvelle charge d'Alcide Gaston !

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82 pages. Imprimé sur un luxueux papier couché!

Mort aux fafs !

La nouvelle charge d'Alcide Gaston !

The road of excess leads to the palace of wisdom ( Le chemin de l’excès mène au royaume de la sagesse) - William Blake in The Marriage of Heaven and Hell

Dans cette véritable catharsis littéraire, Alcide Gaston érige plus que jamais l’excès au rang de purge existentielle, exercice ô combien périlleux et réservé à une certaine trempe d’hommes différenciés.

Confrontant volontiers le phantasme à la triste réalité, ce nouveau scandale éditorial plongera le lecteur dans une intrigue au sein de laquelle le « camp national » subit l’inenvisageable.

Fort éloigné d’un quelconque style d’écrivain « con-for(t)-maté », cette contribution de Gaston rappelle avant tout aux jeunes malappris dotés d’égos démesurés, qu’il en cuira à quiconque néglige le respect que l’on doit à celles et ceux qui nous ont précédés sur le chemin menant à la Victoire !

Avertissement de l’éditeur :

Compte tenu du simple fait que cet ouvrage comporte dans sa fiction plusieurs scènes que la morale réprouve, il est entendu que ledit livre s’adresse, et sans exclusive pour son lieu de dépôt légal, aux Hommes, Femmes, LGBT…XYZ de plus de 18 années révolues. Et/ou  dans un pays exigeant autre législation, l’importateur se conformera aux lois en vigueur de son propre pays d’importation.

jeudi, 02 janvier 2020

Les moins de seize ans ou les solitudes pédérastiques de Tonton Gabriel

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Les moins de seize ans ou les solitudes pédérastiques de Tonton Gabriel

par Juan Asensio

(texte de 2013)

Ex: https://www.juanasensio.com

Autres textes sur le sujet: Gabriel Matzneff dans la Zone.

Nous pouvons lire, à l'entrée Robert Brasillach du truculent Dictionnaire des injures littéraires de Pierre Chalmin (1), une méchanceté écrite par Gabriel Matzneff pour Le Figaro littéraire : «Brasillach que plus personne ne lirait aujourd'hui si, au lieu d'avoir été fusillé, il était mort écrasé par un autobus en juin 1944».

Nous pourrions retourner cette saillie du reste assez stupide car Brasillach continue d'être lu, à Gabriel Matzneff, en lui faisant remarquer que plus personne ne le lirait aujourd'hui si, à la place des orifices de jeunes enfants des deux sexes, il évoquait dans ses livres si paresseux, comme tout un chacun ou presque, ceux de ses seules épouse (notre Lovelace des bacs à sable a été marié, brièvement) et (innombrables) maîtresses. Lire Gabriel Matzneff, ce n'est en effet pas être sensible à sa prétendue petite musique, ce n'est pas manifester sa dilection pour les auteurs antiques, ce n'est pas soutenir, plus ou moins silencieusement, un de ces hérauts, de plus en plus fatigué à vrai dire et qui a besoin pour se déplacer de sa canne à pommeau doré, de la droite buissonnière qui fut très souvent garçonnière, ce n'est pas s'intéresser au subtil mélange entre envolées métaphysiques et cabrioles priapistiques, ce n'est certainement pas défendre la liberté de l'esprit contre ce qu'il appelle les quakers et les quakeresses de la pruderie.

Lire Gabriel Matzneff, ce n'est même pas s'offrir un de ces petits plaisirs secrets que, bien jeune, nous nous accordions en lisant en cachette les textes de Sade et de Casanova alors même que, selon l'auteur, nous ne saurions lire la description détaillée de fines parties de plaisir entre un adulte et un jeune enfant sans éprouver nous-même un désir trouble. Or, si l'imagination d'un jeune adolescent (et même celle d'un adulte) peut être ravie, au sens premier du terme, par les pages où Sade déploie ses infernales machines de souffrances et de plaisir ou par la truculence arsouille et irrévérencieuse du Vénitien, les passages où Gabriel Matzneff évoque ses parties de jambes en l'air, eux, sont absolument tout ce que l'on voudra, libidineux, pornographiques donc cliniques, ridicules ou drôles, mais jamais érotiques.

Lire Gabriel Matzneff, c'est donc très sûrement perdre son temps. Lire Gabriel Matzneff, c'est assez vite tout de même (sauf lorsque l'on ne sait pas lire, cette cécité est fort répandue) découvrir que le maître que nous cherchions, jeune, que tout jeune enfant passant sa vie à dévorer des livres cherche plus ou moins sans le savoir, est un petit professeur bagué, cravaté et dégénéré, que l'esprit libre tant vanté dans notre société soumise à des milliers de diktats aussi invisibles que sournois n'est qu'un pleurnicheur vouant aux gémonies celles (les renégates, dit-il) qui l'ont plaqué et renié, que l'homme fort ne craignant aucune polémique est un pauvre type esseulé et qui, devenant vieux, sera non seulement toujours esseulé, de plus en plus seul à vrai dire mais surtout de plus en plus pathétique, un vit bientôt flaccide condamné à subir les gestes du personnel soignant d'une maison de retraite en guise de fier étendard affichant son mépris des «vieux culs nécrophages de la rue Sébastien-Bottin» (2), que le théologien à la mode de Vladivostok est un mécréant à la petite semaine affirmant que le Christ semble s'être «fait chair, flesh, que pour nous permettre de tringler les premières communiantes et de tailler des pipes aux petits chanteurs à la queue de bois» (pp. 12-3, l'auteur souligne), que le pécheur impénitent, Gilles de Rais saupoudré de talc ayant sa place à toutes les bonnes tables de Saint-Germain-des-Prés, écrit chacun de ses textes ou presque sans jamais parvenir à masquer son cri («Pardonnez-moi ! Pardonnez-moi !»), rêvant de «confession publique» comme au temps où le sacrement de pénitence représentait quelque chose «chez les chrétiens primitifs», et saisissant l'occasion inespérée que lui offre Jacques Chancel en réintroduisant ladite «confession publique dans nos mœurs» (p. 13) par le biais de sa collection, tout en hurlant de trouille et de sainte horreur au moment de monter sur le bûcher, alors que Gilles de Rais, lui, comme oublie de le rappeler notre hagiographe gaminophile, est devenu grand parce que ses crimes immondes sont indissociables du pardon qu'il a demandé, à genoux, aux mères et aux pères des enfants qu'il a dilacérés, violés et tués, avant de finir rôti, pour la plus grande gloire des cieux et la purification nécessaire d'un monstre trahi par le diable qu'il n'est jamais parvenu à conjurer.

Petit auteur, auteur mineur si l'on veut, Gabriel Matzneff n'est pas un homme mineur mais un petit homme ridicule et exécrable.
 

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Je ne perdrai toutefois pas mon temps à ferrailler avec ce pédéraste comme lui-même aime à se décrire, qu'il s'agisse de l'affubler de cet épithète de nature plutôt que de celui de paidophile ou pédophile qui lui convient du reste admirablement, ou de rejoindre ce vieux rétiaire cacochyme et larmoyant, autrefois éphèbe impertinent pressé de vivre et de jouir, sur le terrain boueux où il a livré l'un de ses combats les plus minables et truqués (3), insultant ceux qu'il appelle les sycophantes de persister à ne pas comprendre que son art littéraire, dont il se fait une si haute opinion, ne saurait être jugé à l'aune sordide et lilliputienne de la morale.

Je me contenterai donc de frapper au point censé être le plus douloureux pour un cacographe, étant donné que ces hongres sont toujours persuadés que non seulement ils savent écrire, mais que leur œuvre, rare ou abondante, possède quelque qualité indéniable dans la sphère esthétique. Ce point, c'est justement le livre et lui seul, sa qualité littéraire supposée donc, qui devrait le hisser hors de la tourbe puante des minables considérations moralisatrices ou sentant le vieux slip de l'ordre prétendûment conservateur voire réactionnaire qui serait la mort de notre écrivain réputé libre et affranchi de tout, et qui se laisserait pourtant mourir s'il devait passer plus d'une journée sans pouvoir bénéficier du bienfait immarcescible d'une salutaire pédicure.

Les moins de seize ans ne constituent même pas un livre scabreux, et il est infiniment drôle de relire les stupidités qui furent écrites lorsqu'il parut, sous la plume de Roland Jaccard pour Le Monde qui évoque un «livre provocant et salutaire, courageux et spirituel» ou de Thierry Garcin pour Le Quotidien de Paris qui parle d'un ouvrage ayant créé de «salutaires remous, pour avoir mis les professionnels du progressisme au pied du mur».

Ce livre, s'il constitue, en effet, une confession non point douloureuse ou choquante mais ridicule, s'il évoque la plus grande idée fixe ou obsession, le mot est de Matzneff lui-même, de l'auteur, qui avoue que ses «obsessions sont pareilles à ces baudruches qu'on attache sous les aisselles des petits enfants qui apprennent à nager : qu'elles crèvent [et il] coule à pic» (p. 14), s'il détruit donc définitivement le rempart lilliputien pitoyable que les imbéciles et les vicieux (l'un et l'autre pouvant aller de concert bien sûr) dressent comme une muraille de Chine autour de l'écrivain qui n'écrirait qu'une fiction, soit une réalité purement esthétique, forcément et férocement artistique, parfaitement éloignée de la réalité (4), ce livre est la confession, navrante bien davantage que terrible, d'une solitude.

Solitude d'un écrivant qui se croit écrivain, parce qu'il a beaucoup lu les auteurs antiques, ce qui lui permet de saupoudrer son livre de latin non pas de cuisine mais d'alcôve («Mille puellarum, puerorum mille furores», repris aux Mémoires de Casanova) et de nous rappeler que l'Antiquité consommait les très jeunes enfants de façon immodérée, et solitude parce que, comme tous ceux de son espèce, Gabriel Matzneff est un écrivain mineur qui se croit grand. Il suffit, pour se convaincre de cette nullité bienheureuse, de relire les lettres de la petite fille au vilain monsieur qui ponctuent Les moins de seize ans, et qui sont censées, nous précise l'auteur en note, avoir «été écrites par une adolescente de quinze ans». «Il n'y a pas une ligne qui ne soit d'elle», termine, on s'en doute fièrement, Matzneff (p. 19) et, ma foi, je ne sais s'il s'agit de lettres bien réelles ou d'un jeu de l'écrivain s'étant mis à la place d'une jeune fille mais, dans les deux cas, leur nullité purement littéraire est patente, tout comme est ridicule, mais j'avais déjà souligné cette étonnante dimension à propos des larmoyants Carnets noirs, leur bêtise et fadeur érotiques : «X, mon amant pain d'épice, sucre d'orge, sucre d'or, je t'aime, tu sais, je t'aime» (p. 51). Gabriel Matzneff, aussi sordide qu'un phallus gonflé à l'hélium au beau milieu d'une aventure de Maya l'abeille.

J'ose donc affirmer, contre l'évidence même semblerait-il, que la solitude est le sujet réel, profond, évident même des Moins de seize ans, et non pas les goûts sexuels de Gabriel Matzneff qui écrit pourtant qu'il n'a «jamais eu de rapports sexuels avec une personne de [s]on sexe qui soit âgée de plus de dix-sept ans, sauf une fois avec un garçon de vingt-deux, mais ce soir-là [ils avaient] fumé force sebsi de hasch, [ils étaient] complètement défoncés» (p. 22, l'auteur souligne).

Ce sujet réel, profond, évident, est la solitude et non pas la différence entre l'homosexualité, comiquement moquée, avec un don de prescience qu'il convient de saluer si nous songeons à l'épisode grotesque du mariage homosexuel («ils veulent l'honorabilité et la sécurité, le sourire de leur concierge et les palmes académiques, le certificat de bonnes mœurs et le contrat de mariage», p. 82) et la pédérastie ou plutôt, nous dit l'auteur qui pourtant prend grand soin de distinguer ces deux dernières réalités, la pédophilie (5).

Ce sujet réel, profond, évident, le seul à vrai dire, n'est pas ce que nous pourrions nommer la perversité de Gabriel Matzneff qui sait parfaitement que «la dissemblance psychique entre un adulte et un enfant est, elle aussi, une évidence» (p. 23) et qui jouit donc, mais en cachette, de l'étalage de cette dissemblance, comme tout pervers qui se respecte. Deux façons et deux façons seulement existent de pervertir l'innocence : la force brutale de la bête, et le coupable termine derrière des barreaux emmailloté dans une camisole de force et la ruse de l'esprit, qui est la marque des prédateurs supérieurs dont Gabriel Matzneff, qui se vante de n'avoir jamais rien arraché qui ne lui eût été par avance donné, fait évidemment partie. Je ne me prononce pas sur le type de peine que j'imagine pouvoir convenir à ce type de salopard amateur de «marginalité, [de] bohème, [de] solitude» (p. 81) et, surtout, qui n'est attiré que par une seule chose, moins les très jeunes filles et garçons qui, comme il le confesse, forment une espèce de troisième sexe (cf. pp. 24-5), que l'innocence (cf. p. 72).
 

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Ce sujet unique est la solitude, pas même le caractère clandestin des amours de Gabriel Matzneff, qui affirme qu'il se «tamponne le coquillard» de l'approbation de la société, la «transgression» étant son équilibre, sa santé, sa joie (p. 84), qui écrit que «la chasse aux gosses [doit] demeure[r] un sport périlleux, et défendu !» (p. 85), qui avoue grivoisement qu'il s'est rapproché des scouts, un temps, pour disposer plus facilement de jeunes proies (cf. p. 93, Matzneff se décrivant même comme un «membre actif, il va sans dire» des scouts, sa carte de membre certifiant donc sa qualité de «pédagogue professionnel», bonne ruse pour qu'un père sourcilleux surprenant l'auteur en train de «sodomiser» son rejeton ne puisse donc que croire qu'il s'agissait «d'un de ces «grands jeux» éducatifs dont les scouts ont le secret», p. 94), Gabriel Matzneff qui ne cesse de nous rappeler qu'il est contraint de cacher ce qu'il appelle poétiquement ses «aventures de traverse» (p. 63), de se cacher, surtout avec les garçons, pour étancher ses passions non point secrètes, puisque l’œuvre de Gabriel Matzneff est tout entière une apologie lucide, revendiquée, décomplexée (6), passionnée de la pédérastie, mais condamnable moralement et, surtout, pénalement : «Pour les garçons, c'est une autre paire de manches. Si je ne cache pas trop mon amante de quinze ans, mes aventures avec les petits garçons se déroulent dans une stricte clandestinité» (p. 29).

Je discutais, il y a quelques jours à peine, avec une matznévienne hystérique (pléonasme) qui me soutenait par A + B que Gabriel Matzneff n'avait jamais commis ses larcins pédérastes mais qu'il les avait imaginés dans ses textes, donc sublimés. En somme, nul n'avait le droit de reprocher à un écrivain ce qu'il écrivait, et de citer bien évidemment d'autres salauds des lettres comme Céline : il me fut facile de lui opposer une bonne centaine des propres textes de l'auteur pour lui rappeler que Gabriel Matzneff ne s'est jamais caché d'aimer les «très jeunes [qui] sont tentants», surtout lorsqu'ils résident dans certains pays pauvres, Maroc ou Égypte, «où les gosses attendent souvent quelque profit de leurs complaisances amoureuses» (p. 44), l'auteur confessant très clairement qu'il a donc payé des gamins bien que, s'empresse-t-il d'ajouter, «si violence il y a, la violence du billet de banque qu'on glisse dans la poche d'un jean ou d'une culotte (courte) est malgré tout une douce violence. Il ne faut pas charrier. On a vu pire» (p. 45). En effet, nous avons par exemple vu un pédéraste écrire des livres pédérastiques depuis des dizaines d'années sans que personne ou presque n'y trouve à redire, alors, de quoi nous plaindrions-nous, sycophantes envieux que nous sommes ?

Le sujet évident, profond, unique de notre livre n'est pas la concaténation de sophismes qui tous n'ont qu'un seul but : décomplexer, légitimer, ancrer au passé le plus ancien et illustre des pratiques que la société contemporaine réprouve, y compris pénalement, à tort ou à raison, ce n'est pas du tout l'objet de cette note modeste : «La pédérastie, seule forme possible de la paternité pour celui qui répugne à fonder une famille» (pp. 73-4) ou bien encore : «Les adultes qui n'aiment pas les enfants ne supportent pas que les enfants soient aimés par ceux qui les aiment» (p. 41), sophismes d'autant plus vite enchaînés que, comme le sait parfaitement Gabriel Matzneff qui s'en vante (même s'il ne parle pas, dans ce cas, de lui-même), jamais aucun de ses jeunes amants «n'a trahi le secret, jamais aucun des enfants n'a porté plainte». L'auteur évoque l'affaire, à l'automne 1973, d'un «quinquagénaire, gros, moche, borgne, qui dans un village de l'Est, proche de Forbach, organisait chez lui des ballets roses» (pp. 42-3), mais il est évident que sous le masque du repoussant «Tonton Lucien» se cache le visage si lisse et beau (comme me le confia, le regard chaviré, l'une de ses récentes maîtresses) de Gabriel Matzneff. Il en évoque d'autres, de ces affaires scabreuses, comme celle liée à Mlle Hindley et M. Brady, «accusés d'avoir séduit, torturé et assassiné deux enfants et un adolescent» en 1964, l'auteur ayant d'ailleurs pris le soin d'écrire un article de défense, une «chronique, non recueillie en volume pour l'instant», pour ces «ogres» pour lesquels il avoue avoir «un faible» (p. 46). On a vu pire.

Le sujet évident, unique, profond, inavouable des Moins de seize ans n'est même pas ce jeu malsain avec le vocabulaire religieux, le pervertissement de l'amour, la parodie sacrilège consistant à affirmer que l'amour du pédéraste pour sa proie doit «être un amour qui féconde, libère, «donne le vie», tel l'Esprit-Saint dans la prière byzantine» (p. 65), puisque Matzneff claironne qu'il a donné, avant que du plaisir, de l'amour à ses amants et maîtresses, le sujet véritable de ce livre et de chacun des livres de l'auteur n'est pas cet appel constant, répété, troublant, au Jugement, à «l'heure adorable et terrible où nous nous présenterons devant l'autel nuptial du Christ» et où «nous serons jugés sur l'amour» (p. 33).

L'unique sujet, profond, véritable, incontournable des Moins de seize ans n'est pas le sacrilège et l'évocation de la souillure physique mais surtout spirituelle que cet homme indigne inflige à l'une de ses jeunes maîtresses : «Profitant de l'absence de ses parents, nous faisons pour la première fois l'amour dans sa chambre d'enfant, dans son petit lit, parmi ses poupées» (pp. 72-3).

L'unique sujet profond, véritable, évident, scandaleux, n'est pas le détournement parodique du sacré qui peut faire écrire à Gabriel Matzneff, minable chanoine Docre, des horreurs qui devraient le conduire à macérer durant les dernières années de sa vie dans une trappe oubliée où il passera ses journées à demander le pardon de Dieu sans oser ne serait-ce que chuchoter ses prières : «Coucher avec un/une enfant, c'est une expérience hiérophanique, une épreuve baptismale, une aventure sacrée» ou bien : «Pour un esprit religieux, faire l'amour avec un/une enfant, c'est célébrer la divine liturgie, épiclèse, communion au corps et au sang, dithyrambe du seigneur Dionysos» (p. 75).

Le sujet évident, unique, profond des Moins de seize ans et en fait de tous les livres de Gabriel Matzneff n'est pas sa peur, son immense peur de voir l'une de ses chères maîtresses ou cher amant prendre la poudre d'escampette (l'auteur maîtrise la rupture, à laquelle il a consacré un livre, tout comme il nous rappelle ici, plusieurs fois, l'insensibilité amoureuse de certains de ses jeunes compagnons de jeux, cf. p. 60), mais sa peur de s'entendre dire qu'il n'y a pas eu d'amour, mais du sexe et du vice, pas de beauté, mais de la baise sordide face à la «nécessaire clandestinité» (p. 67), grande peur du mal-pensant que celui-ci exorcise comme il peut, par exemple en faisant tenir à sa maîtresse de 15 ans ce discours qui exsude la peur, sous une apparente bonhomie, le bonheur ridicule d'une gamine confondant un vieux pervers avec l'homme de sa future vie de femme : «Mais même si un jour tu devais me faire souffrir, beaucoup souffrir, jamais l'idée ne pourrait seulement m'effleurer de regretter t'avoir connu. Je suis par avance payée au centuple de mon bonheur présent» (p. 51).

L'unique sujet, profond, visible, indéniable, de Gabriel Matzneff n'est pas le seul argument qu'il juge recevable pour interdire la pédérastie, du moins, soyons prudents, la réfréner : «Une femme, à la rigueur, on la prend, puis on la jette; mais c'est un jeu qu'à moins d'être un salaud ont doit s'interdire avec les très jeunes. Quinze ans est l'âge où l'on se tue par désespoir d'amour, ne l'oublions pas» (p. 57). Ne l'oublions pas en effet, et rappelons que des femmes ou des hommes de tout âge peuvent, par amour, tenter de se suicider ou réussir à le faire, et n'oublions pas les innombrables passages des Carnets noirs où Gabriel Matzneff traite comme une chienne l'une de ses maîtresses, surnommé Gilda, jeune femme qu'il sait pourtant fragile psychologiquement, et qu'il n'hésite pas à virer chaque fois qu'il a terminé de la baiser, oh, pardon, ce terme est grossier, choisissons celui, utilisé par l'auteur, de «gamahucher». Mais Gabriel Matzneff n'était sans doute pas, nous pouvons rêver (7), à l'époque où il a écrit ses Moins de seize ans, le Monsieur Ouine d'opérette et dolent qu'il est devenu quelques années plus tard, puisque, dans les années 70, il affirmait et écrivait que le fait d'aimer «un gosse n'a de sens que si cet amour l'aide à s'épanouir, à s'accomplir, à devenir pleinement soi-même, à faire voler en éclats les barreaux de la cage familiale, à repousser d'une main légère les faux devoirs auxquels le société prétend l'assujettir» (p. 65) comme celui, sans doute, d'honorer, par sa piété, une vertu antique que Matzneff devrait connaître, sa mère et son père.

La solitude de Gabriel Matzneff est le sujet de chacun de ses livres, exprimée en termes pathétiques (au sens premier de l'adjectif qui évoque la souffrance) lorsqu'il évoque, et il a raison, le fait que «la société occidentale moderne [...] rejette le pédéraste dans le non-être, royaume des ombres, Katobasiléia» (p. 30), le pédéraste étant «réduit à la fuite, au néant, au royaume de la mort» (p. 31).

La solitude de Gabriel Matzneff est le sujet de ce livre et de tous ses autres livres, lui qui se décrit comme «l'homme du discontinu», «l'homme de l'instant» qui «n'aime pas l'avenir», seul le présent le captivant (p. 63). Il est troublant de constater que c'est justement Gabriel Matzneff qui, il y a quelques années, me conseilla de lire un livre tout à fait remarquable, L'Homme du néant, dont je rendis d'ailleurs compte dans ma série intitulée Langages viciés, ouvrage surprenant dans lequel Max Picard analyse Hitler comme surgeon historique le plus accompli de l'homme creux, c'est-à-dire gonflé de néant, réduit à vivre dans un monde et une époque caractérisés par leur discontinuité radicale.

La solitude de Gabriel Matzneff, sa meilleure compagne, ne cesse-t-il de nous rappeler, et bien évidemment sa pire ennemie, qu'il s'agit de vaincre en multipliant, au long d'une journée, les amours décomposés, en multipliant les maîtresses car non seulement avoir «tenu dans vos bras, baisé, caressé, possédé un garçon de treize ans, une fille de quinze ans» fait paraître «fade, lourd, insipide» tout le reste (p. 69), mais aussi parce que même ces petits plaisirs peuvent, à la longue, surtout lorsqu'ils sont monodiquement répétés et enchaînés depuis des années tout de même, devenir ennuyeux.

La solitude de Gabriel Matzneff non pas tant, comme Richard Millet, dernier écrivain de langue française autoproclamé, que faiseur tout à fait conscient de n'être qu'un faiseur, la petite ritournelle de cet auteur n'étant confondue, après tout, avec une littérature digne de ce nom que par les imbéciles, à savoir toute une partie de la droite blogosphérique branchée qui aime Causeur et les raouts du Cercle cosaque (quoi, vous me dites que c'est la même chose ? En effet, Leroy ou Guillebon ont déjà colonisé ces petites officines de la contestation murrayienne branchée), ainsi que la gauche léoscheerienne, qui n'a pas encore, je crois, été suffisamment caractérisée, bien qu'il s'agisse d'un épiphénomène, comme l'est du reste toute mode. Plus curieux est le soutien du Point où Matzneff signe ses chroniques ridicules, mais il est vrai que Yann Moix, l'un des plus navrants barbouilleurs de la décennie, officie au Figaro pour le bonheur de ses lecteurs, alors...

Solitude du faiseur qui écrit comme il baise, en rigolant et en passant à la suivante ou au suivant : «C'est un trip super-débandant» (p. 70) pour sûr, tout comme l'est aussi, d'un seul point de vue stylistique, la platitude avec laquelle Matzneff évoque la nullité érotique de l'une de ses maîtresses : «Tout ce qu'elle savait faire, c'était écarter les cuisses et attendre que ça se passe. Jamais une initiative, jamais une caresse un peu sensuelle, d'évidence un corps d'homme ça ne l'intéressait ni ne l'excitait, ça la gênait plutôt. Une vraie bûche» (p. 71).

La solitude de Gabriel Matzneff, pur narcissisme et même «fixation autoérotique survenue à l'époque ambiguë de l'adolescence» (8) est l'unique sujet qu'il importe de lire et de critiquer : solitude de celui qui se croit écrivain et n'est qu'écrivant, parfois même cacographe poussif qui, à force de jouer de la flûte comme un moderne Joueur de Hamelin, finit quand même par connaître son unique petit air, grâce auquel il charmera les gosses, les vieilles salopes et les vieux porcs, solitude existentielle du prédateur contraint de se cacher, en France du moins, pour assouvir sa passion pédérastique et même pédophilique, solitude amoureuse de celui qui, à mesure qu'il se transforme en momie coquette, voit ses anciennes proies se transformer en ce qu'il appelle des renégates, solitude intellectuelle de ce Casanova des cours d'école, solitude spirituelle de celui qui, après la publication d'Isaïe réjouis-toi, perdit son «père spirituel» et qui, du moins à l'époque, se déclarait «éloigné de toute vie liturgique et sacramentelle», solitude eschatologique de ce Monsieur Du Paur qui, en baisant des gamins, déclare éprouver la «nostalgie du Christ, né de la Femme et de l'Esprit, adolescent vierge qui transfigure les contraires, sexe divinisé, intégrité retrouvée, plénitude, androgyne primordial, descendu au plus profond de l'enfer pour [le] ressusciter d'entre les morts, tel l'enfant bénie qui un soir d'août a posé sa main fraîche sur [son] front ardent» (p. 115).

Finalement, notre fier entrepreneur de démolitions n'est qu'un pervers lacrymal, qui planque sa trouille et son vice sous des paletots stylistiques et des prétentions littéraires censées frapper de nullité la morale petite-bourgeoise, à laquelle il aspire pourtant tout entier, que chacune de ses jérémiades invoque pour qu'elle daigne le reprendre et lui accorder un pardon mérité.

Finalement, notre Lovelace aux mille et une maîtresses et amants n'est qu'un vieil homme, désormais, qui réclame le jugement et le pardon et fait absolument tout ce qu'il peut pour procrastiner avec ce qu'il sait constituer son unique salut, intime, visible, évident, à savoir : une solitude rédimée qui ne permettra sans doute pas à son œuvre surestimée de survivre, mais qui conférera, peut-être, un semblant d'honneur à un homme qui, par chacun de ses actes et ses écrits, a bafoué cet honneur.

Finalement, notre libre penseur, notre hérésiarque, notre impénitent mécréant n'est qu'un cathare mal dans sa peau, un jouisseur affamé de chasteté et même de continence, un pervertisseur de l'esprit d'enfance qui confond le respect de la pureté et de l'innocence enfantines avec sa fringale comique et pathétique de baiser un Christ à l'image d'un angelot, un Origène qui attire les badauds en levant bien haut une paire de ciseaux avec laquelle il menace de se châtrer, et qu'il range aussitôt dans la poche de son veston jusqu'à son prochain numéro une fois qu'il a reçu un peu d'attention.

Pauvre Gabriel Matzneff, si pressé de jouir comme un bouc en éternelle érection, pauvre diable affamé de grandeur et de cohérence rimbaldienne, spirituelle donc, qui ne tirera même pas le dernier enseignement de celui qui fut son maître, Henry de Montherlant, qui eut l'élégance de ne pas imposer à ses semblables la vision d'un homme se transformant en pourriture libidineuse.

Notes

(1) Le Livre de poche, 2012, p. 96.

(2) Les moins de seize ans (Julliard, coll. Idée fixe, 1974), p. 12. Les pages entre parenthèses renvoient à cette édition.

(3) Truqué car enfin, sauf erreur de ma part, Franz-Olivier Giesbert, un de ces cumulards des honneurs factices à la française (puisqu'il est membre du Siècle, membre de l'Association Universelle des Cultures, membre du jury du Prix P. J. Redouté, du Prix Aujourd'hui, du Prix de la Fondation Mumm, du Prix Louis Pauwels, Président du Prix de la Fondation Alexandre Varenne et membre du Conseil d'Administration de l'Établissement public du Musée du Louvre depuis octobre 2000) qui lui a ouvert les colonnes du Point est aussi membre du jury du Prix Renaudot qui a récompensé son dernier ouvrage paru, Séraphin c'est la fin !.

(4) Lisons l'auteur : «Ces idées fixes, ces passions, ces obsessions, ces expériences nourrissent ma vie, qui elle-même nourrit mes livres, car je n'ai aucune imagination, et je ne puis exprimer sur la page blanche que ce que j'ai vécu, connu, éprouvé» (p. 16). À ce titre, le passage qui suit, et qui développe le fait que des auteurs comme Dostoïevski ou Thomas Mann ont été contraints de passer par la fiction pour mettre en scène leur goût immodéré des enfants, est exemplaire et sans la moindre ambiguïté, Gabriel Matzneff soulignant le fait que, lui au contraire, va ôter son masque à Dionysos, lequel peut «manger le morceau» (p. 17).

(5) «[...] à dix-huit ans passés on n'est plus un enfant; le règne de la pédophilie s'achève, commence celui de l'homosexualité» (p. 25).

(6) «J'ai horreur de Socrate, de Platon, de toute la mélasse sublime dont ils enrobent le désir et le plaisir, j'ai horreur de la pédérastie à prétentions pédagogiques. On peut caresser un jeune garçon sans se croire obligé de lui donner une leçon de maths ou d'histoire-géo dans la demi-heure qui suit. Et qu'on ne nous casse pas les pieds avec l'amour des âmes. L'âme, ça n'existe pas, et si ça existe, ça n'existe qu'incarnée, chair dorée, duveteuse [...]» (p. 32).

(7) Nous pouvons en effet rêver, car Matzneff semble avoir toujours été ce monstre propret et impeccablement vêtu que nous montrent ses plus récentes photographies : «Le plus important service que je puisse rendre à un adolescent, après lui avoir transmis tout ce que je suis capable de lui transmettre, c'est de lui enseigner à se passer de moi» (p. 66).

(8) Gabriel Matzneff cite à la page 81 le professeur Albeaux-Fernet, dans un article du Monde daté du 7 mai 1974.

jeudi, 19 décembre 2019

Hommage à Michel Mohrt

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Hommage à Michel Mohrt

par Christopher Gérard

Ex: http://archaion.hautetfort.com

Je suis très ému ce soir de rendre hommage à Michel Mohrt,  écrivain que j’ai découvert, jeune étudiant, au début des années 80, par le truchement, en quelque sorte, de son, aîné Pierre Drieu la Rochelle, dont la figure me fascinait déjà.

MM-prison.jpgEn effet, dans deux de ses romans, Mon Royaume pour un cheval et La Guerre civile, Mohrt évoque à la fois Drieu, qu’il avait  rencontré dans le Paris de la fin de l’Occupation, et surtout Bassompierre, son camarade aux Chasseurs alpins sur le front italien, devenu Bargemont dans plusieurs de ses romans, condamné à mort après la Libération et fusillé, malgré l’intervention de grands résistants, pour son engagement sur le front russe. Singulière figure que celle de Bassompierre, qui incarne les déchirements d’une certaine France et dont le tragique destin a profondément marqué Mohrt : une partie importante de son œuvre témoigne de son inconsolable tristesse.

Michel Mohrt, qui mourut presque centenaire (1914-2011) aura connu le terrible XXème siècle dans sa totalité ; il aura vu son existence brisée à jamais par la défaite de 1940. Dans La Campagne d’Italie, merveilleux roman stendhalien sur les illusions perdues d’une jeune guerrier frustré de sa victoire, il fait dire à son double romanesque, Talbot : « on ne s’en remettra jamais ».

Mohrt rejoint son cadet Michel Déon (1919-2016), qui lui aussi, ne se remit jamais de la débâcle. Il existe d’ailleurs entre ces deux maîtres des connivences, un dialogue, qui témoignent d’une forme de mélancolie bien française, toute en retenue, mais déchirante. Comme l’a bien remarqué Marcel Schneider : « Mohrt est de ceux qui n’ont jamais pu accepter ni même comprendre la débâcle. Elle est pour eux comme la blessure d’Amfortas, qui saigne toujours sans pouvoir se guérir ». Cette plaie béante fut rendue plus douloureuse encore par les règlements de compte de la Libération.

mm-italie.jpgEcoutons Mohrt évoquer ce jeune officier démobilisé après une campagne bien courte qui, contrairement à celle du jeune Stendhal, ne fit pas de lui ce dragon victorieux entrant dans Milan pour occuper - en vainqueur - une loge à la Scala  : « Je n’avais plus confiance en moi, parce que j’avais perdu confiance en mon pays. Comme lui, je le sentais vaincu. Je passais mon temps à ruminer la défaite, cherchant à en préciser les causes, si évidentes pour moi ». C’est à ce moment que cet avocat réfugié en zone libre se met à lire les auteurs qui, après la défaite de 1870, proposent une réforme intellectuelle et morale qui ne viendra pas. Même espoir chez Mohrt d’un relèvement, même hantise de la guerre civile - qui viendra, car aux massacres de la Commune succèdent ceux de l’Occupation et de la Libération. Mohrt a dit et répété qu’il avait l’impression d’assister, « à la naissance d’une vérité officielle qui contredisait tout ce que j’avais vu ou cru voir ». Les années d’après la défaite, il les vécut « en somnambule » et dans l’amertume.

Quittant une France qui l’ulcérait, Mohrt, tel un Emigré de 1792, mit le cap à l’ouest : l’Amérique, thème fondamental de son œuvre, fut le refuge qu’il a décrit avec sympathie dans nombre de ses romans, par exemple dans L’Ours des Adirondacks ou dans Les Nomades ; une Amérique sudiste et anglomane qui ne doit plus guère exister. Une Amérique qui fait songer à celle d’André Fraigneau dans Les Etonnements de Guillaume Francoeur, encore un livre pour happy few. Une Amérique cosmopolite au meilleur sens du mot, c’est-à-dire vieil-européenne, encore francophile, aux campus pareils à des oasis de culture dans un monde barbare : « cette vie studieuse, à la fois austère et confortable, me convenait à merveille. Je me sentais protégé par le gothique, par la tasse de thé de cinq heures, par le silence de la bibliothèque, par l’horaire des cours comme, neuf ans plus tôt, je m’étais senti protégé par les servitudes et les plaisirs de la vie militaire.  J’oubliais Paris, mon amertume, mes déconvenues, j’avais enfin l’impression d’avoir trouvé ma vraie vocation, un havre de paix où me livrer en toute tranquillité à ce qui aurait toujours été la plus grande joie de ma vie, mon recours dans les épreuves, mon vice impuni : la lecture ».

mm-guerre.jpgPeu d’écrivains français peuvent se vanter d’avoir enseigné aux prestigieuses universités de Yale ou de Californie ; très peu nombreux sont ceux qui reçurent en outre la proposition d’intégrer le corps professoral de Princeton. Paradoxe pour ce chouan nourri de Maistre et de Maurras, et qui fut, des décennies durant, l’un des principaux passeurs en France - chez Gallimard - des plus grands écrivains américains du siècle vingtième : qui se souvient que c’est Mohrt qui introduisit Roth et Kerouac chez Gallimard ? Sans oublier son travail en faveur de Faulkner , à qui le liait une sensibilité commune : « Les hommes de l’Ouest ont entre eux bien des ressemblances. Nous étions un peu chouans. Avec M. de Charrette, nous serions allés « chasser la perdrix », nous étions sudistes ».

Toute une sensibilité se révèle, par exemple dans cet entretien avec Bruno de Cessole, où Mohrt se livre : « L’écho romanesque d’un traditionalisme, un refus du moderne qui trouve ses répondants chez Maistre, Baudelaire, Maurras et qu’ont incarné en ce siècle T.S. Eliot et Ezra Pound ».

Dans Vers l’Ouest et Ma Vie à la NRF, Mohrt évoque son « exil » au Canada (transfiguré dans son roman Mon Royaume pour un cheval) et surtout, pendant six ou sept ans aux States, comme visiting professor. L’ancien lieutenant de Chasseurs alpins, décoré de la Croix de Guerre, y initie ses étudiants aux œuvres de Morand, Drieu, Jouhandeau, alors indésirables dans les Lettres françaises.

Mohrt a aussi chanté les marins et les navires, la mer et sa Bretagne natale, pour laquelle il prit, tout jeune, quelques risques : son grand roman La Prison maritime narre en effet les tribulations - et l’initiation amoureuse - d’un jeune Breton d’avant-guerre mêlé à de mystérieux trafics d’armes avec l’Irlande.

Enfin, dernier thème que je voudrais évoquer, c’est celui de Venise, que Mohrt a bien connue et peinte - car il était aussi peintre et dessinateur. Dimanches de Venise est un livre délicieux sur la Sérénissime, où l’auteur mettait ses pas dans ceux de Barrès, de Morand évidemment et de Fraigneau. Très longtemps, le jeune juriste, le jeune officier de chasseurs alpins, l’homme d’affaires et l’avocat captif dans la France occupée avait rêvé de l’Italie, qu’il ne découvrit qu’à près de quarante ans, après sept ans en Amérique.

Nice en 1939, Little Italy à la fin des 40’ lui en donnèrent un avant-goût, mais c’est à la maturité qu’il put enfin fouler le sol italien, et découvrir Venise, ville maritime qui ne pouvait que plaire à ce Breton, et qu’il vit avec le regard du peintre : « Venise, dit-il, n’est pas pour moi un devoir de français, mais l’atelier qui me manque à Paris ». Après Paul Morand, Mohrt « change l’eau de la lagune en encre », ou plutôt en aquarelle : « Venise a été pour moi la preuve aveuglante que c’est par les sens que nous faisons l’expérience du monde, non par l’idée ».

Ecrivain solitaire, austère et raffiné, peintre du dimanche, Michel Mohrt incarna le Chouan, le Sudiste tiré à quatre épingles, qui nous manque. Il est vrai que son élégance, son choix parfait de cravates en tricot, ses tweeds, ses chemises Brooks Brothers au col boutonné, cette dégaine d’officier en retraite me séduisirent d’emblée.

Un dernier mot : reprenant mes notes et ouvrant dans le désordre ses livres (lus il y a parfois vingt ou trente ans), je me rends compte à quel point Mohrt est tout sauf un écrivain mineur. Ses livres continuent de faire rêver ; ils n’ont guère vieillis (contrairement, par exemple, aux romans de Nimier) ; ils constituent des talismans que je suis heureux, que nous sommes heureux, mes confères et moi-même, de vous transmettre ce soir.

Ce trésor de votre littérature, prenez-en soin !

Christopher Gérard

Le 8 novembre MMXIX

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mercredi, 18 décembre 2019

Avec Bruno Favrit

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Avec Bruno Favrit

par Christopher Gérard

Ex: http://archaion.hautetfort.com

Biographe de Nietzsche et grand lecteur de Giono, Ramuz et Tesson, Bruno Favrit est l’auteur d’une œuvre secrète, qu’il dissimule non sans une hautaine jubilation. Il livre aujourd’hui la suite de Midi à la source (voir ma notule du 26 mai 2013, sur le présent site), ses carnets intimes, et qui couvrent cette fois les années 2012 à 2018.

J’y retrouve bien des leitmotive d’une œuvre que je suis depuis plus de quinze ans : une vision spartiate du monde, le recours aux montagnes et aux forêts, vécues comme des organismes vivants et vues comme des refuges contre un monde de plus en plus massifié, l’appel des sommets tant physiques (l’escalade et la randonnée à fortes doses) que psychiques (l’introspection quotidienne et la fortification de l’âme), la fréquentation des écrivains singuliers et des philosophes libertaires, le mépris pour les tricheurs et les perroquets, le dégoût des villes (où Favrit déjeune et dîne pourtant en excellente compagnie), le refus passionné de toute médiocrité, fût-elle cachée au plus profond de soi.

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Comme je l’ai déjà écrit, il y a du Cathare chez Favrit, avec, d’une part, des exigences et des tourments qui sont ceux d’une âme noble, et de l’autre des vitupérations qui, si elles sont rarement infondées, montrent son peu de détachement pour une époque il est vrai peu séduisante.

Mais l’amour du vin d’un fier disciple de Dionysos, celui des fromages chez ce passionné, comme Gabriel Matzneff, de diététique. La volonté de réenchanter le monde, la méfiance pour les mirages.

Bref, le portrait d’un « humaniste misanthrope » comme il se définit lui-même, d’un hors-la-loi fasciné par le mythe du surhomme.

Christopher Gérard

Bruno Favrit, Dans les vapeurs du labyrinthe. Carnets 2012-2018, Ed. Auda Isarn, 320 pages, 23€

Chroniques du Cinquième Quartier

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Chroniques du Cinquième Quartier

par Georges FELTIN-TRACOL

Le nouvel ouvrage de Laurent Binet qui vient d’obtenir le Grand Prix du roman de l’Académie française, se démarque avec brio de l’ensemble des titres proposés en cette rentrée littéraire. Le Goncourt du premier roman 2010 pour HhhH et l’Interallié 2015 pour La septième fonction du langage commet avec Civilizations (on déplorera le recours à l’anglais) une plaisante uchronie : la conquête de l’Europe au XVIe siècle par les Incas, puis par les Aztèques.

Par quelles heureuses circonstances les peuples précolombiens arrivent-ils à subjuguer d’un continent où règnent alors Charles Quint, François Premier, Henry VIII d’Angleterre et Soliman le Magnifique ? On sait que les Incas et les Aztèques ignorent l’usage de la roue, ne connaissent ni le fer ni le cheval, et seront bientôt les victimes des « chocs viraux » (la grippe par exemple) apportés par les Européens. Laurent Binet introduit dans son histoire trois divergences uchroniques. La mineure se rapporte à Christophe Colomb. Il a bien « découvert » les Antilles, mais il n’a pas pu rejoindre l’Espagne. Prisonnier des Taïnos, il continue la rédaction de son journal de bord et enseigne le castillan à Higuénamota, la petite princesse de la tribu. Comme Christophe Colomb « n’était jamais rentré, […] personne, par la suite, ne s’était plus risqué à essayer de franchir la mer Océane ».

Les tournants uchroniques

Laurent Binet ne s’avance pas sur les conséquences géopolitiques de cet échec. En dehors de prouver la véracité que la Terre est ronde, les « Grandes Découvertes » de la Renaissance avaient pour objectif principal le rétablissement des échanges commerciaux fructueux avec la Chine, l’Inde et le Japon interrompus par le blocus de l’Empire ottoman. Si les Espagnols renoncent à traverser l’Atlantique, on peut supposer que les Portugais intensifient leur présence tout au long de la côte africaine. Ils renforcent la surveillance de la voie stratégique vers les Indes trouvée en 1498 par Vasco de Gama qui contourne les pressions mahométanes. L’autre répercussion omise par l’auteur de la non-découverte des Amériques est la poursuite au-delà de Gibraltar vers le Sud de la Reconquista. Les royaumes coordonnés de Castille et d’Aragon massent toutes leurs forces vers 1493 – 1494 et débarquent en Afrique du Nord avec l’espoir de ré-évangéliser la terre natale de Saint Augustin… La mobilisation considérable des moyens matériels et humains nullement détournés par l’exploration des « Indes Occidentales » permet l’occupation espagnole du littoral rifain et oranais.

Les deux majeurs sont plus complexes. Laurent Binet suppose que la guerre civile entre Atahualpa et Huascar est un désastre pour le premier. Dans notre histoire, Atahualpa remporte le conflit sur son demi-frère. L’auteur imagine au contraire que la fortune des armes l’abandonne. Soucieux d’échapper à une destruction complète, lui et les siens franchissent la Cordillère des Andes, traversent l’isthme de Panama et se réfugient aux Antilles où ils se lient avec des Indiens métissés de Vikings. Car le tournant uchronique déterminant remonte en fait à des événements historiques très antérieurs.

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Laurent Binet les désigne en tant que « Saga de Freydis Eriksdottir ». Fille du Viking Erik le Rouge, Freydis est une femme énergique au mauvais caractère qui voyage à l’Ouest du Groenland et visite le Vinland, les côtes de l’actuel Canada. Elle n’hésite pas avec son équipage à combattre les Skraelings, les autochtones de ces lieux. Elle continue son périple toujours plus au Sud. Son navire atteint Cuba. Les Vikings apportent des vaches, des chevaux, le maniement du fer et… des maladies contagieuses.

En dépit des épidémies, des relations se nouent entre Vikings et Skraelings. « Les deux groupes se mélangèrent si bien que d’autres enfants naquirent. Certains avaient les cheveux noirs, d’autres les cheveux blonds ou rouges. Ils entendaient les deux langues de leurs parents. » Malgré l’insularité, les innovations vikings parviennent jusqu’à la terre ferme continentale. Les Skraelings polythéistes intègrent dans leur panthéon le redoutable dieu du tonnerre Thor.

Résurgence d’une histoire hérétique

L’apport décisif des Vikings aux « Amérindiens » que décrit Laurent Binet rappelle furieusement la fameuse thèse iconoclaste de Jacques de Mahieu (1915 – 1990) exposé dans Le grand voyage du dieu-soleil (1971), L’Agonie du Dieu Soleil. Les Vikings en Amérique du Sud (1974), Drakkars sur l’Amazone (1977) et Les Templiers en Amérique (1980). Pour cet historien hérétique français exilé en Argentine après 1945 dont les travaux érudits demeurent bien trop méconnus ou, plus exactement, ont été écartés par les coteries universitaires déliquescentes, les civilisations précolombiennes les plus avancées (aztèque et inca) seraient d’origine nordique. Vers l’An mil, les « drakkars » les plus téméraires auraient caboté jusqu’au delta géant de l’Amazone. Leurs marins auraient ensuite remonté les sources du fleuve géant et y auraient rencontré des tribus qui, quelques générations plus tard, auraient donné les souverains incas. Des Vikings revenus d’au-delà de l’Océan en auraient parlé à des marins byzantins, turcs et portugais ainsi qu’aux Templiers. Ces derniers auraient dès lors franchi à leur tour l’Atlantique, rencontré les ancêtres des Incas et ainsi contribué à l’émergence de la puissance aztèque en Amérique centrale. Laurent Binet a-t-il eu l’occasion de lire l’œuvre magistrale de Jacques de Mahieu ? Difficile de répondre à cette interrogation.

L’Inca Atahualpa et les siens s’emparent donc par inadvertance d’un empire en Europe qui prend le nom de « Cinquième Quartier ». Charles Quint décède au cours d’une tentative d’évasion. Son fils et héritier, le jeune Philippe II, meurt quant à lui noyé sur ordre implicite de l’Inca. Bien que baptisé, Atahualpa conserve le culte du Soleil ou « indisme ». Ce nouveau culte qui permet la polygamie chez les souverains incite Henry VIII d’Angleterre à rompre avec le catholicisme, à avoir deux épouses simultanées (Catherine d’Aragon et Anne Boleyn) et à fonder la variante anglaise de la religion du Soleil !

L’étonnante réussite politique d’Atahualpa en Europe s’explique aussi par le ralliement autour de lui des marginalités politiques et religieuses. En Espagne, ce lecteur attentif de Machiavel interdit l’Inquisition, promulgue à Séville un édit de tolérance religieuse et s’assure de la fidélité des Morisques musulmans et des marranes (juifs convertis au christianisme). Dans le Saint Empire romain germanique divisé entre catholiques et protestants luthériens, l’introduction officielle du culte solaire et l’application d’une réforme agraire déjà en vigueur en Espagne et aux Pays-Bas attirent vers lui les anciens rebelles paysans de Thomas Müntzer et des anabaptistes vaincus.

Atahualpa envoie un message à son frère ennemi Huascar. Il le reconnaît comme le seul monarque de l’« Empire des Quatre Quartiers » ou Tahuantinsuyu. En contrepartie, il lui annonce avoir fondé un nouvel empire et lui demande de lui livrer d’énormes quantités d’or et d’argent. Son règne européen est néanmoins marqué par l’invasion de la France par les Aztèques alliés aux Anglais. Les Anglo-Aztèques tuent François Premier, sacrifient les Fils de France et pillent les villes françaises. Atahualpa est contraint de partager le « Levant (l’Europe) » avec cet ennemi redoutable.

Un XVIe siècle bouleversé

La dernière partie du livre se déroule une génération plus tard. Elle relate les péripéties malencontreuses de Miguel de Cervantès. Dans une vie pleine de désagréments, il est un temps hébergé par Michel de Montaigne. L’irruption des peuples précolombiens bouleverse la physionomie de l’Europe. Le roi de France est « Chimalpopoca, fils de Cuhautémoc et de Marguerite de France. […] Le roi de Navarre Tupac Henri Amaru, fils de Jeanne d’Albret et de Manco Inca, le duc de Romagne Enrico Yupanqui et ses huit frères et sœurs, fils et filles de Catherine de Médicis et du général Quizquiz, sont aussi français ou italiens qu’ils sont incas ou mexicains ». Quant au futur empereur – roi, l’infant Philippe Viracocha, il est le « fils de Charles Capac et de Marguerite Duchicela ».

Cervantès participe à la bataille navale de Lépante, quelque temps après que le pape s’est placé à Athènes sous la protection de la Sublime Porte. « D’un côté, l’armada turque du kapitan pacha, la flotte vénitienne du vieux Sebastiano Venier, les forces austro-croates, auxquelles s’étaient adjoints les contingents d’Espagnols et de Romains en exil, emmenés respectivement par le fougueux marquis de Santa Cruz Alvaro de Bazan et Marc-Antoine Colonna. De l’autre, l’armada hispano-inca dirigée par Inca Juan Maldonalo, appuyée par la flotte portugaise, par les galères génoises de l’ingénieux Jean-André Doria, neveu du grand amiral, par celles toscanes de Philippe Strozzi, et surtout par les redoutables corsaires barbaresques du terrible Uchali Fartax, le Renégat teigneux. En tout, près de conq cents bâtiments, dont six galéasses vénitiennes, forteresses flottantes à la puissance de feu sans égal. »

Auteur très politiquement correct, Laurent Binet écrit son utopie, une véritable apologie du métissage et du multiculturalisme. Cependant, la conception sacrale du pouvoir selon Atahualpa correspond à la pratique traditionnelle. Le souverain inca de l’Europe accepte les anciennes religions monothéistes mais, à l’instar du culte civique de l’empereur romain dans l’Antiquité, il fait du rite solaire le ciment politique d’une société politique ethniquement et spirituellement bigarrée. Une leçon pertinente à méditer en ces temps de discours déplacés en faveur d’une laïcité plus que jamais faisandée.

Georges Feltin-Tracol

• Laurent Binet, Civilizations, Grasset, 2019, 381 p., 22 €.

dimanche, 15 décembre 2019

La mort de L.-F. Céline de Dominique de Roux

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La mort de L.-F. Céline de Dominique de Roux

par Juan Asensio

Ex: http://www.juanasensio.com

Autres saines lectures:

Louis-Ferdinand Céline dans la Zone.

Dominique de Roux dans la Zone.

Mâles lectures.

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Je ne suis pas suffisamment versé dans la célinologie pour savoir quel accueil a été réservé au court texte que Dominique de Roux a consacré au grand écrivain en 1966, cinq années après la mort de ce dernier, mais je doute qu'il ait été goûté exagérément, si nous considérons, par exemple, les réserves qu'exprime le préfacier de ce texte, Jean-Marc Parisis, notamment sur la question juive, cette pierre d'achoppement, ce scandale des scandales sur lequel butent tous les lecteurs, sots ou érudits, de bonne ou de mauvaise foi, de Céline, mais pas vraiment Dominique de Roux, qui compare explicitement la situation de l'auteur du Voyage au bout de la nuit à celles des Juifs lorsqu'il écrit ainsi que : «Sur la ligne de passage du dernier mot, au moment où il ne lui restait plus qu'à choisir le risque du suicide, dans cette fatalité du voisinage de la mort, où il rejoignait ainsi les limites de la condition juive dans le monde, son état absolument décharné l'amena au Sundby Hospital» (1). Absolument pas honteux d'avoir utilisé une telle image, Dominique de Roux, à la toute dernière page de son texte, écrira même de Céline qu'il sera porté en terre «dans l'horreur de ce jour sans ombre, comme le Juif au visage de supplicié sur le chemin de sa libération» (p. 192).

Il me semble somme toute assez vain et peut-être même sot, comme le fait Jean-Marc Parisis encore, de reprocher à Dominique de Roux le fait qu'il aurait écarté l'antisémitisme de Céline, ou même que son propos aurait valu absolution, même s'il est vrai qu'à la parution de l'ouvrage, tout un tas de belles âmes (ainsi de Jean-Pierre Faye) ont automatiquement rangé l'auteur dans le rang assez fourni tout de même des fascistes, avec Léon Daudet, ce qui est une prodigieuse stupidité, et Lucien Rebatet, ce qui l'est certes moins. Figurant Céline en Juif immémorial, «une fois entendu qu'il porterait les fautes de la multitude» (p. 43), Dominique de Roux, d'une certaine façon, prend le difficile point de vue surplombant que lui autorise, du moins à ses yeux, la littérature ou plutôt : l'état de la littérature au moment où il écrit son livre, état qui n'a cessé, depuis cette époque, d'empirer car il est désormais parfaitement clair que la «parole littéraire n'a plus de sens» puisque «écrire, et plus encore écrire en français, semble être la projection de quelque déchéance, d'un total échec de soi-même (p. 29). L'apparition cataclysmique de Céline, dans une société où «règnent le notariat le plus sec et le style littéraire de la petite mesure» (p. 33) peut, dès lors, être interrogée à bon droit, Dominique de Roux allant même jusqu'à se demander s'il a réellement existé car, «en notre époque déjà de transhistoire, tout apparaît sans date et sans généalogie dans le cours de la médiocrité au pouvoir, et toute interrogation apporte avec elle une fatigue de mort» (p. 30).

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Quelle est l'évidence souveraine que rappelle Louis-Ferdinand Céline, et que nous faisons absolument tout ce qu'il faut pour l'oublier ? Qu'écrire, «ce n'est ni faire carrière ni prolonger ses humanités» puisqu'il faut avoir la force de «ne servir que sa vision» (p. 39) ou, en tout cas, le courage de quitter un pays fini, en émigrant à «Stromp-River, à New Brighton, comme quartier-maître à bord de l'Œdipus-Tyrannus, loin des slogans sur les volailles de France», puisque «ceux qui veulent écrire dans l'indépendance y trouveront un langage au-delà de toute frontière» (p. 38).

Malcolm Lowry n'est pas le seul grand écrivain, véritable possédé du langage capable, «torche au front», de «soulever le monde» (p. 41) en s'appuyant sur les mots, que cite Dominique de Roux. Si l'ambition de Céline a consisté à «s'insurger, défendre une cause au moyen d'un langage dru et violent» et, l'idée reviendra souvent tout au long de ces pages elles-mêmes fiévreuses, de «dépasser la littérature» (p. 59), nul doute que d'autres horribles travailleurs ne l'ont précédé, comme Rimbaud, le voyant prodigieux, celui qui sait et qui «ne revint jamais parler de son voyage» (p. 78) même s'il faut remarquer que Céline, contrairement au poète tutélaire, abandonne la vie pour la littérature (cf. p. 90). Quoi qu'il en soit, Céline, comme les poètes d'avant-guerre selon Dominique de Roux, doit se brûler, tous sordides et extatiques à la fois, guéris de la raison (cf. p. 123), obéissant à l'impératif catégorique selon lequel les «écrivains doivent se perdre» vu que «la réussite tend à avilir» (p. 129). C'est ainsi que Céline, «sous sa cape mauve, avec son grand nez, son apparence massive», ne poursuit en fait que «son propre anéantissement» (p. 131).

«Messager de l'intégral» (p. 140), Céline est «un homme à signaux, c'est tout, aussi seul qu'une veuve en marche, vers la vallée de Josaphat» (p. 133), appartenant à la communauté des maudits, autrement dit des poètes (des vrais poètes) qui «ont justement pour rôle de prophétiser, et de rappeler le souvenir du paradis et de l'enfer». Suit ce beau passage valant définition : «Leur mission est de vivre le mythe, de rejoindre au moyen de symboles la perception d'un ordre superhistorique, d'un ordre invisible qu'eux-mêmes n'ont peut-être pas vu» (p. 147).

Nous comprenons mieux pour quelle raison, sordide aux yeux des prudents et des lecteurs pressés ou mal dégrossis, Dominique de Roux a pu faire de Louis-Ferdinand Céline non seulement un Juif mais LE Juif, s'il est vrai que, dans une Europe sortie dévastée par deux conflits mondiaux, les écrivains, du moins ceux auxquels l'auteur accorde ce titre princier (Joyce, Artaud, Pound, Rimbaud nous l'avons vu mais aussi Faulkner), ont payé le tribut le plus lourd : «l'étrange animal qu'est un poète livré au regard des femmes (2), aux rires enfantins, à ces couples, à cette populace, à ce racisme, aux railleries que provoque sa souffrance !» (p. 167).
 

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Si le Juif est l'ostracisé, le maudit absolu marqué du sceau de l'infamie depuis des siècles, nul doute que l'écrivain réel, celui qui jamais ne craindra de plonger dans les eaux profondes du langage pour en ramener du nouveau, sera celui qui scandalisera et qui scandalisera, d'abord, parce qu'il n'aura pas craint de toucher au langage, de lui insuffler sa propre irrépressible panique, le faisant lever comme une pâte, le gorgeant de visions qui, sans rire, seraient bien capables de le faire craquer, exploser : c'est ainsi que Céline au Danemark, selon son exégète fiévreux, souffre de la prison, de l'exil mais, surtout, de son «grave regret du langage, obligé qu'il était de se taire ou de murmurer ce français subtil, fragile, emporté avec lui dans sa panique» (p. 158), et laissé, peut-être, sur un rivage inconnu qui n'est plus tout à fait la littérature mais quelque chose d'autre, quelque chose d'autre «dont la conception souterraine avait régi l’œuvre en marche de Joyce, d'Artaud, d'Ezra Pound» (p. 169).

Dans ce lieu que peu ont vu de loin et que si peu ont foulé, «tout l'appareil de la presse, tout le poids de l'édition, la malveillance des libraires, une telle inquisition» (p. 171) n'ont plus la moindre portée contre les voyants qui se sont volontairement écartés de la «carrière de l'homme de lettres [qui] ne demande ni audace ni supériorité» puisqu'elle «tient à tant de ruses infimes, que le premier venu peut se hisser et mystifier le public avec la complicité de la mode» (p. 184), dans ce lieu-là, Céline, et une poignée de ses frères suppliciés se tiennent le plus loin possible de «la race des esprits prostrés» car ils travaillent «pour l'au-delà de la Révolution» et organisent «la stratégie de l'Apocalypse» (p. 194) dont nous ne savons que peu de choses, si ce n'est qu'elle sera, aussi, d'abord peut-être, le grand chambardement du langage avachi.

Notes
(1) Dominique de Roux, La mort de L.-F. Céline (avant-propos de Jean-Marc Parisis, La Table Ronde, coll. La petite vermillon, 2008), p. 164.

(2) Dominique de Roux n'oublie jamais de mentionner les compagnes de Céline. Si les poètes ont pour rôle de «prophétiser, et de rappeler le souvenir du paradis et de l'enfer» (p. 147), les femmes, elles, possèdent «la gloire sereine» qui consiste à «apporter au monde des morts d'une nudité absolue, sans trêve, le combat d'un cœur vivant» (p. 146).

vendredi, 06 décembre 2019

Pierre Gripari, portrait de l’écrivain en joyeux pessimiste

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Pierre Gripari, portrait de l’écrivain en joyeux pessimiste

par Anne Martin-Conrad

(Infréquentables, 8)

Ex: http://www.juanasensio.com

Vous avez dit «infréquentable» ? Oui, bien sûr, et heureusement ! Où serait la grandeur d’un écrivain qui plairait à tout le monde ?

Gripari est né en 1925, mort en 1990 : le calcul est vite fait et vous m’avouerez qu’être fréquentable en ce siècle ce serait plutôt inquiétant. Ils sont d’ailleurs nombreux ceux qui ont été couverts d’honneurs et sur lesquels la pierre du tombeau s’est refermée lourdement : on n’en parle plus, on ne les lit plus. Il est vrai qu’on inventait alors l’intellectuel, qui devait se confondre avec l’écrivain… Peine perdue, leur compte est bon, les hommes, les idées, passent, les œuvres resteront.

Les nuages noirs qui menaçaient toute entreprise littéraire, toute réflexion à cette époque, c’était le communisme et la psychanalyse : il n’y avait pas d’autre grille de lecture. Hélas, à peine en a-t-on fini avec celles-là que d’autres se précipitent à l’horizon : la même quantité de bêtise et de conformisme pèse toujours sur le monde, sous une forme ou sous une autre. Aujourd’hui, les droits de l’homme et les bons sentiments continuent de semer la mort à tous les points cardinaux : fuyons les amoureux de l’humanité.

Des vertus requises pour réussir dans le monde littéraire de ces temps de misère, Gripari n’en avait aucune. La souplesse qui fait les carrières, la flatterie qui ménage les puissants, le dossier de subvention glissé au bon moment au bon endroit, sur le bureau qui l’attend ce n’est pas que Gripari se le refusait, c’est qu’il n’en avait aucune notion !

Dans le livre d’entretiens, Gripari mode d’emploi, son ami Alain Paucard lui dit : «Ça commence par un malentendu, ça se poursuit par un purgatoire, et ça finit par une réhabilitation !» Faut-il vraiment le souhaiter ? S’il s’agit de consensus, non : une œuvre digne de ce nom doit rester au-dessus de tout, en quelque manière infréquentable.

pg-pierrot.jpgComme dirait une femme célèbre, et largement surestimée, «on ne naît pas infréquentable, on le devient !» Mais la vie est une sorte de lutte entre un individu et le monde qui l’accueille : il naît avec quelques atouts, un noyau dur, il les confronte avec ce qui l’entoure, puis, un jour, c’est la bataille en rase campagne. Il faut conquérir l’univers… c’est un corps à corps dont il sort, éventuellement, mais rarement, une œuvre.
Gripari aimait ce thème, il le décline dans tous ses romans, Pierrot la Lune, Gripotard, Branchu, dans ses contes aussi, Le Prince Pipo, Jean-Yves sont des enfants de Wilhelm Meister. Et il ne s’agit pas de grandir pour se perdre dans la masse, mais pour accomplir une vocation, quel qu’en soit le prix. Il faut apprendre à désespérer de bonne heure, mais la mélancolie contemplative n’est pas pour lui et sa profession de foi, souvent répétée est : «la tête qui dit non, le cœur qui dit oui.»

Les années d’apprentissage de Pierre Gripari forment un socle fragile qui prépare le terrain pour une vie difficile : un père arrivé de Grèce et fraîchement naturalisé, une mère normande que l’ambition déçue amène à prendre un amant, puis à noyer le chagrin qui s’ensuit dans les alcools forts. Elle en meurt en 1941. Le père est tué sur une route de Touraine par un mitraillage allié en 1944… Les astrologues disent doctement que Gripari avait Mars dans son ciel.

Les années 40 avaient amené la famille Gripari dans un village des bords de la Loire, Saint-Dyé, et Pierre s’y retrouve seul avec son jeune frère… Ce village existe, j’y suis allée dans les années 90 : on se souvient des Gripari. Ils étaient scandaleux, infréquentables, déjà… Et Pierre qui n’aimait pas les filles ! C’est le comble.
Ce jeune homme qui a fait de bonnes études, interrompues par les événements, travaille comme dactylo chez le notaire, s’emploie l’été chez un cultivateur, joue du piano le samedi soir dans les bals. Bref, il n’y a rien à lui reprocher, mais, tout de même, il n’est pas comme tout le monde : on le lui fait savoir. Pourtant, il est communiste, selon l’air du temps, mais à sa façon sans doute.

Il écrit, mais personne ne le sait. La vie est un théâtre, dit Shakespeare, et Gripari entre déjà dans son rôle : il imagine une correspondance qui s’adresse à un inconnu rêvé et qui est signée Alceste… Grande solitude, sentiment d’exil.

Au cours de son enfance mouvementée, il avait eu recours aux livres, ceux des autres : «J’ai parlé autre part de l’émerveillement, du sentiment de fraternité joyeuse qu’ont éveillé en moi, lorsque j’étais enfant, des livres comme Croc-Blanc ou David Copperfield. J’ai retrouvé cela depuis avec Homère, Tolstoï, Gogol, Kipling, Céline… Ce qu’ils m’ont apporté n’était pas quelque chose d’accessoire, ce n’était pas du luxe, ni du superflu. C’était, c’est au contraire quelque chose d’essentiel, de vital.» Il se considère comme un héritier, à lui maintenant d’écrire, envers et contre tout.

«Je pars à l’armée en 46 avec la carte du Parti dans la poche, je la fous en l’air après avoir lu Kravtchenko, je reviens à Paris en 49, sur mes vieilles positions sceptiques, épicuriennes et pessimistes […] déclassé total, je me retrouve au milieu de gens dont la mentalité m’est totalement étrangère, snobé par mes anciens amis […] dans le quartier, au bureau, les seules personnes qui m’intéressent sont des communistes, et je reviens tout doucement à eux.»

Il travaille à la Mobil Oil, apprend le russe aux cours du soir de France URSS, tout naturellement, puisqu’il aime les livres, il exerce les fonctions de bibliothécaire pour le compte de la CGT… C’est là que les choses se gâtent : au lieu de recommander la littérature soviétique, il conseille Gogol ! Scandale… Sans compter qu’au syndicat, on n’aime pas beaucoup les «pédés».

pg-ev.jpgDans les années 50, à l’occasion d’un voyage en train vers la Grèce, où il rencontre sa famille paternelle, il traverse la Yougoslavie, voit le communisme de l’intérieur et en sort définitivement, guéri de toute espérance dans quelque système que ce soit, sur la terre comme au ciel.

Son expérience, du communisme et de ses avatars lui sera une source abondante d’inspiration… Cela nous vaut quelques nouvelles jubilatoires et le personnage émouvant de Socrate-Marie Gripotard.
Vers la fin des années cinquante, il cesse de jeter ses carnets, ses essais… Il écrit, pour le théâtre, et son premier roman, Pierrot la Lune. Et là commence sa brillante carrière d’infréquentable, en tant qu’écrivain… D’abord, il y évoque, avec une sincérité qui n’était pas de bon aloi à l’époque, son homosexualité. O, rien de scandaleux, pas de descriptions scabreuses, plutôt le trouble et la difficulté qu’il y a à le vivre. Au pire, c’était tout de même immoral, au mieux, c’était gênant… personne ne s’y retrouvait, ni les censeurs, ni les intéressés eux-mêmes.

Le récit de cette jeunesse se situait dans les années quarante… le sujet était délicat et les opinions bien tranchées. Lui raconte ce qu’il a vu, avec étonnement, avec le souci de la vérité, d’évoquer la complexité de la situation. Rien pour arranger les choses ! Dans l’après guerre, on s’installait dans le noir et blanc et nous y sommes toujours, il faut bien le dire.

Ce manuscrit se retrouva sur le bureau de Roland Laudenbach à La Table Ronde, dûment recommandé par Michel Déon qui avait été séduit par Lieutenant Tenant

Lieutenant Tenant est la première pièce jouée, en 1962… Une critique flatteuse de Jean-Jacques Gautier l’avait lancée et un reportage photo dans Paris-Match avait précipité Pierre sous les feux de la rampe (le système a parfois des faiblesses et laisse passer… Il ne peut pas tout contrôler, aussi rigide qu’il soit). Et voici que tout se gâte : après quelques semaines, le producteur trouve que la pièce est trop courte et lui demande d’ajouter une scène. Pierre refuse (on reconnaît là sa propension à être infréquentable !) Il n’a pas de vanité d’auteur, mais beaucoup d’orgueil et ne supportera jamais qu’on touche à ce qu’il écrit. Qu’à cela ne tienne, le producteur fait écrire la scène par un autre… ce que Pierre n’accepte pas, évidemment.

Cet acte de rébellion arrête net sa carrière d’auteur dramatique, et le malentendu n’est pas seulement économique et médiatique : «Ceux qui attendaient une pochade antimilitariste furent déçus. Les habitués du boulevard trouvèrent les scènes philosophiques trop lourdes. Les staliniens (russes ou chinois) du théâtre «engagé» tiquèrent devant les allusions aux Tatars de Crimée qui furent massacrés, sur l’ordre de Staline, à la libération du territoire. Et le public de l’avant-garde qui a mauvaise conscience dès qu’il ne s’ennuie pas, trouva la pièce légère.»

Il aggrave son cas en refusant de signer le fameux Manifeste des 121… Pour lui, l’Algérie sera algérienne, c’est inévitable, mais ce n’est pas une raison pour trahir les Français installés là-bas depuis des générations et à qui on a promis... Il est remarquable de voir que la plupart des thèmes qui l’ont diabolisé et qui donnaient lieu à des conflits sanglants, n’ont plus de sens aujourd’hui ! Comme la querelle du Filioque et celle des Iconoclastes, ils ne sont plus que matière d’Histoire.

Plus jamais il ne sera joué ailleurs que dans les cafés-théâtres. Pas de subventions pour lui, pas de metteur en scène qui s’y risque… Sauf Guy Moign qui créera une compagnie et montera ses textes chaque fois qu’il le pourra, mais pour qui jamais les grandes salles ne s’ouvriront.

pg-arr.jpgGripari avait écrit des contes pour la jeunesse. Il était sous contrat avec La Table ronde, l’éditeur de l’Algérie Française, qui publiait aussi des romans, mais des livres pour enfants… jamais. Les célèbres Contes de la rue Broca parurent en 1967 : un beau volume de la collection Vermillon… sans images, diffusé comme les pamphlets politiques qui faisaient la renommée de l’éditeur. Aucun succès ! Chute dans un gouffre sans fond…

C’est Jean-Pierre Rudin, libraire à Nice, qui, au début des années 70 entreprit une croisade, vendit deux mille exemplaires à lui tout seul, par la persuasion ou la terreur… Le contact était établi, hors des fameux «circuits» et les enfants le plébiscitèrent. Depuis, les Contes de la rue Broca ont refait le chemin à l’envers, investi les écoles, les bibliothèques, le ministère de l’Education nationale lui-même… Là, les choses se gâtent, car tout le monde s’en saisit et les «adapte». Une notion très dangereuse… Qui lit Perrault dans la merveilleuse version originale des Contes de ma Mère l’Oye ? Même chose pour les contes de Gripari. Lui qui travaillait scrupuleusement le rythme, le choix des mots, se voit souvent attaqué par toute sorte de prédateurs-adaptateurs et autres simplificateurs : c’est la rançon du succès.

Je disais bien qu’être trop fréquentable, c’est un autre genre de malédiction ! Mais rassurons-nous, c’est la seule partie de son œuvre qui trouve grâce aux yeux du monde tel qu’il est.

À la fin de ces années 60, les malentendus étaient donc déjà bien installés. Comme il est passé du communisme à la fréquentation d’un milieu de droite, à cause de son éditeur, et qu’il s’y est fait des amis, c’est un traître de la pire espèce. Ou bien, comme un esprit libre est vraiment infréquentable dans tous les mondes possibles, cela arrange le milieu littéraire, théâtral, journalistique de le cataloguer ainsi. En fait, Gripari n’est pas un idéologue, c’est un moraliste, il le dit, l’écrit et le montre : «Moi, je suis un individualiste discipliné, qui paie ses impôts, jette ses papiers dans les corbeilles, afin que l’État lui foute la paix sur tout le reste.»

C’est à ce moment-là que je l’ai connu. Il était solide comme un roc : il écrivait et tout le reste était secondaire. C’était sa force. Pour se loger et se nourrir (très mal !) il continuait de faire des petits travaux de bureau qui l’occupaient à mi-temps et lui laissaient la tête libre. Vivant comme un moine, il n’était embarrassé de rien : pas de voiture, pas de télé, pas de radio, même pas de livres ou presque, car il en achetait quelquefois qu’il donnait aussitôt lecture faite. Quand ses amis, cherchant à l’aider, lui offraient un objet quelconque ou un vêtement, il remerciait gentiment et s’en débarrassait immédiatement, trouvant toujours plus pauvre ou plus intéressé que lui.

Cet état de pauvreté consenti lui donnait une apparence un peu particulière qui le rendait encore infréquentable à une autre échelle : celle des relations sociales. Il allait en sandales, à grandes enjambées, le pantalon attaché avec une ficelle, un «anorak» informe jeté sur les épaules. Le luxe qu’il s’accordait, dès qu’il le pouvait, c’était l’opéra, un lieu où il faisait certainement sensation, mais quant au répertoire il le connaissait certainement mieux que la plupart des spectateurs qu’il y côtoyait.

Mais c’était un si joyeux compagnon, si cultivé, si drôle, si original qu’il était souvent invité à dîner. Il se mettait à table avec grand appétit, riait à gorge déployée, racontait une histoire aux enfants, flattait les animaux de la maison, et si par hasard il y avait un piano, il jouait des rengaines (son répertoire de pianiste de bal) entrecoupées de leitmotive des opéras de Wagner. Après quoi, tout le monde faisait silence et il nous lisait un texte fraîchement écrit.

mechant-dieu-77c63.jpgEn 1969, La Table ronde renonce à publier cet auteur par trop atypique… Dans les deux années qui suivent, il sera refusé par dix-sept éditeurs. Ne nous privons pas d’en faire la liste : Gallimard, Flammarion, Albin Michel, Bourgois, Julliard, Le Seuil, Belfond, José Corti, Balland, Fayard, Denoël, Laffont, Grasset, Losfeld, Stock, Mercure de France, Marabout… Il est à noter que parmi eux, il en est de grands et qui ont du flair : il est à craindre que les refus émanèrent de lecteurs plus soucieux du politiquement correct que de la valeur littéraire.

On les comprend, je veux dire qu’on comprend leur prudence, ils avaient une mission : faire tenir debout l’aveuglement idéologique sous toutes ses formes, soutenir coûte que coûte le progrès, le féminisme, la psychanalyse, la décolonisation, mai 68, Mao… C’est que Gripari n’y allait pas par quatre chemins. «Il ne faut jamais faire de concession, les concessions, c’est comme le crime : ça ne paye pas», disait-il et il savait bien qu’il n’avait plus rien à perdre… «Si ces cons-là n’en veulent pas, (il parlait de ses manuscrits), ils peuvent m’étouffer, me faire crever, d’accord, mais ce sera tant pis pour eux d’abord. C’était quand même tragique, parce que, quand on n’est pas publié, on est moins motivé à écrire. On a beau dire, quand le débouché n’existe pas… Je me suis vraiment senti menacé d’asphyxie, de mort lente, d’assassinat». Cette douloureuse expérience nous vaut une description à la manière de Balzac du milieu éditorial dans Histoire de Prose. Il était catalogué : mécréant, fasciste, provocateur. Le pire, le plus insupportable est qu’il n’attaquait pas de front, il n’opposait pas une idée à une autre, il détournait tout en ironie, en rêve, en drôlerie.

Il ne disait pas «Dieu n’existe pas !», il disait «On ne sait pas pourquoi les hommes ont tant besoin de son existence !» Dieu est le personnage principal de l’œuvre de Gripari. Il est partout, dans les romans, les nouvelles, les poèmes, de même que Jésus, la Vierge et le Saint-Esprit., A tel point que dans les pays très catholiques, comme l’Espagne ou la Hongrie, on n’a pas souhaité publier le Petit Jéhovah ou le Gentil petit diable.

L’Histoire du méchant Dieu, son exégèse biblique à lui, a de quoi énerver le chrétien sincère ou pratiquant, ou tout simplement l’amoureux de juste mesure, mais L’Évangile du Rien, une anthologie de textes sacrés ou mystiques est un très beau livre, une sorte de bible nihiliste. La fin, la disparition des dieux dans son roman posthume, Monoméron, dont c’est le sujet, arrache des larmes au matérialiste le plus endurci.

Il aimait la Bible, comme il aimait les poèmes homériques. L’Éternel le fascinait, alors que, pour lui, le Jésus des Évangiles était «un personnage littéraire peu crédible»… Et si vous êtes intrigués par des personnages tels que le nain Dieu, le géant Jésus, Sainte Épicure et la déesse Bonne Mère, les clés sont dans le roman Le Conte de Paris. L’un de ses amis, religieux traditionaliste notoire, officiant à Saint-Nicolas du Chardonnet, pouvait dire avec humour mais non sans vérité : «Si Dieu n’existait pas, je me demande ce qu’il aurait raconté !».

Il n’en ratait pas une : dans les années 70, Bettelheim avait décrété que les contes de fées n’étaient pas démocratiques et qu’il ne fallait plus de rois, ni de princesses. Gripari ignorait l’oukase et continuait d’en écrire. C’est sans doute cet épisode auquel il avait été confronté qui lui donna l’idée de Patrouille du Conte. Une patrouille doit moraliser les contes : le loup ne peut plus manger la grand mère, l’ogre doit opter pour un régime végétarien… Heureusement, l’entreprise tourne mal et les contes retrouvent la délicieuse cruauté qui réjouit les enfants et nous laisse à tous d’excellents souvenirs.

Il avait pris le pli du paradoxe, du pas de côté, tout lui était bon pour renverser les situations et les fameuses «valeurs». Malgré son goût des hommes, Gripari n’avait rien d’un misogyne. Il était simplement irrité et amusé par les slogans féministes. Il leur préférait la franche et joyeuse guerre des sexes et son Roman Branchu illustre le sujet avec allégresse. Ses histoires ne se terminent jamais par un mariage heureux et il y a peu de femmes, sauf les déesses mères, dans son œuvre : «L’amour fin en soi, l’amour fou, l’amour sauveur du monde m’inspirent la même méfiance, la même gaieté amère, la même agressivité goguenarde que la joie du martyre.» Lisez que, même si on remplace la femme par un homme, la question de fond est que, pour accomplir une œuvre, il faut s’y engager, il faut être seul et libre de toute pesanteur affective ou matérielle.
Tout cela ne fait pas un gros dossier de presse ! Et quand un journaliste aventureux chronique les Contes, encore aujourd’hui, il ne manque pas de prendre les précautions d’usage, disant que son œuvre pour adultes sent le soufre. Le jour où Jacques Chancel l’invita pour la célèbre émission Radioscopie, en 1979, il fut rappelé à l’ordre par la LICA… Gripari s’était livré à quelque plaisanterie saugrenue sur le racisme !

Les dix dernières années de sa vie, il participa à une émission de radio qui consistait en des exercices littéraires dans le style de l’Oulipo. Il y était très apprécié des auditeurs, car, non seulement, il excellait dans ces jeux «de potache, de matheux en goguette», disait-il, mais il était très drôle et apportait une animation très personnelle… Là aussi, rien n’arrêtait une boutade ou une plaisanterie de telle sorte que le producteur de l’émission nourrissait à chaque enregistrement de légitimes inquiétudes.

pg-7.jpgEn 1975, Grasset Jeunesse commence à publier tout ce qu’il écrit pour les enfants, réédite en albums très bien illustrés par Lapointe les Contes de la rue Broca et les Contes de la Folie-Méricourt. Dans le courant des années 80, il pourra vivre de sa plume… toujours comme un ascète, mais en tous cas, libre de son temps.
À auteur infréquentable, éditeurs infréquentables, en tous cas hors du système éditorial, commercial, médiatique : enfin, il les rencontre ! D’abord en 1972, Robert Morel, chrétien de gauche, installé dans les Hautes Alpes, qui laissera un catalogue de livres reliés, très originaux, publiera Les Rêveries d’un Martien en exil (des nouvelles), et Gueule d’Aminche (un polar méditerranéen inspiré de l’épopée de Gilgamesh) puis s’empressera de faire faillite.

Enfin, en 1974, il rencontre Vladimir Dimitrijevic, le fondateur de L’Âge d’Homme, l’éditeur des dissidents russes, qui deviendra son ami. Désormais, tout ce qu’il écrit sera édité : poésie, théâtre, romans, essais, nouvelles…

Gripari est mort jeune, je veux dire qu’il avait encore des histoires à raconter et en ce XXIe siècle déjà bien engagé, il est toujours un auteur inconnu. Ceux qui l’ont rencontré, qui l’ont lu, qui ont parlé avec lui, l’ont trouvé très fréquentable, amical, généreux, courtois et bienveillant.

Rue de la Folie Méricourt, sa dernière adresse, il déjeunait «en dessous» de sa chambre, chez Dany. C’était une gargote où il y avait encore des habitués ronds de serviette, employés, ouvriers, artisans qui travaillaient dans le quartier. Certains jours, il y avait les déménageurs qui sont immortalisés dans l’un de ses contes… Le chien dormait sous le bar, le saucisson beurre, les harengs à l’huile et les plats en sauce étaient promptement dévorés. Et c’était un spectacle réjouissant de voir Pierre Gripari causant avec tout le monde, racontant, riant, chantant, commentant les nouvelles et les résultats sportifs. Ici, son élégance toute personnelle ne choquait personne. Non, il n’était pas du tout infréquentable,

«Il faut des malheurs pour que naissent et s’épanouissent les héros» dit le poète. Pierre Gripari a connu l’adversité, l’injustice et l’incompréhension. Jamais il ne s’est incliné, jamais il n’a remis en question l’idée qu’il se faisait de la grandeur de son métier : écrivain, raconteur d’histoires.

C’est la Mort, la Faucheuse, qui l’a trouvé très fréquentable, et un peu trop tôt.

On est complice de ce qui arrive, Gripari marchait joyeusement dans les flaques en ayant la tête levée vers les étoiles.

Heureusement il a rencontré ses frères, lecteurs, éditeur.

L'auteur
Anne Martin-Conrad, née en 1941, autodidacte, a eu de nombreuses activités professionnelles, parmi lesquelles celles de journaliste et libraire. Elle a accueilli Pierre Gripari dans sa librairie-théâtre en 1967 et a fait partie de son cercle d'amis jusqu'à sa mort, puis elle a animé l'Association des Amis de Pierre Gripari pendant dix ans. Elle a publié un Dossier H aux éditions L'Âge d'Homme et un Gripari dans la collection Qui suis-je ? (en collaboration avec Jacques Marlaud) chez Pardès en 2010.

mercredi, 04 décembre 2019

Drieu la Rochelle et le grand remplacement en 1918

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Drieu la Rochelle et le grand remplacement en 1918

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org

En 1921 Drieu la Rochelle publie un beau et grand livre, Mesure de la France, déjà étudié ici. Il est préfacé par Daniel Halévy. Drieu n’y va pas de main morte avec la France et sa république déjà crépusculaire.

Voici ce qu’il écrit, que je relierai à la riche notion de Grand Remplacement – on comprendra pourquoi :

« Pendant cinq ans la France a été le lieu capital de la planète. Ses chefs ont commandé à l'armée des hommes, mais son sol a été foulé par tous et par n'importe qui. Tout le monde est venu y porter la guerre : amis et ennemis. Les étrangers s'y sont installés pour vider une querelle où tous, eux et nous, avons oublié la nôtre.

Notre champ a été piétiné. Sur la terre, notre chair ne tient plus sa place. L'espace abandonné a été rempli par la chair produite par les mères d'autres contrées. »

C’est le début du grand remplacement ! Un autre à l’avoir compris est Céline sur lequel je compte publier quelque chose cette année. Il ne voit plus un Français à Paris en 1918-1919 et même l’inoffensif Marcel Proust comprend confusément quelque chose. Tiens, citons Proust pour une fois :

… les rares taxis, des Levantins ou des Nègres, ne prenaient même pas la peine de répondre à mes signes… »

On le met en prison Proust aussi ? Plus un blanc à Paris ! De quoi se plaint Camus ?

Drieu insiste sur cette profanation de la vieille France :

« Mais après la Marne, l'ennemi s'est planqué dans notre terre. Il s'y est vautré, la défonçant à grands coups de bottes. Et nous ne l'en avons pas arraché. Si nous étions restés seuls, que serait-il arrivé ? »

Et voici ce qu’il pense des résultats de cette guerre où il se comporta si noblement :

Drieu-La-Rochelle_2808-en-1914-babelio-222x300-1-222x300.jpg« Qu'importe cette victoire du monde en 1918, cette victoire qui a failli, cette victoire qu'on a abandonnée avec honte comme une défaite, cette victoire du nombre sur le nombre, de tant d'empires sur un empire, cette victoire anonyme. »

Et il revient au nombre et à la démographie – qui déterminent tout.

« Nous, aujourd'hui, 38 millions de vivants, notre groupe vient quatrième, après l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie. Et au-delà de l'Europe, comme nous nous rapetissons entre les 150 millions de Russes et les 120 millions d'Américains. »

La médiocrité française correspond à sa démographie.

« Et puis je veux vivre. Dans mon pays, je respire mal, je prétends qu'on veut m'entraver dans un malentendu qui peu à peu me déforme et m'estropie. »

Et Drieu accuse la France de s’être dépeuplée au dix-neuvième siècle ; elle a ainsi attiré l’Allemagne sujette comme la Russie à un boom démographique. Et l’Allemagne était sans espace, privée de ses colonies par le Traité :

« … leur absence (d’hommes) a creusé au milieu de l'Europe laborieuse un vide qui a été la cause du malaise d'où la guerre est sortie. L'Allemagne a été tentée. L'Allemagne surpeuplée ne pouvait apprendre sans indignation que certains de nos départements se vidaient et que pourtant nous réclamions de nouvelles colonies et exigions contre elle l'aide de toute l'Europe, sans compter les barbares noirs que nous armions. »

Un siècle avant que Preparata ne démonte les machinations anglaises (voyez mes textes sur le livre Conjuring Hitler), Drieu comprend que l’enjeu dépasse la France et la petite Alsace, pour laquelle on se fit illusoirement massacrer :

« Je vois que la Grande Guerre éclate non moins violente, non moins inexpiable, parce que demeure le principal antagonisme, celui de l'Allemagne et de l'Angleterre. L'Allemagne, à cause du développement de sa puissance, regardait pardessus la France. Elle tendait à la domination mondiale… »

Il évoque l’Empire colonial multiracial. Il est là aussi le Grand Remplacement :

« Il est vrai que nous nous augmentons de tous ceux-là, noirs et jaunes, qui se groupent autour de nous. Ce second empire colonial du monde, mes garçons, où on ne voit pas souvent le bout de notre nez. »

Il note cette juste chose qui pèsera de tout son poids en mai 1940 ou à Suez :

« En attendant, qu'elles le veuillent ou non, la France et l'Angleterre sont liées par leur affaiblissement simultané. »

Sur l’Europe le pronostic n’est guère optimiste :

« L'Europe se fédérera ou elle se dévorera, ou elle sera dévorée. »

Elle peut aussi se dévorer en se fédérant l’Europe.

Répétons les deux grandes phrases de ce livre époustouflant :

« Tous se promènent satisfaits dans cet enfer incroyable, cette illusion énorme, cet univers de camelote qui est le monde moderne où bientôt plus une lueur spirituelle ne pénétrera…

« Il n'y a plus de partis dans les classes plus de classes dans les nations, et demain il n'y aura plus de nations, plus rien qu'une immense chose inconsciente, uniforme et obscure, la civilisation mondiale, de modèle européen. »

Au moins on peut dire que les plus lucides des nôtres se trompent rarement.

mercredi, 30 octobre 2019

Victor Hugo et le mouvement de l’Histoire. Lecture d’un chapitre de Notre-Dame de Paris

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Victor Hugo et le mouvement de l’Histoire. Lecture d’un chapitre de Notre-Dame de Paris

par Daniel COLOGNE

Les réflexions qui suivent sont inspirées par le chapitre II du livre cinquième du célèbre roman hugolien. Victor Hugo (1802 – 1885) parsème son récit de quelques chapitres qui relèvent de la philosophie de l’Histoire, de la conception architecturale ou de la vision imaginaire du Paris médiéval (voir notamment le livre troisième). Car le roman se passe en 1482, date faisant partie intégrante du titre, millésime ravalé au rang de sous-titre ou carrément occulté au fil des innombrables éditions, adaptations cinématographiques ou conversions en comédies musicales.

Adrien Goetz, préfacier de l’édition 2009 chez Gallimard (coll. « Folio classique »), a le mérite de réhabiliter cette année 1482 sans insister sur sa proximité avec 1476 – 1477 : défaites de Charles le Téméraire à Grandson et Morat, sa mort à Nancy, extinction des derniers feux de ce que Julius Evola appelle « l’âme de la chevalerie », tandis que pointe comme une improbable aurore le pragmatisme calculateur de Louis XI. Nonobstant une importante réserve que je formulerai en conclusion, je trouve la préface d’Adrien Goetz remarquable et je m’incline devant l’étonnante érudition des 180 pages de notes de Benedikte Andersson.

Le volume contient aussi d’intéressantes annexes où l’on découvre sans surprise un Victor Hugo admirateur de Walter Scott, en face duquel Restif de la Bretonne fait piètre figure en apportant « sa hottée de plâtres » au grand édifice de la littérature européenne. Pourtant, Victor Hugo cite rarement ceux qu’il juge responsable du déclin des lettres françaises. Il ne fait qu’égratigner Voltaire, vitupère globalement les récits trop classiques dans des pages critiques où peuvent se reconnaître pour cibles l’Abbé Prévost, Madame de La Fayette, voire le Diderot de Jacques le Fataliste. Pour qui sait lire entre les lignes et connaît quelque peu la production littéraire du siècle des prétendues « Lumières », les considérations désabusées sur le roman épistolaire ne peuvent viser que Choderlos de Laclos et ses Liaisons dangereuses. Mais le chapitre II du livre cinquième vaut surtout par sa profondeur historique et une véritable théorie des trois âges de l’humanité que Victor Hugo nous invite à méditer avec une maîtrise stylistique et une organisation du savoir assez époustouflantes chez un jeune homme de 29 ans (Notre-Dame de Paris 1482 paraît en 1831).

hugovndp.jpg« Quand la mémoire des premières races se sentit surchargée, quand le bagage des souvenirs du genre humain devint si lourd et si confus que la parole, nue et volante, risqua d’en perdre en chemin, on les transcrivit sur le sol de la façon la plus visible, la plus durable et la plus naturelle à la fois. On scella chaque tradition sous un monument. » Ainsi Victor Hugo évoque-t-il le premier passage d’une ère d’oralité à un âge où l’architecture devient « le grand livre de l’humanité ». Souvenons-nous cependant de la parole biblique concernant la pierre que les bâtisseurs ont écartée et qui est justement la pierre d’angle. Le risque de « perdre en chemin » un élément essentiel deviendrait-il réalité dès que s’élèvent les premiers menhirs celtiques que l’on retrouve « dans la Sibérie d’Asie » ou « les pampas d’Amérique » ?

Toute tradition devant contenir une part de trahison (le latin tradition a donné le français traître), l’âge architectural serait alors le monde de la Tradition proprement dite, déjà synonyme de déclin par rapport aux temps originels et primordiaux, illuminés par la prodigieuse mémoire des « premières races ». Depuis « l’immense entassement de Karnac […] jusqu’au XVe siècle de l’ère chrétienne inclusivement », l’architecture est le mode d’expression dominant. Il ne faut pas pour autant tenir pour négligeable les autres fleurons artistiques et littéraires qui s’échelonnent tout au long de cette période plurimillénaire : les épopées et tragédies, l’Odyssée, l’Énéide et la Divine Comédie, dont on a pu écrire dans Éléments (n° 179, p. 68), qu’elles sont les trois piliers de la culture européenne. À plus forte raison, Victor Hugo mentionne les vénérables textes sacrés, et notamment le Mahabharata, dont l’auteur légendaire Vyasa « est touffu, étrange, impénétrable comme une pagode ».

Dans la Chrétienté médiévale, le style des édifices religieux romans est analogue à celui de l’architecture hindoue. La « mystérieuse architecture romane » est « sœur des maçonneries théocratiques de l’Égypte et de l’Inde », écrit Hugo. C’est une architecture de caste, où l’on ne voit que le détenteur de l’autorité sacerdotale. « On y sent partout l’autorité, l’unité, l’impénétrable, l’absolu, Grégoire VII; partout le prêtre, jamais l’homme; partout la caste, jamais le peuple. » « Qu’il s’appelle brahmane, mage ou pape, dans les maçonneries hindoue, égyptienne ou romane, on sent toujours le prêtre, rien que le prêtre. Il n’en est pas de même dans les architectures de peuple. »

Le style gothique est, selon Hugo, une « architecture de peuple ». Il assure la transition entre le Moyen Âge et les Temps modernes. Ceux-ci débutent avec l’invention de l’imprimerie. Avant de revenir en détail sur la vision hugolienne de la période gothique – passage du chapitre qui me semble le plus contestable -, brossons rapidement le tableau d’une modernité où la littérature devient l’art dominant, mais où les autres arts s’émancipent de la tutelle architecturale. « La sculpture devient statutaire, l’imagerie devient peinture, le canon devient musique. » L’architecture « se dessèche peu à peu, s’atrophie et se dénude ». Mais la littérature l’accompagne rapidement dans son déclin, hormis « la fête d’un grand siècle littéraire », qui est celui de Louis XIV et qui éclipse injustement Montaigne, Rabelais et la Pléiade.

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L’objectif du romantisme est la résurrection simultanée de l’architecture et des lettres, ainsi qu’en témoigne l’engagement de Victor Hugo depuis la Bataille d’Hernani jusqu’à la mobilisation de son ami Viollet–le-Duc pour restaurer la cathédrale parisienne et l’Hôtel de Ville de Bruxelles. Achevé en 1445 sous le duc de Bourgogne Philippe le Bon, père de Charles le Téméraire, l’Hôtel de ville de Bruxelles est encore de style gothique et Victor Hugo saisit très bien le mouvement créatif qui s’étend de l’architecture religieuse à l’architecture civile en traversant les trois ordres dont Georges Duby démontre magistralement qu’ils constituent les fondements de l’imaginaire médiéval. « L’hiéroglyphe déserte la cathédrale et s’en va blasonner le donjon pour faire un prestige à la féodalité. » Mais il s’en va également orner les édifices qui font la fierté de la commune qui perce sous la seigneurie tout comme « la seigneurie perce sous le sacerdoce ».

Dans l’acception hugolienne du terme, le peuple apparaît comme l’opposition solidaire de toutes les couches sociales dominées contre la caste dominante, en l’occurrence le sacerdoce. Ce type d’antagonisme peut approximativement s’observer au cours de l’histoire des Pays-Bas espagnols. Plus encore que l’Église catholique, l’oppresseur est alors une forme de durcissement politico-religieux incarné par Philippe II et ses gouverneurs au premier rang desquels le sinistre duc d’Albe. La toile de Breughel intitulée Les Mendiants symbolise la solidarité de toutes les strates de la population des Pays-Bas contre la tyrannie hispano-chrétienne. Ce sont deux aristocrates, les comtes d’Egmont et de Hornes, qui prennent l’initiative de l’insurrection et qui sont décapités juste en face de l’Hôtel de Ville, devant le bâtiment qui abrite aujourd’hui le musée vestimentaire de Manneken-Pis !

Aux voyageurs désireux de découvrir ce patrimoine européen septentrional au rythme du flâneur dont Ghelderode fait l’éloge, et non dans la précipitation propre au tourisme de masse (voir l’éditorial d’Alain de Benoist dans la livraison d’Éléments déjà citée), je conseille de s’attarder au square du petit-Sablon, dont l’entrée est gardée par l’imposante statue d’Egmont et de Hornes, « populistes » ante litteram. Dans la lutte actuelle entre « populistes » et « mondialistes », les premiers peuvent-ils encore compter sur le Gotha et sur l’Église ? Car la caste dominante n’est plus le sacerdoce, mais une « hyper-classe mondialiste (Pierre Le Vigan) », une coterie de capitalistes revenus à leurs fondamentaux, à l’individualisme hors-sol et au déplacement massif de populations coupées de leurs origines, depuis la traite des Noirs jusqu’aux migrants d’aujourd’hui en passant par le regroupement familial des années 1970 transformant une immigration de travail en immigration de peuplement. Les déclarations pontificales et l’attitude des dernières monarchies européennes dévoilent plutôt une position favorable au mondialisme. Tout ceci ne nous éloigne de Victor Hugo qu’en apparence. Hugo est aussi « populiste » avant l’heure en attribuant au « peuple » une créativité, un peu comme Barrès l’accorde au « visiteur de la prairie », à la différence près que le rôle de la « Chapelle » barrésienne est d’orienter les élans et les rêves vers des fins spirituelles supérieures.

Chez Hugo, la créativité populaire, dont témoigne le foisonnement du style gothique, est magnifiée comme une sorte de préfiguration de la libre pensée. Hugo relève à juste titre que l’architecture gothique incorpore des éléments parfois « hostiles à l’Église ». Ce n’est pas à l’astrologie qu’il pense alors qu’il semble bien connaître la cathédrale de Strasbourg à laquelle on a consacré un livre entier décrivant ses innombrables figurations zodiacales.

L’hostilité à l’Église dans certains thèmes gothiques n’est pas une offensive anti-cléricale par le bas (catagogique, dirait Julius Evola), comparable à la critique pré-moderne qui va culminer chez un Voltaire dans ses imprécations contre « l’Infâme », mais l’affirmation d’un imperium supérieur à l’Église (dépassement anagogique, par le haut, de la théocratie pontificale). Julius Evola associe cette idée impériale gibeline au mystère du Graal dont Victor Hugo ne souffle mot et qui est pourtant contemporain de la naissance du style gothique. En effet, c’est entre le dernier quart du XIIe siècle et le premier quart du XIIIe siècle que prolifèrent les récits du cycle du Graal, comme s’ils obéissaient à une sorte de directive occulte, à un mot d’ordre destiné à la caste guerrière visant à la sublimer en une chevalerie en quête d’un élément essentiel perdu.

Round_Table._Graal_(15th_century).jpgLe thème du Graal est l’équivalent païen, au sens noble du terme, de la pierre d’angle biblique rejetée par les bâtisseurs. Énigmatique demeure à mes yeux cette phrase de René Guénon : « Le Graal ne peut être qu’un zodiaque. » Mais je suis convaincu que, pour déchirer le voile qui recouvre le mystère des origines, pour retrouver ce « grain d’or » dont parle l’astronome Kepler (1571 – 1630), il faut emprunter la voie de l’astrologie, domaine impensé de notre mouvance intellectuelle (du moins à ma connaissance), art antique vénérable raillé par La Fontaine et Voltaire, discipline dévoyée depuis quatre siècles, hormis quelques soubresauts : le marquis de Boulainvilliers (1658 – 1722), une école française aux alentours de 1900 (Caslant, Choisnard, Boudineau), une école belge (avec Gustave-Lambert Brahy comme figure de proue), les travaux plus récents de Gauquelin et Barbault (tous deux nés en 1920). Si le Graal est un vase, ce n’est pas exclusivement parce que Joseph d’Arimathie y a recueilli le sang de Jésus crucifié, mais c’est, par-delà sa dérivation chrétienne, par son identification plus générale à un récipient recueillant la pluie des influences cosmiques. Cet élargissement de la signification du Graal s’inscrit, soit dans la « Préhistoire partagée (Raphaël Nicolle) » des peuples indo-européens, soit dans une proto-histoire plus ample, ainsi qu’en témoigne le rapprochement d’Hugo entre les pierres levées d’Europe occidentale et celle de l’Asie sibérienne et de l’Argentine.

Que Victor Hugo soit passé à côté de cette importante thématique note rien à la qualité de son chapitre que j’ai relu avec un intérêt admiratif et donc je vais conclure la recension en prenant mes distance par rapport à Adrien Goetz, excellent préfacier par ailleurs. Trois âges se succèdent donc dans la vision hugolienne du mouvement de l’Histoire. Le premier âge est celui de la transmission orale. Le deuxième est celui de la parole écrite et construite, où l’architecture est l’art dominant. Le troisième est celui de la parole imprimée, de la domination du livre, de la « galaxie Gutenberg » qui inspire en 1962 à McLuhan son ouvrage majeur.

Né à Besançon comme les frères Lumière, Victor Hugo assiste au balbutiement d’un quatrième âge que le préfacier Adrien Goetz nous convie à nomme l’âge des « révolutions médiologiques ». Cette nouvelle ère présente aujourd’hui le visage d’un « magma », le spectacle d’un « boueux flux d’images » avec pour fond sonore « le bruissement des images virtuelles et des communications immédiates ». Ses lucides observations n’empêchent pas le préfacier de rêver que « l’œuvre d’art total du XXIe siècle » puisse surgir bientôt de la toile d’araignée réticulaire en offrant aux générations futures un éblouissement comparable à celui que génère la lecture d’Hugo ou de Proust. Adrien Goetz va plus loin : « Les multimédias […] sont les nouvelles données de l’écriture peut-être, bientôt, de la pensée. » Il appelle de ses vœux « une sorte de cyberutopie ». Mais qu’elle soit « œuvre-réseau », livre imprimé, monument de pierre ou litanie psalmodiée des premiers temps d’avant l’écriture, l’utopie ne peut s’appuyer que sur les invariants anthropologiques qui, précisément, se désagrègent au fil de « la généralisation de la webcam ».

Ces invariants sont l’espérance d’un au-delà transfigurant, la certitude d’un en-deçà déterminant, la nécessité d’une Gemeinschaft hiérarchique ne faisant toutefois pas l’économie de la justice. Ils sont certes remis en question depuis plusieurs siècles, mais c’est l’individualisme post-moderne qui en constitue le contre-pied parfait. En même temps que les « liens hypertextes », qu’Adrien Goetz destine à une transmutation comparable à celle des alchimistes, s’affirme un type humain dominant dénué d’élan spirituel, oublieux de ses atavismes et fiévreusement lancé dans une course au plaisir qu’il s’imagine régie par l’« égalité des chances ».

Daniel Cologne

mercredi, 23 octobre 2019

Les trois derniers numéros du Bulletin célinien

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Les trois derniers numéros du Bulletin célinien

Numéro 422:

BC-oct19.jpgSommaire :

In memoriam Frédéric Monnier

Mort à crédit traduit en vietnamien

Céline, romancier de l’oubli

L’interview de Céline dans Europe-Amérique.

Frédéric Monnier

Il se savait condamné depuis plusieurs années et faisait face à la maladie avec un courage magnifique. J’ai fait sa connaissance il y a quarante ans lorsque Pierre publia son Ferdinand furieux avec 300 lettres inédites de Céline. Frédéric, lui aussi fervent admirateur de l’écrivain, suivit la trace de son père en se faisant l’éditeur de Céline dans les années 80. Il commença modestement en publiant, sous la forme de plaquettes, Chansons, puis un scénario de ballet, Arletty jeune fille dauphinoise, avant de s’attaquer à la correspondance de Céline, éditant celle-ci de manière rigoureuse et soignée. C’est ainsi que, grâce à lui, nous disposons  de la correspondance à ses avocats (Naud et Tixier-Vignancour), à Joseph Garcin et enfin au traducteur hollandais de Céline, J. A. Sandfort. Faut-il préciser que ces éditions sont aujourd’hui très recherchées par la nouvelle génération de céliniens ?  Les premiers livres qu’il a édités le furent sous l’égide de La Flûte de Pan, librairie musicale, sise rue de Rome à Paris, dont il fut le fondateur et qui s’avéra une belle réussite professionnelle. Ses dernières années furent consacrées à une enquête minutieuse sur son arrière grand-oncle, Marius Mariaud, figure méconnue du cinéma muet. Le livre, édité l’année passée par l’Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma, est un modèle de recherche historiographique. Durant quatre ans Frédéric y apporta tout le soin et la persévérance dont il était capable. Cet ouvrage, qui fera date, constitue une manière de testament. « Il s’agissait moins ici de réhabiliter un auteur que de montrer ce qu’a été le parcours d’un homme qui a participé à la grande aventure créatrice de son temps et qui a fini sa vie dans le dénuement et l’oubli », écrit-il en conclusion. Sans lui,  seuls quelques cinéphiles pointus connaîtraient l’œuvre de ce pionnier ¹.

Lorsqu’on évoque sa mémoire, il importe  de  relever  cet humour pince-sans-rire  apprécié par ses amis. Et qui est apparu très tôt si l’on en juge par les souvenirs de son père : « Frédéric a huit ans et demi. Il est impassible, il écoute et sourit à peine… En classe, il est très sage, il travaille peu, parle peu, sauf pour dire par moment et sans broncher, une énormité. On l’appelle Buster Keaton. Ce soir, visite de notre ami Frédéric Pons, prof à Louis Le Grand. Homme de haute taille avec un fort accent biterrois et un crâne chauve et pointu. Il prend Frédéric dans ses bras… “Et toi, petit Frrrdérrric, tu ne me dis rien ?…” …Frédéric pose sa main sur le crâne chauve et dit : “Oh !… la belle petite poire à lavement…” ». Et l’auteur d’ajouter : « Les parents disparaissent lâchement dans la cuisine… ». Sur la même page, Pierre Monnier conte d’autres anecdotes révélatrices de l’esprit déjà facétieux du fiston ².

Frédéric n’était pas un admirateur frileux de Céline. À un ami qui désapprouvait l’attitude de l’exilé rendant son éditeur responsable de la réédition des pamphlets pendant la guerre, il répondait : « Je pense au contraire que, pour se défendre dans un procès politique, ces coups-là sont permis. D’autant plus que Denoël était mort. » Bien entendu, il était à nos côtés au cimetière de Meudon lorsqu’en 2011, François Gibault, entouré de quelques autres admirateurs de l’écrivain, prononça une allocution à l’occasion du cinquantenaire de sa mort. Grand moment d’émotion… Avec Frédéric Monnier, nous perdons un ami fidèle ainsi qu’un homme de talent.

  1. Frédéric Monnier, Marius Mariaud. Itinéraire d’un cinéaste des Buttes-Chaumont au Portugal (1912-1929), Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2018
  2. Pierre Monnier, Irrévérence gardée, Godefroy de Bouillon, 1999.

Numéro 421:

BCsept19.jpgSommaire :

Quand Céline se faisait siffler à Médan

La polémique de l’été 1957 dans l’hebdomadaire Dimanche-Matin

Quatre lettres de Paul Chambrillon à Albert Paraz 

Résurrection d’Eugène Dabit

Céline sur les ondes

Faut-il faire la fine bouche ?  Il n’est pas si fréquent qu’une série d’émissions sur Céline (5 volets, 9 heures au total) soit diffusée sur les ondes ¹. L’initiative est digne d’intérêt : on a droit à une foison d’opinions diverses, parfois contradictoires. Quelques bémols tout de même. Dès lors qu’il est question de Céline, il est inévitable que la question de l’antisémitisme soit abordée. Mais était-il nécessaire de lui consacrer deux parties sur cinq, sans compter la dernière, partiellement consacrée au procès, où il en fut à nouveau question ?  Lorsqu’une émission de cette série sera consacrée à Aragon, autant de temps sera-t-il voué à son engagement stalino-communiste ? Il est permis d’en douter. Ici pas moins d’une demi-douzaine d’historiens furent invités à donner leur avis sur le cas Céline ¹. La part consacrée à ce qui fait la grandeur de l’écrivain constitue la portion congrue ² .  L’essentiel  étant consacré à  l’idéologie, d’une part, et à la biographie, d’autre part. L’intitulé du premier volet, « Un génie monstrueux », surprend dans la mesure où il rappelle le titre auquel Hindus avait initialement songé pour le livre hostile qu’il publia à son retour du Danemark. Le ton est donné dès le départ : « Comment être tout cela à la fois ? Un génie de la littérature et un monstre de l’histoire ». Un monstre de l’histoire… Comme Hitler, Himmler ou Heydrich ? Mais on est prévenu : « Il ne s’agit pas de faire un procès à charge. » ³ Certains propos affirmés au cours de l’émission laissent songeur : ainsi, cet admirateur de l’œuvre qui relève « son absence de qualités humaines » (Assouline).  Ou cette agrégée de lettres qui renchérit : « Il manque à Céline une dimension humaine profonde qu’on est en droit d’attendre d’un romancier. » (Duraffour).  Ou cette historienne : « Contrairement à Sade (!), Céline a toujours été du côté du pouvoir » ( Simonin). Du côté de Blum, puis de Daladier lorsqu’il écrit ses brûlots ?  Du côté de Vichy qui fait interdire et saisir Les Beaux draps ?  Du côté de Bidault dont la magistrature le déclare en état d’indignité nationale ? Du côté de De Gaulle dont le ministre de l’Information censure une interview télévisée ? Voilà assurément une conception originale des relations de Céline avec le pouvoir de son époque. La diversité d’opinions retient en tout cas l’attention. On entend ceux qui sont pour la réédition des pamphlets (parfois  dans la Pléiade,  comme Jean-Paul Louis  ou  Stéphane Zagdanski)  et ceux qui sont résolument contre (tel Philippe Roussin). Lequel en appelle à la « responsabilité citoyenne », pas moins. Il y a ceux qui, tout en réprouvant un livre comme Bagatelles, y trouvent des passages très drôles (Tettamanzi, Klarsfeld (!), Alliot, etc.) et d’autres qui estiment au contraire scandaleux qu’on puisse rire. Mais lorsqu’il s’agit de “sauver” des passages du livre, on ne cite invariablement que les « moments poétiques » (dixit Taguieff), telle la description de  Saint-Pétersbourg  ou  l’évocation d’une vieille pianiste revenue d’exil. Céline conserve pourtant son génie verbal dans l’invective. C’est là qu’il est insupportable, cocasse et cinglant.

• « Louis-Ferdinand Céline, au fond de la nuit » (série “Grande traversée”). Production : Christine Lecerf. Réalisation : France Culture, 15-19 juillet 2019. À écouter sur www.lepetitcelinien.com.

  1. Johann Chapoutot, Annick Duraffour, Pierre-André Taguieff, Laurent Joly, Serge Klarsfeld, Odile Roynette et Anne Simonin.
  2. Il est révélateur à ce propos que Henri Godard ne s’y exprime qu’une seule fois durant quelques minutes.
  3. Propos recueillis par Simon Blin et Nicolas Celnik, « Céline : voyage au bout du nazisme ? », Libération, 14 juillet 2019.

Numéro 420

bc-juilaout19.jpgSommaire :

Céline et le Prix Goncourt

Robert Denoël défend Céline

Simlâ Ongan, traductrice de Mort à crédit

Vichy face aux Beaux draps

L’Odyssée de Ferdine

L’Année Céline

Envions ceux qui ne connaissent pas encore L’Année Céline. Que de découvertes passionnantes en perspective ! ¹ Nulle forfanterie de l’éditeur lorsqu’il présente sa revue comme « le premier outil de référence pour les amateurs et les chercheurs ». C’est indubitablement le cas. À propos de la dernière livraison, Éric Mazet écrit : « S’il n’y avait qu’une seule Année Céline à posséder, ce serait celle-ci. Mais j’ai la collection complète et je la garde précieusement ² ». Il n’est pas le seul. Peut-on d’ailleurs se dire célinien si l’on ne détient pas la trentaine de volumes édités chaque année depuis 1990 ? Comme à chaque fois, on peut y lire un ensemble de lettres de l’écrivain dont la plupart inédites. L’une date de la jeunesse du cuirassier Destouches, l’autre du début de carrière du médecin de dispensaire. On peut surtout y découvrir une quarantaine de lettres écrites en exil à son beau-père, Jules Almansor. Et quatre lettres au québécois Victor Barbeau, né la même année que Céline et décédé centenaire. Pièce maîtresse de ce volume : le Rapport de la police danoise après l’arrestation de Céline à Copenhague, traduit et présenté par François Marchetti, le meilleur connaisseur de cette période de la vie de l’écrivain. Également au sommaire : un relevé des articles citant Céline dans la revue L’Homme libre, deux textes de l’écrivain hollandais Cola Debrot, un dossier sur la réception critique de Mea culpa, et une analyse fouillée des sources inconnues de L’École des cadavres. Laquelle montre qu’une réflexion sérieuse sur les pamphlets ne peut faire l’économie de la littérature, ces écrits ne se limitant pas au combat idéologique. Une lecture purement  historienne  de ce corpus  ne peut dès lors aboutir  qu’à une impasse : « Cette lecture doit impérativement et nécessairement tenir compte de l’écriture, sans quoi elle rate son objet. »

Un mot sur la qualité formelle de cette série imprimée sur papier de qualité et brochée au fil. Le fait que l’éditeur en soit aussi l’imprimeur n’y est pas étranger. D’un bout à l’autre de la chaîne (composition, mise en page, impression et brochage), la totalité du travail est assurée par Jean-Paul Louis, artisan patenté. Pour le reste, on ne se lasse pas de dire notre dette envers lui. Je songe en premier lieu à la correspondance célinienne (Paraz, Canavaggia, Monnier, Hindus, anthologie de la Pléiade) dont il s’est fait l’éditeur scientifique ³. Dans l’appareil critique, il s’attache – et c’est rafraîchissant dans le cas de Céline – à ne pas porter de jugement moral, politique ou idéologique : « L’éditeur de correspondance n’est ni pour ni contre, il est avec (…) Proximité et distanciation ne sont pas contradictoires, mais complémentaires : se mettre à bonne distance pour ajuster sa vision, acquérir la plus grande netteté possible et transmettre le résultat de ses observations 4. »

• L’Année Céline 2018, Éditions du Lérot, 384 p., ill. (Diffusé par le BC, 45 € franco).

  1. En procédant à des réimpressions, l’éditeur fait en sorte que la série complète reste constamment disponible. Une table générale est prévue dans deux ans lors de la mise en œuvre du trentième numéro.
  2. Groupe “Actualité célinienne », fondé par Émeric Cian-Grangé, sur Facebook, 24 juin 2019.
  3. Jean-Paul Louis, Pour une édition de la correspondance générale de Céline. Principes d’établissement du texte et de l’appareil critique à partir de l’édition de plusieurs correspondances particulières, thèse de doctorat nouveau régime, Université de Paris IV, 1997. Le discours de soutenance a été publié dans L’Année Céline 1997, pp. 97-104.
  4. Jean-Paul Louis, « Édition de la correspondance : méthodologie et état des lieux » in Céline à l’épreuve (Réception, critiques, influences), Honoré Champion, 2016, pp. 91-96.

Saint-Exupéry contre la vie ordinaire

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Saint-Exupéry contre la vie ordinaire

par Nicolas Bonnal
Ex: https://echelledejacob.blogspot.com
 
Écrivain rarement relu car incompris et saccagé à l’école, Antoine de Saint-Exupéry nous donnait pourtant une bonne vision du monde moderne dans Terre des Hommes. Et cela donne :

« Conduits par le même chauffeur taciturne, un matin de pluie. Je regardais autour de moi : des points lumineux luisaient dans l’ombre, des cigarettes ponctuaient des méditations. Humbles méditations d’employés vieillis. À combien d’entre nous ces compagnons avaient-ils servi de dernier cortège ? »

Ici en Espagne, j’entends toujours ébaubi la nullité de nos retraités français sur le paseo maritime. Ils ne parlent que de leur santé, du médecin, des remboursements, de leur immobilier, et de machin qui est à Sydney ou à Harvard. Le grand remplacement a déjà eu lieu, il a été spirituel et moral, je ne crois pas une seconde à un quelconque redressement, et cela donne la médiocrité déjà décrite au dix-neuvième siècle (voyez aussi les analyses de notre ami Mircea Marghescu sur Dostoïevski, synthétisées récemment par Philippe Grasset). Cela donne sous la plume de Saint-Ex :

« Je surprenais aussi les confidences que l’on échangeait à voix basse. Elles portaient sur les maladies, l’argent, les tristes soucis domestiques. Elles montraient les murs de la prison terne dans laquelle ces hommes s’étaient enfermés. Et, brusquement, m’apparut le visage de la destinée. »

Ensuite notre aède du petit prince se défoule. Et ce n’est pas à raconter aux enfants ni aux élèves :

« Vieux bureaucrate, mon camarade ici présent, nul jamais ne t’a fait évader et tu n’en es point responsable. Tu as construit ta paix à force d’aveugler de ciment, comme le font les termites, toutes les échappées vers la lumière. Tu t’es roulé en boule dans ta sécurité bourgeoise, tes routines, les rites étouffants de ta vie provinciale, tu as élevé cet humble rempart contre les vents et les marées et les étoiles. Tu ne veux point t’inquiéter des grands problèmes, tu as eu bien assez de mal à oublier ta condition d’homme. Tu n’es point l’habitant d’une planète errante, tu ne te poses point de questions sans réponse : tu es un petit bourgeois de Toulouse. Nul ne t’a saisi par les épaules quand il était temps encore. Maintenant, la glaise dont tu es formé a séché, et s’est durcie, et nul en toi ne saurait désormais réveiller le musicien endormi ou le poète, ou l’astronome qui peut-être t’habitait d’abord. »

Le successeur peut toujours devenir disc-jockey (trois fils de mes amis d’enfance sont disc-jockeys !), avocat d’affaires ou faire des jeux de mots.

L’aviation faisait alors rêver… Chantre d’une certaine modernité, notre auteur voit vite l’impasse technique – même l’aviation des pionniers dégénère :

« Je ne me plains plus des rafales de pluie. La magie du métier m’ouvre un monde où j’affronterai, avant deux heures, les dragons noirs et les crêtes couronnées d’une chevelure d’éclairs bleus, où, la nuit venue, délivré, je lirai mon chemin dans les astres. »

Après la prose poétique, la crue réalité. Le ciel de l’idéal héroïque devient usine ou laboratoire :

« Ainsi se déroulait notre baptême professionnel, et nous commencions de voyager. Ces voyages, le plus souvent, étaient sans histoire. Nous descendions en paix, comme des plongeurs de métier, dans les profondeurs de notre domaine. Il est aujourd’hui bien exploré. Le pilote, le mécanicien et le radio ne tentent plus une aventure, mais s’enferment dans un laboratoire. Ils obéissent à des jeux d’aiguilles, et non plus au déroulement de paysages. Au-dehors, les montagnes sont immergées dans les ténèbres, mais ce ne sont plus des montagnes. Ce sont d’invisibles puissances dont il faut calculer l’approche. Le radio, sagement, sous la lampe, note des chiffres, le mécanicien pointe la carte, et le pilote corrige sa route si les montagnes ont dérivé, si les sommets qu’il désirait doubler à gauche se sont déployés en face de lui dans le silence et le secret de préparatifs militaires. »

C’est déjà l’aviation de la seconde guerre mondiale qui marquera la fin absolue de l’histoire. Voyez le légendaire début du film de Wyler Nos plus belles années. Depuis le progrès piétine mais comme tout est terminé... On perd ses jours dans le smartphone…

Vient la fameuse parabole du Mozart assassiné. On va lire plutôt le passage peu sage et oublié de ce sympathique maître qui se prend ici pour Céline. Il évoque comme on sait des ouvriers polonais :

« Les voitures de première étaient vides… Tout un peuple enfoncé dans les mauvais songes et qui regagnait sa misère. De grosses têtes rasées roulaient sur le bois des banquettes. Hommes, femmes, enfants, tous se retournaient de droite à gauche, comme attaqués par tous ces bruits, toutes ces secousses qui les menaçaient dans leur oubli. Ils n’avaient point trouvé l’hospitalité d’un bon sommeil.

Et voici qu’ils me semblaient avoir à demi perdu qualité humaine, ballottés d’un bout de l’Europe à l’autre par les courants économiques, arrachés à la petite maison du Nord, au minuscule jardin, aux trois pots de géranium que j’avais remarqués autrefois à la fenêtre des mineurs polonais. Ils n’avaient rassemblé que les ustensiles de cuisine, les couvertures et les rideaux, dans des paquets mal ficelés et crevés de hernies. Mais tout ce qu’ils avaient caressé ou charmé, tout ce qu’ils avaient réussi à apprivoiser en quatre ou cinq années de séjour en France, le chat, le chien et le géranium, ils avaient dû les sacrifier et ils n’emportaient avec eux que ces batteries de cuisine. »


L’évocation devient dure :

« Un enfant tétait une mère si lasse qu’elle paraissait endormie. La vie se transmettait dans l’absurde et le désordre de ce voyage. Je regardai le père. Un crâne pesant et nu comme une pierre. Un corps plié dans l’inconfortable sommeil, emprisonné dans les vêtements de travail, fait de bosses et de creux. L’homme était pareil à un tas de glaise. »

Et l’évocation devient même terrible (le monde moderne dégoûte tout le monde sauf les porcs, comme dirait Gilles Chatelet) :

« Et l’autre qui n’est plus aujourd’hui qu’une machine à piocher ou à cogner, éprouvait ainsi dans son cœur l’angoisse délicieuse. Le mystère, c’est qu’ils soient devenus ces paquets de glaise. Dans quel moule terrible ont-ils passé, marqués par lui comme par une machine à emboutir ? Un animal vieilli conserve sa grâce. Pourquoi cette belle argile humaine est-elle abîmée ? »

Une envolée verbale sur ce remugle humain :

« Et je poursuivis mon voyage parmi ce peuple dont le sommeil était trouble comme un mauvais lieu. Il flottait un bruit vague fait de ronflements rauques, de plaintes obscures, du raclement des godillots de ceux qui, brisés d’un côté, essayaient l’autre. Et toujours en sourdine cet intarissable accompagnement de galets retournés par la mer. »

Puis Mozart arrive :

« Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqué comme les autres par la machine à emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans la puanteur des cafés concerts. Mozart est condamné. »


Saint-Ex envoie dinguer la charité, soulignant plutôt l’anesthésie :

« Je me disais : ces gens ne souffrent guère de leur sort. Et ce n’est point la charité ici qui me tourmente. Il ne s’agit point de s’attendrir sur une plaie éternellement rouverte. Ceux qui la portent ne la sentent pas. C’est quelque chose comme l’espèce humaine et non l’individu qui est blessé ici, qui est lésé. »

Retour à Céline, au voyage en banlieue :

« Je ne comprends plus ces populations des trains de banlieue, ces hommes qui se croient des hommes, et qui cependant sont réduits, par une pression qu’ils ne sentent pas, comme les fourmis, à l’usage qui en est fait. De quoi remplissent-ils, quand ils sont libres, leurs absurdes petits dimanches ? »

Enfin cette évocation de la chanson en Russie, qui m’a enchanté enfant :

« Une fois, en Russie, j’ai entendu jouer du Mozart dans une usine. Je l’ai écrit. J’ai reçu deux cents lettres d’injures. Je n’en veux pas à ceux qui préfèrent le beuglant. Ils ne connaissent point d’autre chant. J’en veux au tenancier du beuglant. Je n’aime pas que l’on abîme les hommes. »


Qu’ils ont décidément raison d’être russophobes ! 
 
Nicolas Bonnal


Sources

Antoine de Saint-Exupéry – Terre des hommes

Nicolas Bonnal – Céline, la colère et les mots (Avatar, Amazon.fr)

mardi, 02 juillet 2019

Jean-Claude Albert-Weil

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Jean-Claude Albert-Weil

par Georges FELTIN-TRACOL

Ex: http://www.europemaxima.com

Les célèbres flics, Starsky et Hutch, sont en deuil. Le parolier du générique français de leur série télévisée de la fin des années 1970 les a quittés le 7 avril dernier. Né le 31 mai 1933, Jean-Claude Albert-Weil a longtemps travaillé pour les chaînes de télévision française. Il produisit aussi sur ces chaînes des émissions de jazz.

Si cette chronique l’évoque, c’est en tant qu’auteur de L’Altermonde, une formidable trilogie romanesque, hybridation littéraire inouïe de Sade, de Céline, de Swift et de Rabelais. En 1996 paraît aux Éditions du Rocher Sont les Oiseaux… (réintitulé Europa), qui obtiendra dès l’année suivante le Prix du Roman de la Société des Gens de Lettres. La dite-société le regrettera quelques années plus tard avec la parution du deuxième volume, Franchoupia (L’Âge d’Homme, 2000), puis, en 2004, de Siberia aux éditions Panfoulia fondées par Jean-Claude Albert-Weil lui-même afin de contourner le blocus éditorial imposé à son œuvre.

L’Altermonde est une fresque uchronique magistrale. Cédant aux pressions allemandes, Franco permet à la Wehrmacht de traverser l’Espagne et de s’emparer de Gibraltar. L’Allemagne gagne ensuite la Seconde Guerre mondiale et parvient à unifier tout le continent européen. Deux dénazifications après, l’Empire européen est une puissance géopolitique. Il suit les règles de l’existentialisme heideggérien, autorise une très large permissivité sexuelle, applique un malthusianisme implacable et pratique une écologie radicale qu’approuverait tout décroissant sincère.

franchoupiaaw.jpgDes trois volumes de L’Altermonde, le deuxième, Franchoupia, est le moins abouti. Il traite d’une France libre réduite à la Guyane. Il s’agit d’une satire virulente de l’Hexagone sous les présidences de François Mitterrand et de Jacques Chirac. Il faut cependant reconnaître que deux décennies plus tard, l’immonde société franchoupienne s’épanouit sous les différents quinquennats de Sarközy, de Hollande et de Macron !

Cette trilogie uchronique tire son originalité du vocabulaire qui s’ouvre largement aux nombreux néologismes ainsi qu’à sa structure narrative toute droite sortie d’un orchestre de jazz dirigé par Céline ! Cependant, Jean-Claude Albert-Weil avouait dans Réflexions d’un inhumaniste (ses entretiens avec François Bousquet parus en 2007 chez Xenia) qu’il était « aventuré de me réduire à Céline. Ma littérature est constructive, optimiste, avec certaines naïvetés, puisqu’elle croit à la science (p. 32) ». En introduction à ces entretiens, le futur rédacteur en chef du magazine des idées Éléments lui décernait « le Prix Nobel du samizdat (p. 7) » et affirmait que « le créateur du langagevo (langage évolué) bouscule trop joyeusement les stéréotypes et les clichés, et notamment littéraires, pour que la société de spectacle le lui pardonne (p. 10) ».

Jean-Claude Albert-Weil aimait se moquer du politiquement correct. « Je ne suis pas un écrivain reconnu, je ne suis pas un auteur conventionnel, je suis libre de faire ce que je veux. […] Des années durant, j’ai écrit sans publier. […] Est-ce qu’on écrit ce qu’on veut ou est-ce qu’on fait carrière ? J’ai choisi la destinée métaphysique, autant jouer un jeu risqué et autant le jouer avec farouchitude (pp. 34 – 35). » Pour preuve, dans son Altermonde euro-sibérien, le transhumanisme et l’eugénisme assurent aux dirigeants paneuropéens une conception « sur-occidentale » et « archéofuturiste (p. 10) ». « Euro-Sibérie », « archéofuturisme », les thèmes chers à Guillaume Faye sont donc bien présents dans l’œuvre albert-weilienne, ce qui n’est pas anodin. Au début des années 2000, Guillaume Faye et Jean-Claude Albert-Weil s’étaient plusieurs fois rencontrés. Décédés à quelques semaines d’intervalle, les deux hommes partageaient une vision du monde assez semblable.

Esprit libre et réfractaire à tout conformisme ambiant, Jean-Claude Albert-Weil méritait bien de figurer dans le panthéon dionysiaque des grandes figures européennes.

Georges Feltin-Tracol

• Chronique n° 26, « Les grandes figures identitaires européennes », lue le 18 juin 2019 à Radio-Courtoisie au « Libre-Journal des Européens » de Thomas Ferrier.

dimanche, 23 juin 2019

Quand Chateaubriand décrit notre Fin des Temps

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Quand Chateaubriand décrit notre Fin des Temps

par Nicolas Bonnal

Un des plus grands et importants textes du monde, le premier peut-être qui nous annonce comment tout va être dévoré : civilisation occidentale et autres, peuples, sexes, cultures, religions aussi. C’est la conclusion des Mémoires d’outre-tombe. On commence avec l’unification technique du monde :

« Quand la vapeur sera perfectionnée, quand, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront, mais encore les idées rendues à l'usage de leurs ailes. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers Etats, comme elles le sont déjà entre les provinces d'un même Etat ; quand les différents pays en relations journalières tendront à l'unité des peuples, comment ressusciterez−vous l'ancien mode de séparation ? »

FRC-M2.jpgOn ne réagira pas. Chateaubriand voit l’excès d’intelligence venir :

« La société, d'un autre côté, n'est pas moins menacée par l'expansion de l'intelligence qu'elle ne l'est par le développement de la nature brute. Supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines, admettez qu'un mercenaire unique et général, la matière, remplace les mercenaires de la glèbe et de la domesticité : que ferez−vous du genre humain désoccupé ? Que ferez−vous des passions oisives en même temps que l'intelligence ? La vigueur du corps s'entretient par l'occupation physique ; le labeur cessant, la force disparaît ; nous deviendrions semblables à ces nations de l'Asie, proie du premier envahisseur, et qui ne se peuvent défendre contre une main qui porte le fer. Ainsi la liberté ne se conserve que par le travail, parce que le travail produit la force : retirez la malédiction prononcée contre les fils d'Adam, et ils périront dans la servitude : In sudore vultus tui, vesceris pane. »

Le gain technique va se payer formidablement. Vient une formule superbe (l’homme moins esclave de ses sueurs que de ses pensées) :

« La malédiction divine entre donc dans le mystère de notre sort ; l'homme est moins l'esclave de ses sueurs que de ses pensées : voilà comme, après avoir fait le tour de la société, après avoir passé par les diverses civilisations, après avoir supposé des perfectionnements inconnus on se retrouve au point de départ en présence des vérités de l'Ecriture. »

Puis Chateaubriand constate la fin de la monarchie :

« La société entière moderne, depuis que la barrière des rois français n'existe plus, quitte la monarchie. Dieu, pour hâter la dégradation du pouvoir royal, a livré les sceptres en divers pays à des rois invalides, à des petites filles au maillot ou dans les aubes de leurs noces : ce sont de pareils lions sans mâchoires, de pareilles lionnes sans ongles, de pareilles enfantelettes tétant ou fiançant, que doivent suivre des hommes faits, dans cette ère d'incrédulité. »

Il voit le basculement immoral de l’homme moderne, grosse bête anesthésiée, ou aux indignations sélectives, qui aime tout justifier et expliquer :

« Au milieu de cela, remarquez une contradiction phénoménale : l'état matériel s'améliore, le progrès intellectuel s'accroît, et les nations au lieu de profiter s'amoindrissent : d'où vient cette contradiction ?

FRC-M1.jpgC'est que nous avons perdu dans l'ordre moral. En tout temps il y a eu des crimes ; mais ils n'étaient point commis de sang−froid, comme ils le sont de nos jours, en raison de la perte du sentiment religieux. A cette heure ils ne révoltent plus, ils paraissent une conséquence de la marche du temps ; si on les jugeait autrefois d'une manière différente, c'est qu'on n'était pas encore, ainsi qu'on l'ose affirmer, assez avancé dans la connaissance de l'homme ; on les analyse actuellement ; on les éprouve au creuset, afin de voir ce qu'on peut en tirer d'utile, comme la chimie trouve des ingrédients dans les voiries. »

La corruption va devenir institutionnalisée :

« Les corruptions de l'esprit, bien autrement destructives que celles des sens, sont acceptées comme des résultats nécessaires ; elles n'appartiennent plus à quelques individus pervers, elles sont tombées dans le domaine public. »

On refuse une âme, on adore le néant et l’hébétement (Baudrillard use du même mot) :

« Tels hommes seraient humiliés qu'on leur prouvât qu'ils ont une âme, qu'au-delà de cette vie ils trouveront une autre vie ; ils croiraient manquer de fermeté et de force et de génie, s'ils ne s'élevaient au-dessus de la pusillanimité de nos pères ; ils adoptent le néant ou, si vous le voulez, le doute, comme un fait désagréable peut−être, mais comme une vérité qu'on ne saurait nier. Admirez l'hébétement de notre orgueil ! »

L’individu triomphera et la société périra :

« Voilà comment s'expliquent le dépérissement de la société et l'accroissement de l'individu. Si le sens moral se développait en raison du développement de l'intelligence, il y aurait contrepoids et l'humanité grandirait sans danger, mais il arrive tout le contraire : la perception du bien et du mal s'obscurcit à mesure que l'intelligence s'éclaire ; la conscience se rétrécit à mesure que les idées s'élargissent. Oui, la société périra : la liberté, qui pouvait sauver le monde, ne marchera pas, faute de s'appuyer à la religion ; l'ordre, qui pouvait maintenir la régularité, ne s'établira pas solidement, parce que l'anarchie des idées le combat… »

Une belle intuition est celle-ci, qui concerne…la mondialisation, qui se fera au prix entre autres de la famille :

« La folie du moment est d'arriver à l'unité des peuples et de ne faire qu'un seul homme de l'espèce entière, soit ; mais en acquérant des facultés générales, toute une série de sentiments privés ne périra−t−elle pas ? Adieu les douceurs du foyer ; adieu les charmes de la famille ; parmi tous ces êtres blancs, jaunes, noirs, réputés vos compatriotes, vous ne pourriez vous jeter au cou d'un frère. »

Puis Chateaubriand décrit notre société nulle, flat (Thomas Friedman), plate et creuse et surtout ubiquitaire :

« Quelle serait une société universelle qui n'aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne ? ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés ? Qu'en résulterait−il pour ses mœurs, ses sciences, ses arts, sa poésie ? Comment s'exprimeraient des passions ressenties à la fois à la manière des différents peuples dans les différents climats ? Comment entrerait dans le langage cette confusion de besoins et d'images produits des divers soleils qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse communes ? Et quel serait ce langage ? De la fusion des sociétés résultera−t−il un idiome universel, ou bien y aura−t−il un dialecte de transaction servant à l'usage journalier, tandis que chaque nation parlerait sa propre langue, ou bien les langues diverses seraient−elles entendues de tous ? Sous quelle règle semblable, sous quelle loi unique existerait cette société ? »

Et de conclure sur cette prison planétaire :

« Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d'ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d'un globe fouillé partout ? Il ne resterait qu'à demander à la science le moyen de changer de planète. » 

Elle n’en est même  pas capable…

Source:

Chateaubriand, Mémoires, conclusion

 

 

samedi, 22 juin 2019

Bulletin Célinien n°419

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Bulletin Célinien n°419

BCjuin19.jpgSommaire :

Sur un colloque oublié

Céline et Maurice Nadeau (suite)

Baryton et Parapine

Malraux (Alain) salue « le médecin des pauvres »

Un éditeur sous l’Occupation

Quand Dubuffet voulait aider Céline

Le doyen des célinistes se souvient.

Cahiers de prison

celinecahierprison.jpgUn abonné m’écrit : « J’avais déjà lu et apprécié les cahiers de prison dans L’Année Céline, puis dans l’édition de Henri Godard avec fac-similés. J’ai pourtant l’impression d’en découvrir de nouvelles richesses dans les Cahiers Céline. Est-ce le format, la continuité du texte, la qualité des annotations de Jean-Paul Louis ? Toujours est-il que c’est à cette édition que je retournerai le plus volontiers, et je la recommande à tous les céliniens. » L’intérêt de cette édition se trouve ainsi parfaitement résumé. Si ce corpus était déjà connu des céliniens, le fait que toutes les parties en soient réunies en un seul volume constitue une heureuse initiative.Rappel des faits  : c’est le 17 décembre 1945 que Céline est arrêté, les autorités françaises ayant demandé son extradition après avoir appris sa présence à Copenhague.  Incarcéré à la prison de l’Ouest (essentiellement cellule 609, section K), Céline demande de quoi écrire. L’administration pénitentiaire lui fournit dix cahiers d’écolier de 32 pages avec comme consigne impérative de ne pas écrire sur l’affaire dont il est justiciable. Il n’en tiendra évidemment pas compte et, de février à octobre 1946, rédigera un ensemble de notes sur sa défense et ses accusateurs mais aussi sur d’autres sujets : épisodes de sa vie, conditions de réclusion, synopsis et esquisse pour des romans à venir, citations extraites de ses nombreuses lectures d’emprisonné qui lui permettent de tenir. Dans une préface éclairante Jean-Paul Louis relève que ces cahiers illustrent la transition célinienne vers ce qu’il  nomme la « seconde révolution narrative et stylistique ». Laquelle s’engage par ce chef-d’œuvre, piètrement accueilli à son retour en France et encore méconnu aujourd’hui : Féerie pour une autre fois.  Il  faut  saluer le soin avec lequel le texte a été établi et la qualité des annotations dont les connaisseurs avaient déjà en partie connaissance par trois livraisons de L’Année Céline, parues de 2007 à 2009. Comme on s’y attend, les formules incisives surgissent sous la plume du prisonnier. Florilège : « À Sigmaringen les réfugiés bouffent de la chimère » – « Moi aussi la Sirène d’Andersen m’a fait venir à Copenhague et puis elle m’a assassiné. » – « Je me sens tout à fait absous pour mes errements passés, mes cavaleries polémiques lorsque je vois avec quelle furie, quelle lâcheté, quelles effronteries, mes adversaires m’accablent à présent que je suis vaincu. » – « Je suis peut-être un des rares êtres au monde qui devraient être libres, presque tous les autres ont mérité la prison par leur servilité prétentieuse, leur bestialité ignoble, leur jactance maudite. » – « Pendant 4 ans il a fallu louvoyer au bord de la collaboration sans jamais tomber dedans. » – « Il n’y a pas d’affaire Céline mais il y a certainement un cas Charbonnières, furieux petit diplomate halluciné de haine. » – « Les discours m’assomment, les danseuses m’ensorcellent. »

Marc Laudelout.

De ces cahiers de prison se dégagent beaucoup d’émotion et de rage mêlées. On imagine ce que cette incarcération a représenté pour Céline qui, de bonne foi, se considérait injustement traité. Ils constituent à la fois un document littéraire de premier ordre et une part intimiste de l’œuvre aussi poignante que révélatrice d’un être victime de son tempérament d’écrivain de combat.

• Louis-Ferdinand Céline, Cahiers de prison (février-octobre 1946), Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF » [Cahiers Céline n° 13], 2019, 240 p. (Diffusé par le BC, 25 € frais de port inclus).

Voir aussi : Henri Godard, Un autre Céline : de la fureur à la féerie. Deux cahiers de prison, Éd. Textuel, 2011.

dimanche, 19 mai 2019

Bulletin célinien n°418 (mai 2019)

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Bulletin célinien n°418 (mai 2019)

BCmai19couv.jpgSommaire :

Carnaval à Sigmaringen (mars 1945)

Malaparte et Céline

Quand Kaminski taillait un costume à Céline

Raymond Giancoli dans sa correspondance avec Albert Paraz.

 

Céline, Vailland et Chamfleury

par Marc Laudelout

Andrea Lombardi est sans nul doute le célinien le plus actif d’Italie. Outre un blog entièrement dédié à son auteur de prédilection, on lui doit plusieurs ouvrages dont une superbe anthologie, richement illustrée, éditée en 2016 par son association culturelle “Italia Storica”. Depuis plusieurs années, il n’a de cesse de rendre accessible au lectorat italien des textes peu connus de Céline (dont sa correspondance) mais aussi des témoignages et des études littéraires qu’il réunit dans des ouvrages de belle facture.

celinevailland.pngAujourd’hui, il publie une plaquette réunissant les pièces du dossier polémique qui opposa Céline à Roger Vailland. Celui qui joua le rôle d’arbitre fut Robert Chamfleury (1900-1972), de son vrai nom Eugène Gohin. Comme chacun sait, il était locataire de l’appartement juste au-dessous de celui de Céline, au quatrième étage du 4 rue Girardon, à Montmartre. Après la guerre, il réfutera Vailland et affirmera que Céline était parfaitement au courant de ses activités de résistant. Au moment critique, Chamfleury lui proposa même un refuge en Bretagne. Dans une version antérieure de Féerie pour une autre fois, Céline le décrit (sous le nom de “Charmoise”) « cordialcompréhensif, conciliant, amical ».  Sa personnalité est aujourd’hui mieux connue : parolier et éditeur de musique, Robert Chamfleury était spécialisé dans l’adaptation française de titres espagnols ou hispano-américains. Il fut  ainsi une figure marquante de l’introduction en Europe des compositeurs cubains, et des rythmes nouveaux qu’ils apportaient. Il travaillait le plus souvent en duo avec un autre parolier, Henri Lemarchand. Lequel préfaça La Prodigieuse aventure humaine (1951, rééd. 1961) de son ami qui, sur le tard, rédigea plusieurs ouvrages de vulgarisation scientifique et de philosophie des sciences. Céline lui accusa réception avec cordialité de cet ouvrage et l’invita à venir le voir à Meudon. Dans sa plaquette, Andrea Lombardi reproduit la version intégrale de la lettre que Chamfleury adressa au directeur du Crapouillot, telle qu’elle parut, pour la première fois, dans le BC en 1990.

Un biographe de Céline a admis qu’il a fait preuve de « suspicion systématique » [sic] envers son sujet ¹. C’est aussi le seul à avoir mis en cause le témoignage de Chamfleury, instillant même le doute sur ses activités de résistant. Les auteurs du Dictionnaire de la correspondance de Céline précisent, eux, qu’il « appartenait au bloc des opérations aériennes, responsable donc de nombreuses missions de parachutage ». En fait, c’est plutôt le témoignage de Roger Vailland qu’il eût fallu mettre en question. Dans un livre de souvenirs publiés en 2009, Jacques-Francis Rolland, qui appartenait au même réseau de résistance que Vailland, le qualifia de « mélange de forfanterie, d’erreurs, de fausses assertions, affligé par surcroît d’un  style indigne de l’auteur qui n’était manifestement pas dans son état normal lorsqu’il bâcla son pensum, l’un des pires de sa “saison” stalinienne » ².

• Andrea LOMBARDI (éd.), Céline contro Vailland (Due scrittori, una querelle, un palazzo di una via di Montmartre sotto l’Occupazione tedesca), Eclettica, coll. “Visioni”, 2019, 83 p., ill. Traduction des textes français : Valeria Ferretti. Couverture illustrée par Jacques Terpant (10 €)

  1. Propos recueillis de Philippe Alméras in Maroc Hebdo International, 5-11 octobre 1996.
  2. Jacques-Francis Rolland, Jadis, si je me souviens bien, Le Félin, coll. « Résistance-Liberté-Mémoire », 2009. Voir aussi « Roger Vailland l’affabulateur » in BC, n° 313, novembre 2009, pp. 4-8. Rolland et Vailland, qui appartenaient au réseau de résistance “Mithridate », se réunissaient régulièrement dans l’appartement de Chamfleury.

vendredi, 17 mai 2019

Entretien avec Olivier Maulin : «Notre rapport au monde a été abimé par l’économie triomphante»

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Entretien avec Olivier Maulin : «Notre rapport au monde a été abimé par l’économie triomphante»

Ex: http://rebellion-sre.fr

Vous n’avez pas lu Olivier Maulin ? Grave faute de goût que vous devez dès maintenant expier ! Il est un des rares auteurs français vivants dont les livres sont une source de joie et d’inspiration pour le lecteur. Il nous avait fait l’honneur de répondre à nos questions dans numéro 83 de Rébellion.

Comment êtes-vous venu à la littérature ? (Question totalement idiote, j’en conviens)

Pas forcément idiote mais compliquée… Je me souviens qu’adolescent, je passais mes soirées à écrire des poèmes et à rêver d’être un poète. J’avais alors pour modèle Rimbaud, bien sûr, et les poètes fauchés de la fin du XIXe siècle qui représentaient pour moi un exotisme fabuleux. C’est donc plus la figure du poète qui me fascinait que la littérature elle-même ! Mais à force d’écrire des poèmes, très mauvais pour la plupart, j’ai appris à écrire, et à m’intéresser à autre chose qu’à la poésie, notamment au roman. Je me suis mis alors à écrire des nouvelles que je publiais dans des petites revues littéraires, puis au roman, assez tardivement. Mais je reste aujourd’hui absolument convaincu que ce sont toutes ces heures passées à écrire de la, poésie qui m’ont tout appris.

Quelles sont les lectures qui vous ont poussé à écrire ? ( question légèrement moins bête)

Adolescent, je ne lisais que de la poésie et des livres d’histoire, cultivant un mépris stupide et un peu snob pour le roman. C’est en licence d’histoire que j’ai eu deux chocs successifs en découvrant Crime et châtiment de Dostoïevski et surtout Mort à Crédit de Céline. J’ai dès lors avalé tout Céline et j’ai compris les possibilités inouïes du roman. Il m’a fallu ensuite une dizaine d’années pour digérer ce monstre et quitter la parodie.

Pour paraphraser Macbeth, l’humour dans vos romans est-il présent pour rappeler que l’existence n’est qu’une histoire de fous racontée par des idiots, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien” ?

Il y a de cela en effet. Mais je n’arrive pas vraiment à parler de l’humour de mes romans. Quand j’ai écrit En attendant le roi du monde, je n’avais pas vraiment conscience que c’était un roman drôle, il a fallu qu’on me le dise. En fait, je ne force rien, c’est la façon dont je vois les choses, je ne peux pas m’empêcher de voir le côté grotesque et raté de l’existence. Et puis je me suis aperçu que l’humour était une arme redoutable qui permettait de tout dire.

Dans votre oeuvre, vous semblez-vous amuser à faire basculer dans l’aventure la vie banale et routinière de vos personnages. Ce point de rupture est pour vous une ouverture vers le vrai sens de la vie ?

Disons que la plupart des mes personnages ne sont pas à l’aise dans ce monde étroit qui de surcroit les rejette. Ils se réfugient ainsi dans des sortes « d’alter-monde » où ils peuvent mettre en pratique leurs « idéaux » même si ceux-ci sont souvent inconscients et non formulés. Mais, oui, il y a une sorte de recherche du vrai sens de la vie comme vous dites, la vie aujourd’hui, pour la plupart des gens des gens, n’en ayant plus beaucoup, de sens.

Vous avez une affection toute particulière pour les « handicapés sociaux ». Etre inadapté au monde actuel est pour vous un signe de bonne santé mentale ?

Exactement ! Le monde actuel étant à mon sens cul par-dessus tête, je crée des carnavals où l’ordre de ce monde est mis à bas. Par le désordre du carnaval, le désordre du monde devient un ordre ! Et puis j’ai une réelle sympathie pour les bras-cassés qui dans notre société de la compétitivité et du sérieux maquillé en cool représentent à eux seuls une provocation et une bouffée d’oxygène.

omroi.jpgDans votre premier roman, « En attendant le roi du monde », vous évoquez des références traditionnelles (Je pense à Mircea Eliade ou René Guénon) pour créer une évocation quasiment magique. Avez-vous été influencé par ce courant ?

Oui, ce sont des auteurs que j’ai lus, surtout Guénon qui a été une lecture très importante pour moi. Certaines vérités établies, lesquelles forment le socle du monde contemporain et ne sont jamais remises en question, se sont écroulées comme un château de cartes à la lecture de Guénon. En le lisant, j’ai à vrai dire eu l’impression que du destop coulait dans ma cervelle et emportait le bouchon de crasse que l’on m’avait collé à l’école… Cela m’a ouvert des horizons intellectuels insoupçonnés. On retrouve l’écho de cette lecture dans mes trois premiers romans où mes personnages sont en quête (selon leurs modalités !) d’une tradition originelle qui rendrait le monde à nouveau habitable.

Un paganisme sauvage et tellurique surgit de la terre ancestrale dans vos romans. Est ce pour vous l’expression d’une voie spirituelle pouvant réenchanter notre époque ?

Je suis un peu ambigu à ce sujet. J’ai eu une période très « païenne » dont je suis un peu revenu. Lorsque Suzy essaie dans Les Evangiles du lac de recréer une religion païenne, elle est obligée d’user d’artifices et de rêves. Que ce paganisme sauvage dont vous parlez puisse irriguer notre rapport au monde, oui. Qu’il ait encore quelque chose à nous dire, encore oui. Qu’il puisse redevenir une religion, non. Il est mort et ne reviendra plus. Mais il est vrai qu’en écrivant mes trois premiers romans, mon but conscient était bien de réenchanter ce monde qui crève d’avoir abandonné le sacré et d’avoir tourné le dos à certains vérités universelles.

727360.jpgEcologie, localisme, communautés alternatives, enracinement sont présent dans votre réflexion. Pensez vous que l’avenir appartient à un croisement entre la ZAD et la Tradition?

Je ne sais pas de quoi l’avenir sera fait mais ce qui est certain c’est que notre monde fonce à toute vapeur vers le précipice. Au moment du grand basculement, il faudra bien inventer des solutions pour s’en sortir et certainement verrons-nous en effet la résurgence de communautés autonomes et enracinées. Ceci étant, je traite toutes ces questions d’un point de vue littéraire en ce sens qu’elles me permettent de mettre en scène des personnages, de raconter des histoires et de développer dans la bonne humeur quelques critiques à l’encontre de notre monde persuadé d’être dans le vrai. Quant à l’écologie, elle est très présente dans mes livres, c’est vrai, tout simplement parce que je pense qu’elle soulève, quand elle est réelle et non tartuffe, des véritables questions, et notamment celle-ci : notre mode de production et de consommation illimitées est-il compatible à terme avec une vie sur cette planète aux ressources limitées ? La réponse est à l’évidence non et le développement durable n’y changera rien. Mais au-delà de cet aspect matériel, c’est presque d’une écologie spirituelle, pour le coup, dont j’ai envie de parler. Notre rapport au monde a été abimé par l’économie triomphante, ce qui a rendu les gens sont malheureux. La grande promesse du progrès, c’était le bonheur pour tous mais il se vend chaque année en France 60 millions de boîtes d’antidépresseurs ! L’échec est total et il faudra bien que cela finisse par se savoir (ça se sait de plus en plus « en bas » mais pas « en haut » or c’est « en haut » que ça gouverne). La vraie question qui se pose donc aujourd’hui c’est de savoir si une révolution mentale peut encore nous permettre de changer à temps de direction ou si nous allons foncer dans le mur en discutant de l’écriture inclusive et du racisme sur Internet. Malheureusement, je penche pour la dernière hypothèse.

L’idée de communauté autonome du monde a une signification forte pour vous. Pourquoi ce type d’expérience vous attire ?

Mon idéal communautaire, c’est le village médiéval. On y trouve tout ce que j’aime, la solidarité, une relative égalité sociale (la différence entre le petit seigneur local et le paysan le plus pauvre ne dépassait pas le plus souvent les critères du fordisme), une possibilité d’accomplissement dans un travail qui a du sens avec de nombreux jours fériés (autant qu’aujourd’hui) et un ancrage qui, là encore, donne un sens à la vie. Au fond, l’idéal anarchiste est là ! Dans un monde liquide et littéralement invivable (sans cachetons), je vois les expériences communautaires comme des tentatives de recréer cet âge d’or…

793765.jpgComment avez-vous découvert les milieux libres et colonies libertaires de la Belle Époque qui servent de source à l’inspiration du « Bocage à la Nage » ?

Dans un magnifique ouvrage hors commerce paru en 2003, ronéotypé, le n°9 d’une revue intitulée Invariance, je crois, et qui s’intitulait « Naturiens, Végétariens, Végétaliens et crudivégétaliens dans le mouvement anarchiste français ». Il s’agissait de la reproduction de revues ouvrières de la fin du XIXe siècle, écrites par les ouvriers eux-mêmes, tirées à quelques dizaines d’exemplaires et distribuées à la sortie des usines, qui prônaient, pour certaines, la sécession d’avec la société capitaliste. J’avais été frappé par la clairvoyance de cette pensée clandestine, souvent exprimée de manière naïve, qui posait déjà la question de l’écologie (un article de 1895 annonce le réchauffement climatique !) et annonçait les communautés hippies avec soixante ans d’avance. C’est l’époque où commençaient à se développer des « communautés libres » d’ouvriers pour qui le progrès loué de manière unanime par le reste de la société consistait pour eux à travailler douze heures par jour dans les vapeurs toxiques pour un salaire de misère et où l’on faisait ramper des enfants de 12 ans sous les machines lorsqu’un tissu les bloquait pour ne pas avoir à les arrêter et perdre ainsi de l’argent, au risque bien entendu que l’enfant se fasse déchiqueter par la machine. Ce que j’avais trouvé touchant, c’était que même s’ils l’ignoraient, leur repli dans ces communautés libres où ils s’expurgeaient de tous les faux besoins jusqu’à abandonner leurs vêtements pour se faire nudistes, ressemblaient fort à une quête du paradis perdu, une tentative de revenir au temps d’avant le péché originel. A ma connaissance deux livres évoquent cet épisode quasi-inconnu de l’histoire, Les milieux libres de Céline Beaudet (éditions libertaires) et Expériences de vie communautaire anarchiste en France de Tony Legendre (même éditeur) qui traite du milieu libre de Vaux et de la colonie naturiste et végétalienne de Bascon qui a duré jusqu’en 1951. Le formidable écrivain Albert T’Serstevens a quant à lui écrit le seul roman sur le sujet, Un Apostolat, qui raconte l’échec d’une de ces communautés. Le livre va être réédité dans quelques mois aux éditions du Rocher.

Vous rendez bel hommage aux luddismes dans les Evangiles du Lac. Pour vous, cette réaction populaire garde son actualité face aux dérives du « progrès » et des sciences ?

Je suis fasciné par le mouvement luddite qui avait spontanément compris toutes les implications du progrès en effet. Et à propos du progrès, je ne crois pas qu’on puisse parler de « dérives ». Le progrès porte en lui ses effets positifs et négatifs dans le même temps, indépendamment de l’usage que l’on en fait, c’est ce que l’on refuse aujourd’hui de voir. L’ânerie consiste à croire que tout progrès est souhaitable. Certains apportent plus qu’ils ne détruisent et on peut alors les adopter. Mais d’autres détruisent plus qu’ils n’apportent et il est du coup criminel de les adopter. Au fond tout le problème réside dans le fait que le progrès est devenu une religion, un dogme indiscutable. Pour ma part, je pense qu’il faudrait aujourd’hui saccager les laboratoires des docteurs Folamour de l’intelligence artificielle et du bidouillage génétique qui sont une vraie folie furieuse.

Vos racines alsaciennes sont pour vous une source d’inspiration ?

Oui, certainement. L’humour d’abord, est très alsacien. Une forme de gaité tragique aussi. Et puis il y a la langue. Je m’amuse souvent à pêcher des expressions alsaciennes que je retranscris en français dans mes livres. L’alsacien est une langue de paysan, très imagée, très verte aussi, avec une quantité invraisemblable d’insultes fleuries et très drôles. Moi qui ai la nostalgie de la langue médiévale, moins précise que celle dont on a hérité du Grand Siècle mais terriblement plus concrète et plus colorée, j’ai parfois l’impression de la retrouver dans le dialecte alsacien (que je ne parle pas vraiment du reste)…

De l’Ecosse à la Catalogne, le nationalisme/régionaliste s’affirme au sein de l’Union Européenne, quel est votre avis sur ce phénomène ?

Pour vous dire la vérité, je n’ai pas d’idées arrêtées là-dessus. L’indépendance de la Catalogne et de l’Ecosse serait évidemment le point de départ du délitement des nations et du triomphe d’une Europe qui demeure un ectoplasme, et dont je ne crois pas qu’elle pourrait être autre chose qu’un ectoplasme Pour ma part, je suis tiraillé entre deux fidélités, l’alsacienne mais aussi la française qui m’a donné ma langue et mon histoire. La seule raison qui pourrait me faire vouloir l’éclatement des nations, c’est le sauve-qui-peut généralisé. Chacun rentre chez soi avec des fusils et verrouille la porte pour essayer de s’en sortir au mieux.

Propos recueillis par Louis Alexandre

jeudi, 16 mai 2019

À quoi sert la littérature ? Conférence de Juan Asensio et Patrice Jean

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À quoi sert la littérature ?

Conférence de Juan Asensio et Patrice Jean

Romancier et professeur de français à Saint-Nazaire, Patrice Jean vient de publier L’Homme surnuméraire (2017) aux éditions rue fromentin. Juan Asensio est critique littéraire. Contributeur pour de nombreuses revues, il est le créateur du blog « Stalker » qui entreprend la « dissection du cadavre de la littérature ».
 

Patrice Jean: "Tour d'ivoire" & "L'homme surnuméraire"

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Tour d'ivoire de Patrice Jean

par Christopher Gérard

Ex: http://archaion.hautetfort.com

Moins de deux ans après le magnifique et très-subversif L’Homme surnuméraire, le Nantais Patrice Jean propose son cinquième roman, Tour d’ivoire, dont le décor, et en fait l’un des personnages principaux, est Rouen, la ville de Gustave Flaubert. Comme dans son précédent roman, le héros, Antoine, est un déclassé, un lettré « surnuméraire » qui a fait le choix de la pauvreté volontaire pour se consacrer, stricto sensu, à une revue littéraire, confidentielle comme son nom l’indique, Tour d’ivoire. Un raté en somme, selon les critères aujourd’hui en vogue, qu’accompagne son ami ( ?) Thomas, encore plus intraitable sur la pureté de l’engagement en faveur de l’art pour l’art. Tout le roman tourne autour du dialogue, tantôt véhément, tantôt muet, entre ces deux hommes : faut-il céder, ne fût-ce que d’un pouce, aux sirènes, même postmodernes ?

tourd'ivoire.jpgAntoine a donc choisi l’obscurité, décevant ainsi son épouse, qui le largue (et cesse de jouer au mécène) et, bientôt, sa fille Blandine, que viendra consoler l’attentionné Thomas. Il vivote dans un HLM de la Grand’Mare (hilarants tableautins du « vivre-ensemble ») et se contente de CDD à la médiathèque Arthur Rainbow (!), l’un des décors du roman – prétexte pour l’auteur à une description aussi comique que glaçante du dispositif d’infantilisation des masses et de leur encadrement « culturel ». Notre bibliothécaire tranche d’avec ses jeunes collègues, acquis à la culture du divertissement et conscients de leur rôle dans le dressage « citoyen » de leurs usagers. Il fera, ô surprise, l’objet d’une dénonciation en règle pour un article littéraire de sa revue consacré à un écrivain qui, dans un français parfait, ose évoquer l’actuel chaos migratoire et ses conséquences sans l’enthousiasme ni la cécité de commande.

Avec un calme courage, Patrice Jean s’attaque à la doxa dominante, usant tour à tour de la cruauté du polémiste et de la douceur toute en sensibilité de l’artiste - un tueur en dentelles. L’une des questions qu’il pose est celle de la place de la culture authentique, vécue non comme docile consommation de produits estampillés culturels mais bien comme quête désintéressée du beau et du vrai, comme métamorphose. Comment résister à la méthodique profanation de la littérature ? Comment éviter son fatal déclassement dans un monde où l’argent est tout, où l’industrie culturelle dicte le mauvais goût et la bonne pensée : « A quoi bon psalmodier le bréviaire de l’exigence spirituelle dans un monde livré au néant de la matière, sous le soleil de la marchandise victorieuse, à l’ombre du divertissement ricaneur ? »

Doué d’un jolie vis comica,  l’impeccable styliste qu’est Patrice Jean* réussit ses descriptions de types humains, comme le progressiste, qui, pour recevoir une gratification narcissique (« susucre ») affiche de manière pavlovienne sa « révolte » au service du Bien (« papatte ») et qui, dans un désir éperdu de Vertu, s’arroge le pouvoir de cataloguer, et donc de condamner, une personne, même inconnue de lui, selon l’idée qu’il se fait d’elle, au gré de ses humeurs ou de ses intérêts : « En ce monde perdu, est-il plus sotte façon, plus lâche posture, que celle où l’on abdique la dignité du doute pour revendiquer, moralement, la supériorité d’être dans le vrai et le bien, au-delà des interrogations, dans le confort d’un choix juste et solide, jamais remis en cause ? »

Nihil novi depuis Tartuffe & Trissotin, certes, mais, aujourd’hui, ces ligues de rééducation, véritables bataillons de termites, sont légion, et servies par l’électronique, et défendues par des élites de pacotille.

Tout cet ambitieux roman, rédigé dans une langue limpide, charpentée par un compagnon du devoir devenu maître, pousse le lecteur à s’interroger sur notre crépuscule et sur la nature de la littérature comme défense et illustration du monde invisible, comme quête ascétique d’une forme d’excellence.

Christopher Gérard

Patrice Jean, Tour d’ivoire, Editions rue Fromentin, 244 pages, 21€.

* J’ai buté sur une seule scorie : un « tacler » par trop journalistique … sans doute utilisé avec ironie.

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L’Homme surnuméraire ? Un splendide exemple de subversion classique

par Christopher Gérard

Honneur au confrère Olivier Maulin, qui, dans une magnifique chronique littéraire (Valeurs  actuelles du 31 août dernier), attirait l’attention de ses lecteurs sur un écrivain qualifié, à juste titre, d’immense. Dithyrambiques, Maulin & Gérard  ? Bluffés, partisans ?

Que nenni ! En près de trois cents pages, Patrice Jean, philosophe qui enseigne dans un lycée de Saint-Nazaire, livre avec L’Homme surnuméraire un grand roman, qui restera tant que subsistera, horresco referens, une élite raffinée. Double, et même triple, ce roman se révèle celui d’un virtuose de la narration, qui parvient sans peine aucune à enchâsser deux récits complémentaires en gommant toute trace d’échafaudage. Le premier narre la trahison vécue par un père de famille, agent immobilier de son état, un brave homme que sa femme et ses enfants trouvent trop ringard à leur (détestable) goût et abandonnent au bord du chemin comme un animal de compagnie qui aurait fait son temps. Pour pouvoir fréquenter des charlatans de l’Université, sa femme le quitte sur les conseils de sa meilleure amie, une écervelée ; de honte, ses enfants ne lèvent même plus leur regard sur lui. Serge Le Chenadec est ce petit-bourgeois de province, ce rescapé du monde d’avant ostracisé et nié par des mutants et qui, un moment tenté par le suicide (Quai Voltaire, à deux pas de l’appartement où se donna la mort Henry de Montherlant), vivra une sorte de miracle en retrouvant une amie de lycée, Chantal, vieille fille sans charme qui pratique, elle, le plus pur amour oblatif. Mais cette belle histoire n’est qu’un roman… qui agit, et comment !, sur les personnages de l’autre roman contenu dans l’œuvre. Ceux-ci, des intellectuels prolétarisés (une enseignante et un nègre, pardon un rewriter), dérivent, l’une en acceptant les avances d’un immonde mandarin de l’imposture matérialiste et égalitaire, le Grand Universitaire (traduit en vingt-quatre langues) qui annone Derrida & Genette à tout bout de champ, l’autre en pasteurisant, narines bouchées, des chefs-d’œuvre de la littérature, expurgés de tout élément sexiste, xénophobe, blablabla. Sombreront-ils avec leur époque ?

Roman subversif en diable, L’Homme surnuméraire tranche, entre autres, par le calme courage avec lequel son auteur pulvérise le dispositif académique de contrôle littéraire, ses stratégies d’intimidation, son stérilisant jargon, ses cuistres, mixtes de Trissotin, Tartuffe et Torquemada naguère dénoncés par Michel Mourlet. Entre les technocrates de la culture, hommes de pouvoir pratiquant la morbide accumulation d’un savoir désincarné, et les hommes en trop, grains de diamant qui rayent les rouages de la méga-machine, Patrice Jean choisit le camp de la liberté, suivant en cela les traces de Gombrowicz, cité en exergue du roman : « l’art devra se débarrasser de la science et se retourner contre elle ». Souvent hilarant, toujours émouvant, il excelle dans l’art de la satire, par le truchement d’une ironie suprêmement socratique et d’un style limpide. Plus grave, il défend, contre l’abaissement spirituel, un héritage fondé non sur le morcellement et la séparation post-modernes, mais bien sur « l’agglomération, la construction, la permanence ».

L’Homme surnuméraire ? Un splendide exemple de subversion classique, un livre romain.

Christopher Gérard
Source : archaion.hautetfort.com

Patrice Jean, L’Homme surnuméraire, Editions rue Fromentin, 276 pages, 20€.

 

lundi, 06 mai 2019

Aphorismes à la racine

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Aphorismes à la racine

par Georges FELTIN-TRACOL

Après Nietzsche, Benny Lévy et Pierre Boutang, Rémi Soulié continue sa pérégrination littéraire avec un recueil de méditations, d’aphorismes et de réflexions au titre énigmatique. Par « racination », il part en quête de nos racines généalogiques (ne parle-t-on pas d’« arbre » ?), anthropologiques et culturelles de la pérennité albo-européenne. Il juge ce terme préférable à celui d’« identité ». « Dans la démocratie marchande, l’identité est une part de marché et de l’« offre politique » parmi d’autres, comme la sécurité ou la souveraineté, ni plus, ni moins (p. 81). »

Il devine et s’inquiète en effet de l’acception explosive qu’il recèle parce qu’« il est aussi une façon haineuse de vivre son particularisme et son universalisme (p. 105) ». « Dès lors que l’affirmation identitaire est une réaction aux flux, à la mondialisation hors-sol, poursuit-il, elle reste prisonnière des termes qu’elle combat, comme la contre-révolution de la révolution ou l’alter-mondialisme de la mondialisation (p. 84). »

Ces objections n’empêchent pas Racination d’être un bel hymne chthonien aux terroirs, en particulier au Rouergue natal de l’auteur. Originaire de Decazeville, ville de charbon, Rémi Soulié se considère « par nomination, un autochtone, un indigène (p. 36) ». En ces temps de tyrannie douçâtre, c’est osé et courageux. Son cas s’aggrave en puisant chez Vico, Hölderlin et Heidegger. En outre, crime ô combien suprême !, il clame son amour charnel pour le cher Pays noir; cette patrie charnelle où « la francisation y fut tardive et l’occitan parlé plus pur (p. 64) ».

Occitanophone, l’auteur en devient d’autant plus suspect aux yeux du républicanisme hexagonal sourcilleux. Ainsi dépeint-il « Marianne, la femme sans corps, lestée de son poids de chair, la femme de tête, la vache barriolée de Zarathoustra (p. 136) ». L’effervescence patriotarde ne fascine pas ce lointain compatriote de Louis de Bonald. « Au sens moderne donc révolutionnaire, jacobine, républicain, français, la nation se réduit à une idée et à une volonté, peau de chagrin qui ne garde même plus le souvenir de la gens non plus que du peuple, auxquels ont été substitués des artefacts agglomérés. Au peuple fictif une souveraineté et des droits fictifs; rapt puis viol des libertés réelles et des franchises au pays des Francs (p. 73). »

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Oui, cette République à vocation universaliste et cosmopolite infecte la France, pervertit son esprit et corrompt ses peuples natifs. Elle participe au désenchantement de l’Hexagone et à sa dépolitisation. « On ne mesure sans doute pas, avant la République, ce que nous fit perdre un roi qui se déclara “ Roi des Français ” et non plus “ Roi de France ”, comme si un roi ne l’était pas aussi des sources et des forêts, des fées et des montagnes, des ciels et des chemins (pp. 104 – 105). » Conséquence de l’« insupportable modernité de la nation et, a fortiori, du nationalisme, dont sont exempts la cité, l’empire et le royaume : la prose des codes y a défait la poésie des fées (p. 76) ». Nous payons au prix fort la traîtrise de l’usurpateur Louis-Philippe d’Orléans et de l’idée impériale plus que mitigée de Napoléon Ier, empereur des Français.

L’auteur raille donc avec justesse « un pléonasme, la “ société ouverte ”, conçue comme un antipode symbolique de la “ communauté ” (p. 17) ». Cette dernière est en réalité synonyme d’enracinement. Rémi Soulié n’hésite pas à en rappeler la signification. « L’enracinement désigne rien moins, pour les mortels, que l’identité de l’être et de l’habitation (p. 26). » Par ailleurs, il « implique une dimension communautaire et organique, mais, aussi, la conscience d’un héritage à faire fructifier, donc, la mémoire d’une dette à l’endroit de ceux qui nous ont précédés : l’homme se pense lui-même comme un débiteur, non un créancier, un homme de devoirs avant d’être un sujet de droits (pp. 24 – 25) ».

Attention, toutefois, pas de méprise, ni d’amalgame ! Racination n’est nullement un manifeste politique. C’est plutôt un questionnement poétique dans son sens étymologique primordial, à savoir poiesis (« faire, créer »), afin de réagir au chaos ambiant. « Faute de poètes […] il est impossible que l’ordre règne, le poème étant la véritable “ force de l’ordre ” (p. 109). » Le recours poétique s’impose au moment où « le règne antéchristique se caractérise par la volonté de réaliser le paradis – falsifié, par nature – sans Dieu et d’instaurer le règne de l’Homme – sans Dieu -, donc, de la Bête (p. 161) ».

Rémi Soulié pose ainsi les prolégomènes d’un « État poétique », précurseur d’un « Empire du Soleil » si cher à Frédéric Mistral. Loin, bien loin, très loin donc des remugles politiciens et de l’écume électoraliste…

Georges Feltin-Tracol

• Rémi Soulié, Racination, Pierre-Guillaume de Roux, 2018, 210 p., 23 €.

vendredi, 03 mai 2019

La destinée tragique de l’éditeur de Louis-Ferdinand Céline

« Robert Denoël avait toutes les qualités d’un grand éditeur
et on peut rêver à ce qu’eût été son destin
si la guerre, suivie de cette mort tragique,
n’avait pas mis un terme à une vocation contrariée
par les vicissitudes du temps »

La carrière d’éditeur de Robert Denoël débute le 30 juin 1928 et s’achève le 2 décembre 1945. Durant ces dix-sept années d’activité, il a publié quelque 700 livres à différentes enseignes. Il fût l’éditeur de Louis-Ferdinand Céline et pour cela, assassiné à la fin de la IIe Guerre mondiale. Qui était vraiment Robert Denoël ? On trouvera des réponses à la question dans cette enquête ; Jean Jour s’est attaché à remonter aux sources, tout homme étant le fruit de ses origines et de son éducation. Pour cette figure secrète et sulfureuse de l’édition, il s’agissait de s’affranchir d’un milieu provincial figé : celui de la bourgeoisie catholique des années vingt : à travers son existence tumultueuse, ce sont tous les dessous terribles de l’édition, des années de guerre, des règlements de comptes politiques et financiers qui nous sont racontés avec talent par un auteur qui n’a cure du politiquement correct.

Préface de Marc Laudelout, directeur du Bulletin célinien,  du livre de Jean Jour Robert Denoël, un destin, désormais disponible aux éditions Dualpha.

Alors que Bernard Grasset, Gaston Gallimard ou René Julliard ont depuis belle lurette leur biographe, aucune étude approfondie n’existe encore sur Robert Denoël. Le livre de l’Américaine Louise Staman, paru en 2002, s’attache surtout à éclaircir le mystère de son assassinat. C’est dire si Jean Jour s’aventure sur un terrain en friche et manifestement périlleux, compte tenu des circonstances de la disparition de cet éditeur.

Robert-Denoel-quadri.jpgTragique destin que celui de ce jeune Liégeois qui n’aura pu exercer sa profession que durant une quinzaine d’années. Pour beaucoup, il de­meu­re le découvreur de Céline auquel son nom demeure associé. Et pourtant nombreuses sont les œuvres importantes du XXe siècle qu’il aura publiées : L’Hôtel du Nord d’Eugène Dabit, Héliogabale d’Artaud, Tropismes de Nathalie Sarraute, Les Beaux Quartiers d’Aragon, Les Décombres de Rebatet, Le Bonheur des tristes de Luc Dietrich, Les Marais de Dominique Rolin, Notre-Dame des Fleurs de Jean Genet, pour ne citer que les plus connues.

On a parfois traité Denoël d’opportuniste. C’est ne pas voir qu’il fut viscéralement éditeur, très tôt soucieux de diversifier sa production, de publier des livres de qualité à une époque où la concurrence était rude, et d’assurer la pérennité de sa maison. Il réussit même à damer le pion à ses illustres confrères dans la course aux prix littéraires, récoltant sept Prix Renaudot – dont le fameux Voyage au bout de la nuit – en une décen­nie. Il fut aussi l’un des premiers éditeurs à publier des textes psychanalytiques, notamment ceux de René Allendy, Otto Rank et Marie Bonaparte.

Jean Jour a raison d’écrire que sa vie d’éditeur se caractérisa par une incessante course à l’argent. Toujours sur le fil du rasoir, Denoël n’eut jamais les moyens de ses ambitions. C’est sans doute ce qui le perdit, étant sans cesse contraint de faire des concessions. Ceci concerne tout aussi bien la diffusion de ses livres que la publication de titres plus ou moins imposés par les circonstances, ou, plus fâcheux encore, la cession de parts de sa société à des tiers qui se révéleront encombrants, voire dangereux.

Il dut également se colleter à Céline. On sait que son auteur vedette n’était guère accommodant, ne craignant pas de mettre en péril la survie même de la maison d’édition par une redoutable avidité pécuniaire. Lorsqu’en 1936, Céline adresse, par huissier, une assignation en bonne et due forme à son éditeur, celui-ci le met en garde : « Si vous persistez dans votre attitude, vous réussirez simplement à me jeter par terre, sans obtenir un franc. En effet, l’affaire Denoël & Steele est hypothéquée pour 200 000 frs et elle doit 50 000 frs au fisc. Quand on aura vendu aux enchères, il ne restera rien pour les autres créanciers. Les bouquins se vendront au camion à raison de 80 frs les 1 000 kilos et tout le bénéfice que vous en aurez tiré sera d’avoir ruiné un homme qui, peut-être, vous a fait quelque bien. »

Terrible aveu qui montre à quel point Denoël se trouve alors tenaillé entre une situation financière difficile et le manque de souplesse de Céline qui se vantera plus tard d’avoir été l’auteur le plus exigeant sur le marché. Mais s’il abreuvait volontiers son éditeur de sarcasmes, cela ne l’empêchera pas, plus tard, de lui rendre un juste hommage : « Un côté le sauvait… il était passionné des Lettres… il reconnaissait vraiment ce travail, il respectait les auteurs. »

Nul éloge comparable, sous la plume de Céline, à l’égard de Gaston Gallimard, faut-il le préciser ?

Qui était vraiment Robert Denoël ? On trouvera des réponses à la question dans cette enquête qui s’est attachée à remonter aux sources, tout homme étant le fruit de ses origines et de son éducation. Le fait que Jean Jour soit également natif de Liège lui aura permis de mieux appréhender cette figure secrète. Il s’agissait aussi de comprendre cette volonté farouche de s’affranchir d’un milieu provincial figé : celui de la bourgeoisie catholique des années vingt.

Et si Denoël a marqué l’histoire littéraire des années qui ont suivi, c’est grâce à une forte personnalité qui lui permit de vaincre bien d’obstacles : « Le physique de l’homme traduit le caractère. Tête romaine, figure romantique, mais empreinte d’énergie. Les yeux observateurs, sous les lunettes, pétillent d’esprit ». Ainsi le voit un compatriote venu lui rendre visite dans son bureau directorial, trois ans seulement avant sa disparition.

Robert Denoël avait toutes les qualités d’un grand éditeur et on peut rêver à ce qu’eût été son destin si la guerre, suivie de cette mort tragique, n’avait pas mis un terme à une vocation contrariée par les vicissitudes du temps.

Journaliste, Jean Jour (1937-2016) est né sur l’île d’Outremeuse, à Liège, patrie de Simenon, et en a retenu tout le côté pittoresque. Il est l’auteur d’une cinquantaine de livres très divers et a traduit plu­sieurs romans américains.

Robert Denoël, un destin de Jean Jour, éditions Dualpha, collection «Vérités pour l’Histoire», dirigée par Philippe Randa, 246 pages, 27 euros. Nombreuses illustrations. Pour commander ce livre, cliquez ici.

mardi, 30 avril 2019

Exit Jean-Claude Albert-Weil

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Exit Jean-Claude Albert-Weil

par Christpher Gérard

Ex: http://archaion.hautetfort.com

agedhomme1298.jpgC’est à Rome que j’ai appris la disparition en avril du cher Jean-Claude Albert-Weil (1933-2019), l’un des écrivains les plus singuliers que j’ai rencontrés. Cette chance, je la dois à mon ami Marc Laudelout, l’éditeur du Bulletin célinien, qui, vers 1997, attira mon attention et celle de quelques happy few sur un hallucinant roman, mixte de Swift et de Philip K. Dick, Sont les oiseaux.

Alors inconnu, si ce n’est des milieux du jazz où il s’était fait un nom, l’auteur publiait, au Rocher, une uchronie que l’on peut, oui, qualifier de géniale, où il imaginait l’écrasante victoire du Reich en 1940, suivie de l’instauration du Grand Empire eurasiatique, traversé de Dunkerque à Vladivostok par une autoroute monstrueuse, Panfoulia. Roman « visionnaire », comme le qualifiait Jérôme Leroy dans sa quatrième de couverture, Sont les oiseaux fut pour moi un coup de massue, peu ou prou comparable à celui du Voyage, dont Jean-Claude Albert-Weil, qui m’enguirlandait quand je prononçais son patronyme à l’allemande, était un fanatique, lui qui plaçait si haut Céline, mais aussi Swift et Rabelais.

Lorrain par son père, descendant des Juifs du Roi, protégés par Louis XIV, bourguignon par sa mère, de tradition gaulliste et patriote, Jean-Claude rêvait, lui aussi, au retour des Grandes Dionysies, mais au sein d’un empire non-humaniste, « existenciste » et heideggérien, où le jazz aurait été musique officielle et la publicité interdite, comme bien d’autres pratiques « ploutocratiques ». Une bombe donc, à l’ahurissante créativité verbale et d’une liberté de ton qui faisait jubiler le lecteur. L’auteur crut bon de rédiger une suite, sous la forme d’un trilogie : Europia (nouveau titre de Sont les oiseaux dans la réédition), Franchoupia et Siberia.

41zjjYryNaL._SL500_SX324_BO1,204,203,200_.jpgJe ne fus pas séduit par ces suites dont le délire narratif et langagier me rebuta. Je pense que Jean-Claude Albert-Weil fut l’homme d’un seul livre, un roman-monde où il déversa d’un coup et dans le bon ordre ses phantasmes de démiurge. Je l’avais perdu de vue depuis longtemps, ce qui n’atténue en rien ma peine à l’idée de ne plus revoir cet homme unique qui m’aimait bien.

Sit tibi terra levis !

Christopher Gérard
 

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CG et Jean-Claude Albert-Weil au cocktail organisé en novembre 2000 à L'Age d'Homme, rue Férou, pour la parution de Parcours païen. A l'arrière-plan, Jean Parvulesco.

mercredi, 10 avril 2019

Michel Houellebecq: Chronicler of Our Mass Incompetence in the Art of Living

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Michel Houellebecq: Chronicler of Our Mass Incompetence in the Art of Living

Not reading many contemporary French novels, I am not entitled to say that Michel Houellebecq is the most interesting French novelist writing today, but he is certainly very brilliant, if in a somewhat limited way. His beam is narrow but very penetrating, like that of a laser, and his theme an important, indeed a vital one: namely the vacuity of modern life in the West, its lack of transcendence, lived as it is increasingly without religious or political belief, without a worthwhile creative culture, often without deep personal attachments, and without even a struggle for survival. Into what Salman Rushdie (a much lesser writer than Houellebecq) called “a God-shaped hole” has rushed the search for sensual pleasure which, however, no more than distracts for a short while.

Something more is needed, but Western man—at least Western man at a certain level of education, intelligence and material ease—has not found it. Houellebecq’s underlying nihilism implies that it is not there to be found. The result of this lack of transcendent purpose is self-destruction not merely on a personal, but on a population, scale. Technical sophistication has been accompanied, or so it often seems, by mass incompetence in the art of living. Houellebecq is the prophet, the chronicler, of this incompetence.

Even the ironic title of his latest novel, Sérotonine, is testimony to the brilliance of his diagnostic powers and his capacity to capture in a single word the civilizational malaise which is his unique subject. Serotonin, as by now every self-obsessed member of the middle classes must know, is a chemical in the brain that acts as a neurotransmitter to which is ascribed powers formerly ascribed to the Holy Ghost. All forms of undesired conduct or feeling are caused a deficit or surplus or malalignment of this chemical, so that in essence all human problems become ones of neurochemistry.  

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On this view, unhappiness is a technical problem for the doctor to solve rather than a cause for reflection and perhaps even for adjustment to the way one lives. I don’t know whether in France the word malheureux has been almost completely replaced by the word déprimée, but in English unhappy has almost been replaced by depressed. In my last years of medical practice, I must have encountered hundreds, perhaps thousands, of depressed people, or those who called themselves such, but the only unhappy person I met was a prisoner who wanted to be moved to another prison, no doubt for reasons of safety.

Houellebecq’s one-word title captures this phenomenon (a semantic shift as a handmaiden to medicalisation) with a concision rarely equalled. And indeed, he has remarkably sensitive antennae to the zeitgeist in general, though it must be admitted that he is most sensitive to those aspects of it that are absurd, unpleasant, or dispiriting rather than to any that are positive.

Houellebecq satirises what might be called the neurochemical view of life which is little better than superstition or urban myth. The protagonist and narrator of Sérotonine, an early-middle aged agronomist whose jobs, though rewarding enough financially, have always seemed to him unsatisfactory or pointless. He suffers from the unhappiness that results from his inability to form a long-lasting relationship with a woman, instead having a series of relationships which he sabotages by his impulsive sensation-seeking behaviour. This man goes to a doctor to obtain more of his Captorix, a fictional new serotonergic anti-depressant. The doctor, without enquiring into the circumstances of his life, says to him:

What’s important is to maintain the serotonin at the correct level–then you’ll be all right–but to lower the cortisol and perhaps raise the dopamine and the endorphins would be the ideal.

This is the kind of debased scientistic language that can be heard on conversations on any bus, and reminds me strongly of Peter D Kramer’s preposterous book, Listening to Prozac, which some years back persuaded the public that we are on the verge of understanding so much neurochemistry that we shall soon be able to design our own personalities by means of self-medication.     

The novel lacks even the semblance of a plot, being more the fictional memoir of the chagrins of a man (one suspects) very much like the author himself. The protagonist, Florent-Claude (a ridiculous name that he hates) has been in love twice, but has both times ruined the relationship by a quick fling with a passing young woman. Although he has become dependent, at least psychologically, on his Captorix (incidentally, but not coincidentally, a very plausible name for a new drug), he recognises at the end of the book that he is the victim-participant of a culture in which monogamy is hardly to be expected. Speaking of the failure of his relationships, he says:

I could have made a woman happy… In fact, two; I have already told you which. Everything was obvious, extremely obvious, from the first; but we didn’t realise it. Had we surrendered to illusions of individual freedom, of the open life, the infinity of possibilities? That could be, these ideas were in the spirit of the times; we hadn’t formalised them, we hadn’t the desire to do so; we were content to conform to them, to allow ourselves to be destroyed by them.

For me the pleasure of reading Houellebecq is not in the plot, still less in the characterisation which is thin because the protagonist-narrator is so egotistical that he has little interest in anyone else (a trait which we are clearly intended to believe is widespread or even dominant in the modern world). It is rather in the mordant observations that Houellebecq makes on consumerism and its emptiness. Here, for example, Florent-Claude meets Yuku, his former Japanese girlfriend living in Paris, at an airport in Spain where he is temporarily living:

I knew her luggage very well, it was a famous brand that I had forgotten, Zadig and Voltaire or perhaps Pascal and Blaise, whose concept had been to reproduce on its material one of those Renaissance maps in which the landmass was represented very approximately, with a vintage legend reading something like ‘Here be tygers’, anyway it was chic luggage, its exclusivity reinforced by its lack of the little wheels that the vulgar Samsonite cases middle managers have, so it was necessary to wrestle with it, just like with the elegant trunks of the Victorian era.

He continues:

Like all the other countries of Western Europe, Spain was engaged on the mortal struggle to increase productivity and had suppressed all the unskilled jobs that formerly helped to make life a little less disagreeable, at the same time condemning the greater part of its population to mass unemployment. Luggage like this, whether it was Zadig and Voltaire or Pascal and Blaise, only had sense in a society in which porters still existed.

In this passage, with typical economy, Houellebecq skewers both the shallowness of a culture in which people obtain their sense of themselves from the visible labels or brands of their possessions, and the absurd but intractable contradictions of our political economy. He of course proposes no solution (perhaps there is none), but it is not the purpose of books such as his to propose solutions. It is enough if he opens our eyes to the problem.

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His mordant observations make many people extremely uncomfortable, not because they are inaccurate, but because they are only too accurate and could conceivably lead to unpleasant conclusions, or at least thoughts. They therefore reject the whole: it is the easiest way to deny what one knows to be true. In the following passage, for example, the protagonist (or Houellebecq) describes the owner of a bar in Northern France who has just spent his time—of which there was much—in minutely reading the local newspaper:

The owner had finished Paris-Normandie [the local newspaper] and had launched on just as close a reading of France Football, it was a very thorough reading, such reading exists, I have known people like that who are not satisfied by reading just the headlines, the statements of Édouard Philippe [the current Prime Minister of France] or the amount of Neymar’s transfer fee [Neymar is a famous Brazilian footballer], but want to get the bottom of things; they are the foundation of enlightened opinion, the pillar of representative democracy.

Houellebecq runs an abattoir for sacred cows.

What can be said against his misanthropic, completely disabused view of the modern world? His sex scenes, which for those who have read several of his books now seem like a tic or the public confession of his own deepest fantasies, imply that sex is (and can be) nothing but the brief satisfaction of an urgent desire, as mechanical in its operation as that of a cement mixer. More importantly, it might be said that he concentrates only on the worst aspects of modernity, its spiritual emptiness for example, without acknowledgement of the ways in which life has improved. But this is like objecting to Gulliver’s Travels on the same grounds.   

His work, not least Sérotonine, is filled with disgust, as was Swift’s: but it is the kind of disgust that can only emerge from deep disappointment, and one is not disappointed by what one does not care about. There is gallows humour on every page: the personage hanged being Western civilisation.

Theodore Dalrymple

Theodore Dalrymple is a retired prison doctor and psychiatrist, contributing editor of the City Journal and Dietrich Weissman Fellow of the Manhattan Institute.

About the Author

jeudi, 21 mars 2019

Avec Pierre Joannon

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Avec Pierre Joannon

Propos recueillis par Christopher Gérard

Ex: http://archaion.hautetfort.com 

 La parution d'un joli recueil de textes dédié à la mémoire du cher Michel Déon est l'occasion rêvée de sortir de mes archives ce bel entretien accordé par Pierre Joannon en 2006 pour la défunte NRH.

  -  Christopher Gérard : Pierre Joannon, vous êtes le spécialiste incontesté de l’histoire de la Verte Erin et de ses habitants. On ne compte plus les ouvrages que vous avez rédigés, dirigés et préfacés sur ce pays qui fascine tant les Français. Vous publiez ces jours-ci aux Editions Perrin, une monumentale Histoire de l’Irlande et des Irlandais de près de sept cents pages. D’où vous est venue cette passion pour l’Hibernie ? Seriez-vous la réincarnation lointaine d’un barde gaël ?

pjmdéon.jpg-  Pierre Joannon : Navré de vous décevoir ! Aucune goutte de sang irlandais ne coulait dans mes veines jusqu’à une date récente. En 1997, le Taoiseach(Premier ministre) de l’époque a dû sans doute estimer qu’il y avait là une lacune à combler, et il me fit octroyer la nationalité irlandaise, une reconnaissance dont je ne suis pas peu fier. On peut en tirer deux observations : que l’Irlande sait reconnaître les siens, et qu’on peut choisir ses racines au lieu de se contenter de les recevoir en héritage ! D’où me vient cette passion pour l’Irlande ? D’un voyage fortuit effectué au début des années soixante. J’ai eu le coup de foudre pour les paysages du Kerry et du Connemara qui correspondaient si exactement au pays rêvé que chacun porte en soi sans toujours avoir la chance de le rencontrer. Et le méditerranéen que je suis fut immédiatement séduit par ce peuple de conteurs disert, roublard et émouvant, prompt à passer du rire aux larmes avec un bonheur d’expression qui a disparu dans nos sociétés dites évoluées. L’histoire de cette île venait à point nommé répondre à certaines interrogations qui étaient les miennes au lendemain de la débâcle  algérienne. Je me mis à lire tous les ouvrages qui me tombaient sous la main, tant en français qu’en anglais. Etudiant en droit, je consacrais ma thèse de doctorat d’Etat à la constitution de l’Etat Libre d’Irlande de 1922 et à la constitution de l’Eire concoctée par Eamon de Valera en 1937. Un premier livre sur l’Irlande, paru aux Editions Plon grâce à l’appui bienveillant de Marcel Jullian, me valut une distinction de l’Académie Française. A quelques temps de là, le professeur Patrick Rafroidi qui avait créé au sein de l’Université de Lille un Centre d’études et de recherches irlandaise unique en France, m’offrit de diriger avec lui la revue universitaire Etudes Irlandaises. En acceptant, je ne me doutais guère que j’en assumerai les fonctions de corédacteur en chef pendant vingt-huit ans. Je publiais, dans le même temps plusieurs ouvrages sur le nationalisme irlandais, sur le débarquement des Français dans le comté de Mayo en 1798, sur de Gaulle et ses rapports avec l’Irlande dont étaient originaires ses ancêtres Mac Cartan, sur Michael Collins et la guerre d’indépendance anglo-irlandaise de 1919-1921, sur John Hume et l’évolution du processus de paix nord-irlandais. J’organisais également plusieurs colloques sur la Verte Erin à la Sorbonne, au Collège de France, à l’UNESCO, à l’Académie de la Paix et de la Sécurité Internationale et à l’Université de Nice. Enfin, en 1989, je pris l’initiative de créer la branche française de la Confédération des Ireland Funds, la plus importante organisation internationale non gouvernementale d’aide à l’Irlande réunissant à travers le monde Irlandais de souche, Irlandais de la diaspora et amis de l’Irlande. Vecteur privilégié de l’amitié entre nos deux pays, l’Ireland Fund de France que je préside distribue des bourses à des étudiants des deux pays, subventionne des manifestations culturelles d’intérêt commun et participe activement à l’essor des relations bilatérales dans tous les domaines. Ainsi que vous pouvez le constater, l’Irlande a fait boule de neige dans ma vie, sans que cela ait été le moins du monde prémédité. Le hasard fait parfois bien les choses.

-  C. G. : Pourquoi ce titre Histoire de l’Irlande et des Irlandais  ? N’est-il pas un peu redondant ?

-  P. J. : Nullement. On peut disserter sur l’Irlande, sur la France, et succomber par excès de conceptualisation aux idées reçues, aux stéréotypes. Revenir aux composantes de la population oblige à prendre en compte une réalité qui résiste aux simplifications abusives. Pour comprendre cette histoire pleine de bruit et de fureur, il faut restituer aux Irlandais la diversité et la complexité qui caractérise leurs origines : Gaels, Vikings, envahisseurs normands, Anglo-normands plus ou moins hibernisés, Vieux Anglais catholiques, colons cromwelliens et williamites, Ecossais d’Ulster, « mere Irish » soumis ou rebelles, catholiques inféodés au Château de Dublin, Anglo-irlandais convertis au nationalisme ou piliers de l’unionisme, descendants de Huguenots, fidèles de la Church of Ireland ou protestants non-conformistes, suppôts de l’Ordre d’Orange ou de l’Ancient Order of Hibernians, Irlandais de souche ou de la diaspora, nombreux sont les alluvions qui ont fait de ce peuple ce qu’il est devenu. Lorsqu’on parle des Irlandais, il convient toujours de se demander « Mais de qui parle-t-on exactement ? ».

- C. G. : Est-ce à cause de cette diversité que les Irlandais semblent traverser, à intervalles réguliers, une crise d’identité qui les pousse à chercher une réponse à cette lancinante interrogation « What does it mean to be Irish ? ».

-  P. J. : Sans aucun doute. Et ce trait que vous soulignez n’est pas nouveau. Dans Henri V, pièce écrite aux alentours de 1599, Shakespeare fait dire au capitaine irlandais MacMorris : « What ish my nation ? » - Qu’est-ce que ma nation ? C’est la première expression littéraire de cette crise d’identité qui, sous des formes diverses, est une des constantes de l’histoire irlandaise. Le poète Seamus Heaney, Prix Nobel de littérature, ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit : « Notre île est pleine de rumeurs inconfortables ». Cette volonté de refuser l’embrigadement imposé par des définitions en forme de pièges réducteurs exprime une identité en perpétuelle recherche de nouvelles formes. Chemin faisant, les Irlandais d’aujourd’hui ont enfin tordu le cou à ce complexe d’ex-colonisé qui les figeait dans une posture victimaire et un syndrome de ressentiment qui bridait leurs énergies. C’est patent en République d’Irlande, même si cela est moins évident dans cette Irlande du Nord occupée à panser les plaies de trente années de guérilla urbaine et d’affrontements inter-communautaires qui ont laissé dans les esprits des séquelles difficiles à évacuer.

pjhirl.jpg- C. G. : Vous soulignez qu’il existe en Irlande deux traditions historiographiques, l’une nationaliste focalisée sur les rapports conflictuels avec l’Angleterre, l’autre moins isolationniste et plus européocentrique. Laquelle vous semble la plus pertinente ? Votre approche de l’histoire irlandaise a-t-elle évolué depuis 1973, date de votre premier essai sur la Verte Erin ?

- P. J. : Il existe, en effet, deux lectures complémentaires de l’histoire irlandaise. Il y a d’abord la lecture « traditionnelle » narrant la destinée d’un peuple conquis et colonisé entre le XIIe et le XVIIe siècle, qui s’efforce de s’émanciper tout au long du XIXe, utilisant pour cela la voie parlementaire aussi bien que l’insurrection ou la guérilla, et qui finira par obtenir son indépendance politique dans le premier quart du XXe siècle, au terme d’affrontements qui préfigurent le grand mouvement de décolonisation qui devait sonner le glas des empires coloniaux au lendemain de la seconde guerre mondiale. Et il y a une lecture « européocentrique », mettant en lumière la dialectique qui sous-tend toute l’histoire irlandaise, la faisant s’éloigner de l’Europe à mesure qu’elle s’intègre davantage à un monde britannique dont elle ne parvient pas à se dégager, et la faisant au contraire se tourner vers l’Europe et même s’agréger à elle dans la phase de recherche de son indépendance et, à plus forte raison, dans la phase d’affirmation de cette indépendance chèrement payée. Quant à savoir où je me situe, il est clair que l’on ne peut écrire l’histoire de l’Irlande en 2006 comme on le faisait à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix. il y a quarante ans, l’historiographie nationaliste, imprégnée de cette philosophie du ressentiment dont je parlais à l’instant, était toute puissante. On ne pouvait guère échapper à son influence. Aujourd’hui, les Irlandais ont pris du recul, des documents nouveaux ont été découverts et exploités, l’analyse d’éminents historiens comme Roy Foster ou Joseph Lee ont fait bouger les perspectives. En ce qui me concerne, peut-être suis-je moins crédule, moins naïf, moins déterministe dans mon approche. Je connais mieux l’Irlande. J’ai vieilli. Je pense être mieux armé intellectuellement pour restituer à cette histoire son épaisseur humaine et sa complexité sans tomber pour autant dans l’autre piège réductionniste du révisionnisme anti-nationaliste systématique qui a sombré dans le discrédit il y a une dizaine d’années environ.

- C. G. : Quelle est votre figure préférée de l’histoire irlandaise ?

pjmc.jpg- P. J. : Je suis bien en peine de vous répondre. Il existe tant de figures attachantes ou admirables : Parnell, Michael Collins, de Valera, John Hume aujourd’hui. Peut-être ai-je une prédilection pour Theobald Wolfe Tone, ce jeune avocat protestant qui fut, au dix-huitième siècle, « l’inventeur » du nationalisme irlandais après avoir échoué à intéresser les Anglais à un fumeux projet de colonisation. Il voulait émanciper les catholiques, mobiliser les protestants, liquider les dissensions religieuses au profit d’une conception éclairée de la citoyenneté, briser les liens de sujétion à l’Angleterre. Artisan de l’alliance franco-irlandaise il a laissé un merveilleux journal narrant ses aventures et ses intrigues dans le Paris du Directoire. On y découvre un jeune homme curieux, gai, aimant les femmes et le bon vin, fasciné par le théâtre et les défilés militaires, enthousiasmé par Hoche et beaucoup moins par Bonaparte. Capturé par les Anglais à la suite du piteux échec d’une tentative de débarquement français en Irlande, il sollicita de la cour martiale qui le jugeait la faveur d’être passé par les armes « pour avoir eu l’honneur de porter l’uniforme français ». Elle lui fut refusée : il fut condamné au gibet. La veille de l’exécution, il se trancha la gorge avec un canif et agonisa toute une semaine avant d’expirer le 19 novembre 1798.

- C. G. : James Joyce disait qu’il voulait, par son œuvre, « européaniser l’Irlande et irlandiser l’Europe ».  N’est-ce pas ce qui se passe depuis une vingtaine d’année ? 

- P. J. : Sans aucun doute. L’Irlande est devenue européenne. Et l’Europe lui a apporté beaucoup. Plus encore que des subventions, non négligeables, et la possibilité de dynamiser une économie en quête de débouchés, c’est le désenclavement des énergies et des mentalités, la fin d’un tête à tête oppressant qui se traduit par l’instauration d’une relation apaisée avec un voisin dont on se sent moins dépendant, le rattachement au continent d’une conscience libérée des pesanteurs de l’histoire et de la géographie, et la confiance que ce destin partagé finira par reléguer les violents soubresauts du Nord au magasin des vieilles querelles oubliées. Quant à l’irlandisation de l’Europe, elle va bon train. On fête la Saint Patrick du Nord au Sud du vieux continent. Les pubs irlandais fleurissent à tous les coins de rue. La littérature irlandaise est traduite en français, en italien, en espagnol. Les pièces de Frank Mc Guinness et de Brian Friel triomphent sur les scènes du monde entier. Neil Jordan décroche le Lion d’Or du Festival de Venise. Le groupe rock U2  se classe premier au hit parade international. Riverdancejoue à guichets fermés à Paris, à Londres, à Nice. Wilde, Joyce, Yeats, Beckett continuent de dominer de leur haute stature le corpus littéraire de notre temps. On pourrait multiplier les exemples.

-  C. G. : Votre ami Michel Déon qui a préfacé votre belle biographie de Michael Collins s’insurge contre cette prospérité « qui s’abat sur l’Irlande comme la pédophilie sur le bas clergé ». Etes-vous sensible à ce danger qui pèse sur l’Hibernie ?

- P. J. : Bien sûr, tout n’est pas parfait dans ce pays en pleine mutation qu’est devenu l’Irlande. Le Tigre Celtique a bien des taches sur son pelage. Le jeune cadre dynamique qui descend Dawson Street, un téléphone portable collé à l’oreille, n’a plus grand chose en commun avec le baladin du monde occidental de Synge. Mais, entre les plaintes de la tradition et les mirages de la modernité, les Irlandais qui ont déjà triomphé de la misère et de l’auto-flagellation, sauront rester fidèles à l’idée qu’ils se font d’eux mêmes et que nous nous faisons d’eux. Du moins est-il permis de l’espérer !