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jeudi, 01 octobre 2020

Maugis, ou l'autre armée des ombres

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Maugis, ou l'autre armée des ombres

Par Paul Sunderland 
Ex: http://www.mauvaisenouvelle.fr 

« Si nous ne changeons pas ce monde promis à la destruction, nous nous engageons à ne pas nous laisser modeler par lui. Rappelez-vous bien, nous sommes au monde, mais pas de ce monde. »

Deux phrases très intéressantes tirées de Maugis nouvelle version, un roman initialement écrit il y a quelques années par Christopher Gérard. Un monde promis à la destruction, ce sont plusieurs milliards d'êtres humains destinés à passer sous le rouleau compresseur d'un déterminisme absolu, un juggernaut inéluctable, une force telle qu'on se demande à quoi il servirait d'en avoir conscience, en définitive. Serait-ce l'œuvre d'un démiurge sadique ? Cette conscience se colore de différentes manières et l'une d'elle est la tendance à l'action : on se trouve derrière le juggernaut et on lui imprime du mouvement pour accélérer les choses ou on se trouve devant et on tente de le freiner, voire de le stopper.

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Dans l'hindouisme, le domaine de l'action est réservé à la seconde caste, celle des kshatriyas, c'est-à-dire les guerriers. Ce type de développement s'étend au-delà des seules frontières physiques de l'aire culturelle hindoue : c'est bien en Occident, et plus précisément en Belgique, au sud du Canal Albert, que nous entrons dans la seconde guerre mondiale de Maugis. Après la défaite belge dûment et tragiquement attestée, un jeune officier vaincu et ses compagnons survivants mènent une guerrilla d'arrière contre l'occupant. Immédiatement, Christopher Gérard nous place dans une perspective bien spécifique : plutôt que nous montrer ou l'avers ou le revers de la pièce, il nous maintient en équilibre sur sa tranche. Il y a le conflit visible et, à travers lui, la manifestation de figures profondément enracinées dans le légendaire européen malgré la modernité. Le héros, François d'Aygremont, va vivre des expériences initiatiques de mort et de renaissance : Maugis sera son nom véritable. Précisons : Maugis l'Egaré. Lui aussi se trouve sur la tranche de la pièce et oscille dangereusement d'un côté et de l'autre de l'allégeance. Insertion dans une chaîne de transmission spirituellement pérenne, séduction exercée par le Directorat V, cellule ultra-secrète (streng geheim!) et contre-initiatique du IIIème Reich.

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Couverture de la première édition de "Maugis", avec le "Pèlerin de l'Absolu", tableau de Marc. Eemans

39-45, c'est « juste » la surface des choses. Comprenons que dans ce roman, la perspective historiciste n'est pas du tout amoindrie mais elle n'est que l'écho d'un conflit beaucoup plus obscur mettant en action des forces invisibles, tout aussi réelles et redoutables. Dans une langue parfaitement ciselée quoique sans pédanterie, Christopher Gérard parvient à réenchanter des lieux, des situations qu'une certaine coterie pseudo-intellectuelle nous force à « déconstruire » depuis déjà longtemps. Telle vénérable ville universitaire est à redécouvrir comme « ville sainte », non par sentimentalisme, mais pour des raisons opératives. Telle maison d'édition, dans ses activités ordinaires, manipule des énergies portées (hypostasiées) par des sortes de condensateurs humains dans le cadre d'une guerre pour la sauvegarde de l'Esprit. Il s'agit bien d'un récit de guerre. On m'a posé la question : ce roman peut-il être lu par quelqu'un qui ne s'y connaît pas en ésotérisme ? Selon moi, oui, parfaitement. Tout le monde n'a pas le profil pour s'intéresser à ce discipline mais tout le monde a sa chance car il ne s'agit pas ici de qualifications fondées sur l'équarrissage scolastique (la possession de tel ou tel diplôme en carton). Maugis raconte l'histoire prenante d'une lutte pour la domination et n'a rien d'un exposé filandreux.

Christopher Gérard ne pratique pas l'équarrissage, il ne déconstruit pas non plus. Il décloisonne ! Certes, chez cet auteur se revendiquant du paganisme, on pourrait s'attendre, par le biais d'une fiction, à un dynamitage en règle des religions monothéistes. Ce n'est pas si évident. François d'Aygremont/Maugis est initié aux mystères antiques mais n'en prie pas moins Marie, pour lui avatar de la Grande Déesse, comme si, au fond, ce qui donne matière à disqualification résidait non pas dans des appartenances formelles mais, çà et là, dans les attitudes de certains, quelle que soit leur « immatriculation ». C'est ainsi que la seconde phrase citée (« nous sommes au monde, mais pas de ce monde »), si elle rappelle évidemment Jean ch. 17, v. 14-18, englobe ce que l'auteur nomme « l'universalité des hommes de prière ». Un de ces hommes, d'ailleurs, est le prieur des Hospitaliers de Rome (où Maugis aux yeux couleur d'émeraude, couleur de Graal, a trouvé refuge), une retraite actualisant l'union, devant une œuvre d'art, du paganisme, du judaïsme et du christianisme.

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« Ne pas se laisser modeler par ce monde. » Cette seconde proposition sonnera peut-être aux oreilles d'un kshatriya (non révolté, bien sûr!) comme un pis-aller amer, un affaiblissement consécutif à l'échec d'une action. On peut la voir aussi comme une ascension vers la suite immédiate : être au monde mais pas de ce monde. De fait, c'est par une ascension que le protagoniste poursuit sa route à la fois dans et par-delà l'Histoire. D'une manière générale, on entre sans peine, grâce à la maîtrise de l'auteur, dans telle et telle atmosphère des lieux. Il est bon de se laisser dépayser de la sorte mais, plus que cela (après tout, l'Irlande, l'Inde ou le Thibet – avec un h – depuis chez soi, ça ne coûte pas grand-chose), on se prend à vouloir suivre aussi, page par page, ce que d'autres explorateurs ont écrit de leurs périples, ici et là, même si, d'un individu à l'autre, les motivations peuvent ne pas se ressembler. C'est un autre intérêt de Maugis: il peut se lire comme une aventure historique et ésotérique au sombre foisonnement, mais aussi ouvrir, sans prévenir (et l'auteur de ces lignes en a fait l'expérience personnelle et saisissante ; pas besoin d'en dire davantage), sur d'autres espaces, d'autres lieux.

En conclusion, Maugis, matérialisant des réseaux étranges au-delà de toute logique cartésienne, est aussi une sorte de tesseract bousculant allègrement notre conception linéaire et sagittale du temps. Dans cette optique, Christopher Gérard nous donne la possibilité, face à la très actuelle coalition des marmousets en marche, de nous tenir, tel son héros, sur les cimes, au centre de la « triple enceinte ». Le travail que mène cette autre armée des ombres est un remarquable appui-feu dans le retour à l'Unité contre l'uniformité.

00:49 Publié dans Belgicana, Littérature, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christopher gérard, livre, maugis, lettres, lettres françaises, lettres belges, littérature française, littérature belge, belgicana, belgique | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

dimanche, 27 septembre 2020

Montherlant et l'écrivain Banine (1905-1992) convertie au catholicisme

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Montherlant et l'écrivain Banine (1905-1992) convertie au catholicisme

par Henri de Meeûs

Ex: htpp://www.montherlant.be

1. Qui est Banine ?

Umm-El-Banine Assadoulaeff (Umm El-Banu Äsâdullayeva) (1905-1992) est une remarquable écrivain français d’ascendance azérie, née au Caucase, petite-fille de deux Azéris millionnaires, Shamsi Asadullayev et Musa Nagiyev. Elle a écrit sous le pseudonyme de Banine.

Après la Révolution, Banine a émigré en France à Paris en 1924 pour rejoindre sa famille dont son père avait été ancien ministre du gouvernement de la première et éphémère République d’Azerbaïdjan (déc. 1918 - avril 1920). Elle avait fui l’Azerbaïdjan soviétique en passant par Istanbul, où elle abandonna son mari avec lequel elle avait été mariée de force à l’âge de quinze ans. C’est dans cette ville qu’après des années de relation avec le milieu littéraire de l’époque, Montherlant, Kazantzákis et Malraux, entre autres, l’ont poussée à publier ses écrits.

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Banine a consacré la fin de sa vie à faire découvrir la culture et l’histoire de l’Azerbaïdjan en France et en Europe. Ses livres les plus connus sont Jours caucasiens et Jours parisiens.

Banine était l’amie et l’“ambassadrice de Jünger en France”, écrivain auquel elle a consacré trois livres], rencontré au cours de la Seconde Guerre mondiale à Paris, et du russe Ivan Bounine.

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Réfugiée à Paris, elle a fait tous les métiers, a été païenne et athée. Avant sa conversion au catholicisme, il ne s’agit que d’une femme de plus de quarante ans, gelée jusqu’à l’âme par une passion humaine et qui semble avoir épuisé toutes les raisons de vivre.

2. Sa conversion au catholicisme

Dans les années 1950, complètement démolie par une passion amoureuse qui avait duré plus de dix ans pour un homme remarquable mais insensible à ses appels et à ses cris, - (Qui fut cet homme tant aimé ? Un inconnu ? Montherlant ? Aucune preuve ! Aucune certitude, même s’il y eut en fait une correspondance entre Banine et Montherlant durant plusieurs années) -, et après avoir vécu de grandes souffrances, elle renoncera à cet amour sans réponse, et entreprit une longue et tâtonnante démarche intérieure de quelques années vers une conversion totale au catholicisme. Elle abjura la religion musulmane et se fit baptiser dans la religion catholique en 1956.

Son livre “J’ai choisi l’Opium”, aux éditions Stock, 1959 ("Opium" pour “l’opium du peuple” = christianisme, ndlr), livre très remarquable, est le Journal de cette conversion religieuse traversée de doutes, d’hésitations, et qui finit par la purifier et la transporter dans l’amour du Christ.

Banine est une femme d’une grande intelligence, à l’esprit délié, très lucide. Elle connaissait bien le milieu littéraire, et notamment Montherlant, Malraux, Junger, Ivan Bounine. Elle est aussi une amie et une correspondante de Jeanne Sandelion, la poétesse qui durant plus de trente ans exprima à Montherlant un amour infatigable.

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3. Voici quelques extraits du Journal de Banine, (édité en 1959 chez Stock), décrivant le processus passionnant de sa conversion

“J’étais trop torturée par un amour qui ne laissait en moi de place pour rien d’autre : absurde, impossible, il me tenait lieu de mythe, de religion, de vie. Je n’avais de pensée, de sentiment, de larmes que pour lui.(…) Plutôt qu’aimer, j’idolâtrais. Mais les idoles ne font pas souffrir leurs adorateurs, alors que la mienne était mon bourreau (…) Je suis gelée jusqu’à l’âme. Je me débats dans cet amour comme un poisson pris dans un filet. Je cherche une échappée, et ne la trouve pas (…)Je m’assomme à hurler." (page 13)

“Je ne savais pas encore que quand on est épris d’absolu, il faut le chercher ailleurs que dans la créature : la meilleure du monde ne saurait vous combler. (…) Saturée de souffrance, je pris prétexte un jour d’une nouvelle preuve d’indifférence de l’idole pour rompre. Cet homme lointain, froid, inaccessible, n’avait à m’offrir que des lettres, et celles-ci à peine amicales. Je savais depuis longtemps déjà que je me consumais pour une chimère montée de toutes pièces et qu’il me fallait abattre pour retrouver une vie normale. Je me savais arrivée au bout de ma résistance nerveuse. (…) Toujours portée à l’ l’insomnie, je ne dormais presque plus.” (…)

“Je savais de tout mon instinct que si je ne réagissais pas brutalement contre cette maladie qui me dévorait l’âme comme un cancer, je me perdrais. (…) J’écrivis donc une lettre de rupture - et je continuai à souffrir.” (pages 14 et 15)

“Voici neuf ans, il est venu en ce jour (2 mai) pour la première fois. Journée fatidique et comique. Dès son départ, après une heure passée avec moi, la passion a commencé à me grignoter - elle le fait encore. (…) Je ne regrette pas mes lettres de rupture : aimer un fantôme à quoi bon ? Tant qu’à se vouer à un esprit, il serait préférable d’entrer au couvent et se fiancer à Jésus ?” (page 17)

Henry-de-Montherlant.jpg“Aujourd’hui, Jeanne Sandelion a déjeuné chez moi. Depuis qu’elle donne dans la piété, l’âge critique aidant (le Dieu du retour d’âge), elle a beaucoup gagné. Au lieu de parler de robinets détraqués ou de poêles qui se distinguent par leur mauvais tirage, elle m’entretient de la vie de son âme - qui est belle. (…) Cette conversation avec J. S m’a fait du bien. Elle prétend être passée par les mêmes tourments pour ensuite redevenir heureuse par une sorte de grâce survenue un jour, à l’improviste.” (page 29 et 30).

“Montherlant me fait la surprise de m’envoyer ses Textes sous une Occupation avec une dédicace (aimable) (…) Comme la dernière lettre (voir ci-dessous “Lettre de Montherlant à Banine”) du cher Maître respirait la rage et le mépris (j’avais osé lui dire que la foi seule semble donner ici-bas un semblant de sérénité, je ne comptais plus sur ses bontés. (…)” (page 30)

“Je pense à cette lettre invraisemblable (lire infra) que Montherlant m’a écrite un jour et où il crachait son mépris pour les croyants. Et pourtant leur attitude (celle des vrais croyants) prouve la valeur immense de la foi, celle-ci ne fût-elle qu’un leurre. Ce qui ne l’est pas c’est leur comportement, et le bien qu’ils savent faire. Alors que le sourire sardonique d’un Montherlant ne peut faire que du mal, à lui-même et aux autres.” (page 37)

“J’ai 48 ans. L’année ne m’a apporté aucune joie, mais elle m’a accordé mieux qu’une joie, une victoire. Je crois avoir extirpé de mon cœur l’obsession X. Pourtant depuis ce dîner où l’on n’a parlé que de lui, retour de flamme qu’il m’a fallu éteindre dans des torrents de larmes. Tout cela est grotesque. La chasteté me pèse de moins en moins.” (page 42)

Le 1er janvier 1954, elle écrit superbement : “Indifférence, résignation sans douceur en ce début d’année qui ne m’apportera rien de bon, j’en suis certaine. "On peut compter les minutes où il vous arrive quelque chose”, dit Simone de Beauvoir au début de son livre sur l’Amérique. Ou il vous arrive des accidents désagréables ; des feuilles d’impôt, des maladies, des ruptures. Il ne vous arrive presque jamais rien d’agréable. Rien ne vient jamais changer en bien le cours d’une existence dont on finit par en avoir "par dessus la tête”, pour s’exprimer noblement. On n’écrit jamais le livre décisif, on ne fait jamais une rencontre fulgurante, on ne trouve jamais un travail qui fait basculer l’existence. On attend, on attend, et l’on attend encore, et l’on finit par se trouver un gros cheveu blanc, puis un autre qui fait école, jusqu’à ce que la situation s’inverse et qu’au lieu de chercher ses cheveux blancs, on en cherche qui soient noirs. Ensuite on remarque qu’en lisant il faut repousser le livre de plus en plus loin : allongement de la vue. Mais on continue d’attendre puisque l’attente a la vie aussi dure que vous-même. On attend toujours avec patience, puis avec impatience, avec tristesse, avec rage. (…) On meurt par fragments, en attendant cette fois-ci la mort grandeur nature. On renonce au combat, au bonheur, donc à se sentir vivre. On se ratatine, on dépérit, et vous voilà une vieille dame ou un vieux monsieur, les cheveux tout blancs (teints ou non), les dents fausses en pagaïe dans la bouche, des rides visibles sur la figure et d’autres, invisibles qui vous plissent le cœur.” (page 44)

“La solitude devrait m’aider à me rapprocher de Dieu.” (page 45)

“Depuis quelques jours, bonheur intérieur. La passion humaine m’avait enveloppée de ténèbres. Maintenant qu’elles semblent se dissiper, la lumière se lève dans mon âme. (…). D’un homme j’avais fait un dieu et de cette idolâtrie j’attendais le bonheur. Quelle dérision. Elle m’a valu des années de souffrances et le travail meurtrier de la neurasthénie m’a menée au bord de l’anéantissement - et ce n’est que justice. (…) je crois renaître.” (page 48)

“Ce sentiment outrancier et trop dramatique que j’avais porté en moi pendant près de dix ans, destiné à un homme qui ne m’aimait pas, était-ce de l’amour ? Je commence à en douter : il y entrait tellement plus d’exaspération que de générosité ; et peut-être aussi le désir spectaculaire “de vivre un grand amour”. Mais d’autre part, comment l’amour contrarié n’irait-il pas en s’exaspérant et pourquoi le désir d’aimer ne serait-il pas l’amour ?” (page 49)

51WEq7wHqPL._SX195_.jpgLe 12 avril 1954, elle écrit : “Non seulement je n’ai pas été heureuse, mais, surtout, je n’ai pu rendre heureux personne. Si un au-delà existe et si on doit un jour comparaître devant une instance supérieure, quelle sera ma justification ? Un énorme zéro.” (page 54).

Le 19 avril 1954 : “Cet amour absurde qui m’étouffait au point que physiquement je respirais mal, s’est-il enfin dissipé comme un cauchemar ? Puis-je vraiment me sentir enfin libre,libre, libre ?


Banine va poursuivre son chemin de conversion en fréquentant à Paris la chapelle Cortambert, où elle écoute la messe, où elle prie. Elle demande de l’aide à des prêtres pour essayer de mieux comprendre son attirance pour le Christ, fascination qui ne fera qu’augmenter. Elle est suivie avec patience et délicatesse par un moine bénédictin, elle sollicite le baptème, mais celui-ci, saint homme, veut d’abord qu’elle creuse davantage, qu’elle reconnaisse la divinité du Christ ce qui prendra des mois avant qu’elle ne l’accepte. Il soumet la patience de Banine à rude épreuve car elle a un caractère de feu qui veut tout et tout de suite. Elle est devenue une amoureuse du Christ, elle vit avec intensité les messes quotidiennes (où elle ne peut communier vu qu’elle n’est pas encore baptisée), elle prie beaucoup, pleure aussi, en un mot elle passe par le processus de purification des convertis.

Elle écrit le 23 avril 1955 : “La manière dont les incroyants sont amenés à Dieu varie à l’infini, mais la capture des forts m’intéresse le plus. Dieu les prend dans ses filets malgré leur intelligence, leur puissance, leur orgueil, et ils ne se débattent même pas toujours plus que les faibles. C’est le plus souvent par le sentiment de la vanité du monde qu’Il les touche (…) J’ignore si Dieu existe, mais mon besoin de lui est aussi réel que mon besoin de boire ou de dormir.” (page 120)

Et le 22 décembre 1956 : “Le bonheur et la joie se démènent en moi - je finirai par éclater si ça continue - demain je serai baptisée.(…) J’ai voulu être libertine et une passion (stupide ou sublime, je ne sais plus) m’a consumée.(…) Ce lent mûrissement intérieur qui, à travers les obstacles et par-delà les chutes, m’a menée aux pieds du Christ… J’étais saisie d’émerveillement (…) Je me sens heureuse du bonheur que seul, lui, le Christ - Dieu - peut donner. " Je chante à l’ombre de tes ailes" clamait le psalmiste - et je chante avec lui. Demain, le 23 décembre, jour de la Sainte Victoire, je serai baptisée. J’ai choisi l’opium (du peuple, ndlr) - et le Christ m’a ressuscitée des morts.” (pages 217 à 219)

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4. La lettre de Montherlant à Banine

Source : “Le Funambule, livres anciens et modernes, Deutsch-französische Antiquariatsbuchandlung, catalogue n°6 de la vente publique, novembre 1995”

Paris, le 24 juillet 1952

Madame Banine
40 Rue Lauriston
Paris(16ème)

Chère Madame,

Je puis difficilement exprimer la profondeur du mépris que j’ai pour ceux ou celles (celles, plus nombreuses) qui, au déclin de leur âge, lèvent les yeux vers le ciel, - et en qui le prêtre se glisse dans la brèche faite par la peur. Ceux qui, toute leur vie, ont vécu avec une foi religieuse sont ou des esprits débiles, ou de bons esprits, mais avec un coin véreux : ce coin véreux où se loge "Dieu”. Pour eux, il me semble qu’on peut avoir l’indulgence que mérite la faiblesse humaine. Mais ceux qui, ayant, toute leur vie, "su raison garder”, se décomposent et " trouvent Dieu" dans la peur finale, non sans vous faire la leçon, car cela se passe toujours avec un comble de prétention et de prosélytisme, pour ceux-là, je le répète, j’ai un mépris dont je ne puis mesurer le fond.

Tout cela ne touche en rien ma phrase sur le bonheur des croyants. La seule question est : le bonheur doit-il être payé au prix de la lâcheté et de l’imbécillité ?

En dictant cette lettre, voici que je me rappelle l’impression que me faisait sur moi, quand j’avais douze ans, la phrase de Pétrone dans le roman Quo Vadis, où, songeant aux chrétiens, il dit "que les païens eux aussi savent mourir".

Je n’ai pas lu le livre de Mme Yourcenar. L’histoire romancée est pour moi de la ratatouille, quand la vie est si belle, et si belle l’histoire honnête, qui ne prétend qu’à la reconstituer. Et tous ces gens qui ont besoin de Mme Yourcenar pour découvrir les Grecs et les Romains, et que ces Grecs et ces Romains après tout n’étaient pas si bêtes, me semblent porter surtout un triste témoignage sur l’inculture et l’ignorance de notre époque.

Vous m’avez envoyé un livre de Jünger. Je vous ai répondu, il me semble, que je le lirais cet été, ce qui est toujours dans mes intentions. Merci pour ce que vous me dites de mes pages de la Table Ronde. Et croyez,chère Madame, à l’assurance de mes meilleurs souvenirs.

                                                                                                                   Montherlant.

Ndlr : Cette lettre de Montherlant n’empêcha pas la conversion de Banine !

5. Le cœur de Banine bat pour Montherlant et pas pour Jünger

Il y a une lettre très révélatrice de Banine à Montherlant. Elle est datée du 30 décembre 1953. Voici ce qu’elle écrit à Montherlant :  “ Ce que j’aime le plus décidément en vous, c’est votre attitude devant la vie, votre personnage. Que de résonnance il éveille en moi, ce qui m’étonne car enfin comment peut-on être attiré à la fois par Tolstoï et par Montherlant  ? Aux antipodes l’un de l’autre…Et si j’aime moins votre mépris pour l’humanité, je ne le comprends que trop, étant littéralement ravagée de mépris et m’en défendant en vain… “ Il faut toujours combattre la tentation de mépriser ”, dit Junger dernière manière. Je suis de raison avec lui, de cœur avec vous : l’humanité est beaucoup plus méprisable qu’admirable. Mais là devrait intervenir cette charité dont vous parlez aussi beaucoup. ”

NDLR : sauf preuve contraire, Banine fut une grande amoureuse de Montherlant ; cela semble évident  !

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6. Œuvres de Banine

  • Nami, Gallimard, 1942
  • Jours caucasiens, Julliard, 1946
  • Rencontres avec Ernst Jünger, Paris, Julliard, 1951
  • J’ai choisi l’opium, Paris, Stock, 1960
  • Après, Stock, 1962
  • Jünger, ce méridonal, Antaios, 1965
  • Portrait d’Ernst Jünger : lettres, textes, rencontres, Paris, La Table Ronde, 1971.
  • L’Homme des Complémentaires, La Table Ronde, 1977
  • Ernst Jünger aux faces multiples, Lausanne, éditions L’Âge d’Homme, 1989
  • Jours parisiens, Gris Banal, 2003

09:54 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : france, littérature, lettres, lettres françaises, littérature française, henry de montherlant, banine, ernst jünger, paris, catholicisme | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

samedi, 26 septembre 2020

Félicien Marceau

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Félicien Marceau

Ex: https://anardedroite.wordpress.com 

Félicien Marceau appartient à cette période bénie de notre histoire littéraire, où les frontières entre les genres n’étaient pas encore étanches. Les auteurs les plus doués circulaient librement d’une forme à l’autre et savaient être, avec un égal bonheur, romanciers, essayistes, dramaturges. Marceau a inventé une nouvelle formule théâtrale; la pièce écrite à la première personne. Ses pièces ont été jouées par Arletty, Jeanne Moreau, François Périer, Jean-Claude Brialy, Francis Blanche, Bernard Blier… Elles s’appelaient L’Œuf, La Bonne Soupe, L’Etouffe-Chrétien.. Elles remportèrent un succès considérable dans les années 1960.

L’individu en proie au terrorisme intellectuel d’un monde sans âme, voilà son credo. L’homme doit être un franc-tireur, prendre le maquis de la pensée courante et bâtir sa propre vérité. C’est pourquoi Marceau aime les personnages interlopes, mystérieux. Ses personnages sont en règle générale des inadaptés. Ils n’arrivent pas à entrer en communication avec leur époque. Marceau aime les contrebandiers, les voleurs, les prostituées ; ceux qui vivent une vie de roman dans un monde qui s’y prête guère. Quand on le présentait comme homme de droite, il répondait :  « Oui, le système reste mon ennemi et je ne crois pas à la société. Il y a deux révolutions à faire: la révolution des masses et la révolution individuelle, et l’une ne doit pas faire oublier l’autre. » A son avis la liberté n’existe que lorsqu’on l’a conquise, c’est à dire éprouvée. Mieux: elle n’est pas donnée à jamais, mais toujours en péril. 

L’époque a de plus en plus de mal à admettre que la littérature est une zone franche, une manière de plage ensoleillée où l’on va éviter la guerre civile et se baigner entre gens de bonne compagnie. Et puis, n’est-ce pas, quand toutes les idéologies sombrent, et elles sombrent souvent, ce qui reste au bout du compte, c’est le style. Le style, Félicien Marceau n’en manquait pas. Le style mais aussi la légèreté, l’impression de facilité dans l’art de dérouler les phrases et de raconter une histoire, c’est aussi pour cela bien plus que pour des engagements douteux, que certains écrivains sont secrètement détestés.

unnamedfmac.jpgFélicien Marceau était un grand vivant qui fait honte aux moribonds, à leurs pauvres et funestes rêveries. Toutes les apparences de la santé se fixent dans ses livres, une lucidité indulgente, une gravité toujours teintée d’une sorte de tendresse ironique. Il a un air désinvolte, narquois et avide pour parler de la vie; il invente presque une façon nouvelle d’être heureux; il se compose devant l’existence une attitude goguenarde et insolente.

Louis Carette, c’était son nom, est né à Cortenberg, dans le Brabant, le 16 septembre 1913. « Au commencement, écrit-il dans son autobiographie, Les Années courtes, il y eut un grand tumulte. » Ses premiers souvenirs sont des souvenirs d’épouvante : la guerre, le sac d’une ville, des incendies, des morts. « Ce n’est pas ça, l’enfance. Cela ne devrait pas être ça. C’est une aube, l’enfance, non ces clameurs, non cette peur. » Fils de fonctionnaire, il fait ses études au collège de la Sainte-Trinité à Louvain.

Deux grands principes structuraient son enseignement. Principe numéro 1 : « L’ennemi du style, c’est le cliché. Qu’est-ce que le cliché ? C’est quelque chose qui a été écrit avant nous. Il faut écrire comme personne […]. Nous étions médusés, commente Félicien Marceau. Jusque-là nous pensions que bien écrire, c’était précisément écrire comme les autres, comme les écrivains. » Principe numéro 2 : il faut faire des comparaisons sans arrêt, « parce que, si on ne fait pas une comparaison, on ne voit pas. Or, le style, c’est faire voir ». Félicien Marceau n’oubliera jamais cette double injonction. Elle déterminera aussi bien son art littéraire que sa philosophie de la vie.

Après ses années de collège, Louis Carette entre à l’Université de Louvain. Et là ce jeune catholique fait ses premières armes dans ce qui est alors le seul quotidien universitaire au monde : L’Avant-garde. C’est son entrée en littérature, et c’est aussi, sous l’égide d’Emmanuel Mounier, son entrée en politique. Il préside la sous-section de la revue Esprit fondée à Louvain en 1933 et il publie, le 19 mai 1934, dans les colonnes de L’Avant-garde, un réquisitoire aux accents pré-sartriens contre la passion antisémite

Quand la guerre éclate, Louis Carette a vingt-sept ans et, depuis 1936, il est fonctionnaire à l’Institut national de la radiodiffusion. Mobilisé, il combat dans l’armée belge. Celle-ci est rapidement mise en déroute. Carette se replie avec son régiment en France. Après la reddition, il reprend ses activités sur le conseil de son ministre de tutelle. Mais, entretemps, l’I.N.R. a été rebaptisé Radio Bruxelles, et placé sous le contrôle direct de l’occupant. Il devient le chef de la section des actualités. En mars 1942, de retour d’un voyage en Italie, il trouve l’atmosphère alourdie. 

08-548840.jpgS’extirpant de la glu de la camaraderie, Carette quitte donc la radio le 15 mai 1942. Il fonde sa propre maison d’édition, où il publie notamment le grand dramaturge Michel de Ghelderode, mais il ne choisit pas pour autant la voie de la Résistance. À la Libération, il apprend que la police le recherche, il fuit donc vers la France, en compagnie de sa femme, avec pour seul bien une valise et son Balzac dans l’édition de la Pléiade. En janvier 1946, il est jugé par contumace et condamné à quinze ans de travaux forcés par le conseil de guerre de Bruxelles qui, sur trois cents émissions, a retenu cinq textes à sa charge : deux chroniques sur les officiers belges restés en France, une interview d’un prisonnier de guerre revenant d’Allemagne, un reportage sur le bombardement de Liège et une actualité sur les ouvriers volontaires pour le Reich. Ces émissions ne sont pas neutres. Comme le dit l’historienne belge Céline Rase dans la thèse qu’elle vient de soutenir à l’université de Namur : « Les sujets sont anglés de façon à être favorables à l’occupant. » Cela ne suffit pas à faire de Carette un fanatique de la collaboration. Ainsi, en tout cas, en ont jugé le général de Gaulle qui, au vu de son dossier, lui a accordé la nationalité française en 1959 et Maurice Schumann, la voix de Radio Londres qui, en 1975, a parrainé sa candidature à l’Académie française.

unnamedfmpp.jpgDe la lecture d’Une ténébreuse affaire, il tira la leçon, aussitôt appliquée, que dans la mesure où ce ne sont pas des juges mais des adversaires qui siègent dans un procès politique, il est préférable de s’exiler. Ce qu’il fit à la libération de son pays, en s’installant en France. Une fois arrivé, il a voulu, avant même de reprendre la plume, tourner la page. Il s’est donc doté d’un nouveau nom pour une nouvelle naissance et ce nom n’est évidemment pas choisi au hasard : il se lit comme une promesse de gaieté et d’insouciance après les sombres temps de la politique totale. Promesse tenue pour notre bonheur dans des romans comme Les Passions partagées ou Un oiseau dans le ciel.

Comme beaucoup d’intellectuels et écrivains situés à l’extrême-droite de l’échiquier politique, les aspects plébéiens, grégaires du fascisme, ne peuvent que révolter cet esprit distingué qui rejoindra, ce n’est pas un hasard, le groupe littéraire des Hussards. Au lieu de prendre la mesure de la catastrophe européenne, un certain nombre d’écrivains talentueux, regroupés autour des revues La Table ronde ou La Parisienne, firent flèche de tout bois contre ce qu’ils vivaient comme l’arrogance insupportable des triomphateurs. Sans se laisser entamer le moins du monde par la découverte de l’ampleur des crimes nazis, ils revendiquèrent pour eux la qualité de parias, de proscrits, de persécutés et la critique du résistancialisme leur tint lieu d’inventaire. Ils reconnaissaient que l’Occupation avait été une époque pénible, mais c’étaient les excès de la Libération qui constituaient pour eux le grand traumatisme. Félicien Marceau a toujours su préserver sa singularité. Reste qu’il faisait partie de cette société littéraire qui s’était placée sans état d’âme sous le parrainage des deux superchampions de l’impénitence : Jacques Chardonne et Paul Morand.

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Félicien Marceau a commencé sa carrière en écrivant des romans : Chasseneuil (1948), Casanova ou L’Anti-Don Juan (1949), Capri petite île et Chair et cuir (1951). Mais c’est avec Bergère légère qu’il connaît son premier grand succès, en 1953. Il se réclame de Balzac, à qui il rend un hommage dans un essai, Balzac et son monde (1955). Qu’ils soient riches ou pauvres, parisiens, campagnards ou isolés sur une île italienne, les personnages de Félicien Marceau vivent en ingénus apparents dans une société jugée sans intérêt par l’auteur.

Marceau, qu’on classe paresseusement parmi les auteurs de boulevard, n’a pas usé pour nouer son intrigue de recettes éculées ; comme le dit Charles Dantzig dans son livre d’entretiens avec Félicien Marceau L’imagination est une science exacte, il a inventé une nouvelle formule théâtrale : la pièce écrite à la première personne. Dans L’œuf, comme un peu plus tard dans La Bonne Soupe, le coup de génie de Marceau consiste à transférer sur les planches un procédé tout naturel dans le roman : c’est le romancier en lui qui élargit le champ des possibles du théâtre.

301.jpgMais si la forme varie, la pensée de l’écrivain se caractérise par la constance de son questionnement. La virtuosité chez lui va de pair avec l’opiniâtreté. « Tous mes livres, écrit-il en 1994, sont une longue offensive contre ce que dans L’œuf j’ai appelé le Système, c’est-à-dire le signalement qu’on nous donne de la vie et des hommes. Ces lieux communs sont plus dangereux que le mensonge parce qu’ils ont un fond de vérité mais qu’ils deviennent mensonge lorsqu’on en fait une vérité absolue. »

Pour quelqu’un qui avait reçu à peu près tous les honneurs que la République des Lettres peut offrir, il était d’un naturel modeste. Il confessait écrire lentement, et se donner «un mal de phoque pour un chapitre ou un article que n’importe qui écrirait dans le quart d’heure». Il qualifiait sa pensée de «simplette» et parlait peu. Il professait souvent: «L’époque ne respecte que les spécialistes. Cultive ton are. Ne t’aventure pas dans l’hectare.» C’était un écrivain, pas un intellectuel. A partir des années 1960, Félicien Marceau vit à Neuilly (Hauts-de-Seine), dans un hôtel particulier où les visiteurs sont accueillis par un valet en gilet rayé. Il s’insurge quand on qualifie son théâtre de vulgaire ou de cynique : « Je prends toujours les personnages au niveau le plus quotidien, parce que je crois que c’est là qu’est la force de frappe… Pour faire comprendre ce qu’on veut dire, il faut partir du plus bas », déclare alors Félicien Marceau.

Cette année-là, l’auteur reçoit le prix Goncourt pour Creezy, l’histoire d’une cover-girl tuée par son amant député. Il présente aussi une pièce, Le Babour, avec Jean-Pierre Marielle. Mais le succès au théâtre n’est plus de saison. 1968 est passé par là, changeant la société française. Cela n’empêche pas Félicien Marceau de continuer à écrire. Il livre en particulier L’Homme en question (1973), avec Bernard Blier dans le rôle d’un ministre dévoré d’ambition.
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414V20Z0SWL._SX210_.jpgSon roman Creezy lui vaut le Goncourt en 1969 ; en 1974, il reçoit le prix Prince Pierre de Monaco et sa course aux honneurs s’achève l’année suivante, dans un fauteuil laissé vacant par Marcel Achard, sous la plus illustre des coupoles. Cette élection n’est pas sans remuer des souvenirs. Pierre Emmanuel démissionne de l’Académie et Marceau le renvoie à son livre de souvenirs. Les Années courtes (1968), dans lequel il a fait le jour sur les engagements de sa jeunesse. Le scandale est bien vite émoussé et l’écrivain peut continuer sa vie de romancier, tenant de temps à autre une chronique au Figaro, offrant régulièrement un nouveau texte, abordant tous les genres et tous les styles, en restant cependant fidèle à ses principes: «Pour le romancier, la réalité n’est qu’un point de départ à partir de quoi il nous propose (…) une autre vie.»

Creezy et Le corps de mon ennemi ont donné deux films, eux aussi typiques des années 70. Il s’agit de La race des seigneurs de Pierre Granier-Deferre avec Delon et Sydne Rome, belle comme une couverture de Play-Boy sous Giscard. Le corps de mon ennemi est tourné avec Belmondo par Henri Verneuil sur des dialogues de Michel Audiard. C’étaient typiquement ce qu’on appelait les films du dimanche soir et il nous semble bien que c’est la première fois que nous avons vu, écrit au générique, le nom de Félicien Marceau, que c’est de cette manière, ausssi, que nous avons eu envie de lire l’écrivain qui inventait de telles histoires. Comme quoi, regarder la télé menait encore à tout en ce temps-là, même à Félicien Marceau.

En 1978, il signe l’adaptation de la Trilogie de la villégiature, de Carlo Goldoni, dont Giorgio Strehler offre une mise en scène inoubliable, à l’Odéon, à Paris. Un an plus tard, L’Œuf entre au répertoire de la Comédie-Française. La pièce fait un flop, malgré la présence de Michel Duchaussoy. De même, la présence de Danielle Darrieux dans la reprise de La Bonne Soupe, toujours en 1979, n’empêche pas l’échec. Félicien Marceau retourne au roman. En 1993, La Terrasse de Lucrezia lui vaut le prix Jean Giono. En 2000, il publie L’Affiche. En 2002, L’Homme en question est repris au Théâtre de la Porte-Saint-Martin par Michel Sardou. Le chanteur n’arrive pas à relancer un auteur dont il partage les convictions.

Cet amoureux du mot et de ses sortilèges laisse planer sur son absence l’ombre d’une œuvre riche et sarcastique, qui sut unir les fastes d’un Balzac aux irrévérences d’un La Bruyère. Comme toujours, quand une voix se tait, on est en droit de se demander si on continuera à l’entendre. La réponse n’est guère aisée. On ne s’aventurera pas beaucoup en postulant que son monumental « Monde de Balzac » défiera le temps, comme ses essais sur Casanova, fruits d’un double cousinage dû au goût du bonheur et à l’amour de l’Italie, résisteront à l’usure du temps. Pour ses romans, on, est en droit de ses demander s’ils bénéficieront de l’indulgence de la postérité. Il faudrait pour cela que l’Université, qui lui a préféré les expérimentations du Nouveau Roman, se mette à s’intéresser à lui. Et puis, il y a son théâtre, qui triompha sur le boulevard, alors qu’il méritait mieux que cela. Il fut un temps, comble de l’ironie, où on le comparaît à Brecht, en raison de son style assimilable au théâtre épique . Aujourd’hui, seuls les amateurs puisent encore dans ce répertoire. Marceau, qui se tut à l’aube du siècle dernier, y sera-t-il un jour renfloué ou est-il voué au cimetière des écrivains symptomatiques de leur temps ? La question reste entière.

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 (Notice rédigée en 1988 par Félicien Marceau) 

Pourquoi moi? Pourquoi est-ce moi qu’on est allé chercher pour parler de Félicien Marceau? Je suis, il est vrai, de ses amis, le plus ancien. Cela laisse intacte la question: suis-je vraiment son ami? Ce qu’il peut m’horripiler parfois! Tenez, quand je le vois se donner un mal de phoque pour un chapitre ou un article que n’importe qui écrirait dans le quart d’heure.

Une justice à lui rendre pourtant: la chose imprimée, il ne reste que peu de traces de ses ahans. Le Marceau se lit sans difficulté. Parfois même avec agrément, si on en croit l’éminent critique du «Cri de la jeune fille», organe indépendant du Loiret. A mon idée, c’est surtout parce que sa pensée est simplette. Rarement chez lui de ces propos dont l’opacité est un si rassurant oreiller.

Conscient de cette infériorité intellectuelle, il parle peu. On raconte qu’un jour, congratulant Marcel Aymé à l’issue d’une de ses pièces, tout ce qu’il trouva à articuler fut: «Ah! Quelle bonne pièce!»  Ce à quoi, après un silence de trois siècles, Marcel Aymé rétorqua: «La vôtre aussi est bien», échange de vues qui les laissa d’ailleurs, tous les deux, parfaitement satisfaits. Moi, avec des gens comme ça, je frise la crise de nerfs.

Calme, sois calme, mon âme. On m’a demandé un article objectif. Genre biobibliographie. Pour la biographie de Félicien Marceau, je renvoie à ses mémoires, «Les Années courtes», où il nous narre sa vie de 1913 à 1946. Pour le reste, son trait principal est d’avoir écrit à peu près autant de romans que de pièces, plus quelques essais. Je dois énumérer? Bon, j’énumère.

Bibliographie

Romans: «Chasseneuil», «Capri petite île», «Chair et Cuir», « ’Homme du roi», «Bergère légère», «Les Elans du cœur», «Creezy», «Le Corps de mon ennemi», «Appelez-moi Mademoiselle», «Les Passions partagées».

Pièces: «Caterina», «L’Œuf», «La Bonne Soupe», «L’Etouffe-chrétien», «Les Cailloux», «La Preuve par quatre», «Un jour j’ai rencontré la vérité», «Le Babour», «L’Ouvre-boîte», «L’Homme en question», «A nous de jouer».

41DA5ADJYML._SX195_.jpgEssais: «Casanova ou l’anti-Don Juan» et, encore sur Casanova (c’est une manie) «Une insolente liberté», «Le Roman de la liberté», et, plus considérable, en tout cas par le nombre de pages, un «Balzac et son monde» qui fait autorité, paraît-il (va-t-en voir), jusque dans le New Jersey.

Nouvelles: «En de secrètes noces» et «Les Belles Natures». Pour faire bon poids, ajoutons un opéra-bouffe, «Lavinia», et les quelques films tirés de ses romans ou de ses pièces.

On conviendra que tout ça ne fait pas très sérieux et quand on pense que ça a pu lui valoir des prix comme l’Interallié, le Goncourt, le Monaco, le grand prix de la Société des auteurs et enfin l’élection à l’Académie française, on se dit que, franchement… Silence, mon cœur! Apaise ton courroux. Cent fois, je lui ai dit: «L’époque ne respecte que les spécialistes. Cultive ton are. Ne t’aventure pas dans l’hectare.» Lui, il prétend que cette distinction entre les genres est une vue de professeur et que, de pièce en roman, il poursuit la même vérité, la même liberté. Pour reprendre ici une de ses répliques saisissantes d’originalité comme il en trouve une tous les trois ans: «Il vaut mieux entendre ça que d’être sourd.»

Et ses sujets ! Au lieu de nous raconter les amours d’un écrivain avec l’emballeuse-chef de sa maison d’édition, péripétie qui a permis de si brillantes variations dans le roman contemporain, il s’en va chercher des patineurs de Montpellier (sic), des cover-girls, des comtesses transalpines. Il prétend que ça donne de l’air. Je me demande si sa vraie clef n’est pas dans un court divertissement, intitulé «La Carriole du père Juniet» qu’il a eu le front de publier et où on voit un boomerang poursuivant sa propriétaire depuis les Invalides jusqu’en haut de la rue La Fayette. Bref, pour exprimer le fond de ma pensée, je me demande surtout ce que vient faire cet homme-là dans ce dictionnaire.

http://m.ina.fr/video/I14171115/felicien-marceau-et-franc...

Citations:

« Juste assez charmantes pour qu’on aie envie d’elles. Juste assez assommantes pour qu’on puisse les quitter avec soulagement. »

Faites-vous tant d’histoires, lorsqu’on joue votre air national? Moi, je me lève. C’est mon derrière qui obéit. Mais mon esprit reste libre.

il vouait à l’exécration ce monde, ce foutu monde qui se croit libre, ce monde où, de toutes les bouches, comme une bulle, sort le mot liberté, ce monde qui s’en goberge, qui s’en pourlèche, qui s’en barbouille jusqu’aux naseaux, qui le clame dans ses cortèges, qui l’inscrit sur ses banderoles, sans voir qu’entre la liberté et lui, il y a toujours un papier qui manque, qu’entre la liberté et lui, il reste la bêtise, l’inertie, les règlements avec leurs barbelés, les lois avec leurs miradors, les cons avec leurs conneries, les choses enfin avec leur pesanteur.

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La vie, à chaque instant, offre ses bifurcations. On ne les prend pas ou on n’a pas le temps ou quelqu’un vous attend.On est sur des rails.[…..]Les hommes se gargarisent de « si »: si j’avais su.[….]… Se peut-il que notre vie ne soit que cette suite de carrefours où, à chaque fois, suivant qu’on prend à gauche ou à droite, tout serait différent?…

C’est étrange, tant de choses, tant de gens, d’événements qui sombrent dans les gouffres de l’oubli. Ce qu’on n’oublie pas, ce qu’on n’oublie jamais, ce sont les gestes mesquins, les gestes sordides. Ce qui reste gravé en lettres de feu, c’est la vulgarité.. L’humiliation et l’offense. données ou subies: pareil….Le souvenir des moments où, même par la faute d’un autre, on a été le complice d’un monde immonde.

On croit qu’une vie, c’est sérieux. Une vie, ce n’est que ceci : six lettres, quatre factures et un extrait de compte.

– D’abord comment va-t-il ?
– Il va très bien.
– Il est heureux ?
– Il est libre.
– C’est différent ?
– C’est l’étage au-dessus.

J’étais entré au ministère aussi… Un autre univers. Qui me plaisait. Parce que, dans les ministères, le travail, je ne dis pas qu’il ne sert à rien, non, non, il sert mais au moins on ne voit pas à quoi. Ça rassure.

http://www.regietheatrale.com/index/index/thematiques/aut...

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mardi, 22 septembre 2020

Avec Bruno Lafourcade

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Avec Bruno Lafourcade

par Christopher Gérard

Ex: http://archaion.hautetfort.com

Au seuil de l’Apocalypse

« Quant à moi, j’attends les Cosaques et le Saint-Esprit. Tout le reste n’est qu’ordure ! » prophétisait Léon Bloy vers 1915, en pleine tuerie mondiale. Avec son dernier recueil, dont le titre s’inspire du grand imprécateur, Bruno Lafourcade a voulu présenter, par le biais d’une centaine de chroniques qui sont autant d’anathèmes et de fulminations, le portrait d’une certaine France, celle de M. Macron et des hyperféministes, celle des théoriciens de la dislocation des héritages et des créatures télévisuelles. Une France où règnent, comme dans tout le bel Occident, mais de façon plus affirmée car théologiquement justifiée par les chanoines de l’Eglise du Néant, « la réification des hommes, la marchandisation des corps, la manipulation biologique, la délocalisation de tout et de tous » - l’ensemble vendu par les diverses propagandes comme un vert paradis.

AA-Cosaques4043990568.jpgBruno Lafourcade a naguère publié un essai courageux Sur le suicide, une charge contre les Les Nouveaus Vertueux. Plenel, Fourest, Joffrin, etc. & tous leurs amis, un fort roman, L’Ivraie, qui retrace le parcours d’un ancien gauchiste devenu sur le tard professeur de français dans un lycée technique de la banlieue bordelaise. Il s’y montrait hilarant et désespéré, incorrect et plein d’humanité. Et styliste exigeant, car l’homme connaît la syntaxe et la ponctuation, classiques à souhait. Qu’il fasse l’éloge du remords (« qui oblige ») ou du scrupule, de la modestie conservatrice face à l’arrogante confiance en soi du progressiste, du dédain face à la haine plébéienne (« on imagine mal tout le dédain que peut contenir un point-virgule »), Bruno Lafourcade se montre drôle et féroce, quasi masochiste à force de pointer avec tant de lucidité les horreurs de ce temps – un misanthrope doublé d’un moraliste, classique jusqu’au bout des ongles. Saluons ce polémiste inspiré, son allergie si salubre aux impostures de l’époque. Et cette charge contre telle crapule télévisuelle, minuscule écrivain qui, sur le tard, après vingt ans de courbettes, renie un confrère, son aîné, devenu pour la foule l’égal de Jack l’Eventreur.

Christopher Gérard

Bruno Lafourcade, Les Cosaques & le Saint-Esprit, La Nouvelle Librairie, 346 pages, 16.90€

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Né en 1966 en Aquitaine, Bruno Lafourcade a, entre diverses besognes alimentaires (agriculture & publicité), poursuivi des études de Lettres modernes à Lyon ; il est l’auteur d’un courageux Sur le suicide (Ed. François Bourrin), dont j'ai parlé naguère. Un roman le fait sortir de sa tanière des Landes et attire l’attention sur ce chroniqueur souvent acerbe de notre bel aujourd’hui (voir son jubilatoire pamphlet contre les nouveaux puritains, Plenel, Taubira et tutti quanti).

En trois cents pages, son roman L’Ivraie retrace en effet le parcours de Jean Lafargue, rebelle pur sucre, devenu sur le tard professeur de français dans un lycée technique de la banlieue bordelaise et donc condamné à « une existence grise et bouchée ».

BL-ivraie3706061291.jpgEncore un témoignage sur la misère des lycées techniques, se demandera le lecteur ? En fait, les choses sont bien plus complexes, grâce au talent, indiscutable, de Lafourcade, qui signe là un vrai livre d’écrivain, hilarant et désespéré, incorrect et plein d’humanité.

Car le vrai sujet du livre, c’est le crépuscule, celui d’une civilisation et celui d’un homme – minuscule grain de sable coincé dans les interstices d’un système devenu fou. C’est dire si chacun peut se reconnaître dans ce récit picaresque, truffé de morceaux d’anthologie comme la description d’une bibliothèque de province ou d’une salle des professeurs (« une pièce qui puait l’ennui professionnel, le café industriel et la mort administrative »), les réflexions sur la destruction de notre langue (devenue pour tant de gens un « chaos de subordonnées sans principales, de principales sans verbes et de verbes sans sujets, avec un « quoi » omniprésent à l’agressivité rentrée »).

Dans La Chartreuse de Parme, Stendhal proclame, non sans une certaine mauvaise foi, que « la politique dans une œuvre d’art, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert » : avec Lafourcade, il faut parler de canonnade, tant le polémiste de race se déchaîne contre l’imposture aux mille faces, toujours avec esprit et dans une langue précise servie par un style percutant – un vrai tueur.

A surveiller de près, ce Bruno Lafourcade, qui mérite amplement sa fiche S (comme styliste).  

Christopher Gérard

Bruno Lafourcade, L’Ivraie, Ed. Léo Scheer, 320 pages, 21€

Du même auteur, Les Nouveaus Vertueux. Plenel, Fourest, Joffrin, etc. & tous leurs amis, Ed. Jean Dézert, 200 pages.

Le site de l'écrivain : https://brunolafourcade.wordpress.com/

Voir ma chronique du 11 septembre 2014 sur son essai :

http://archaion.hautetfort.com/archive/2014/09/11/sur-un-bel-essai-de-bruno-lafourcade-5445486.html

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samedi, 19 septembre 2020

Théophile Gautier, artiste et homme d'esprit réactionnaire

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Théophile Gautier, artiste et homme d'esprit réactionnaire

Ex: http://dernieregerbe.hautetfort.com

Théophile Gautier (1811-1872) occupe une place-charnière dans notre grand XIXe siècle, ayant un pied chez les romantiques et un deuxième chez les parnassiens, voire un troisième chez les réalistes. Combattant parmi les plus en vue de la « bataille d’Hernani » en février 1830, il a été, très jeune, en relations avec Hugo, Lamartine, Musset, Nerval, Dumas, Nodier, etc. Mais figure tutélaire  des « dîners Magny » sous le Second Empire, il fut aussi proche de Flaubert, Baudelaire, Sainte-Beuve, les Goncourt, Renan, Taine, Du Camp, etc. Tous les témoins ont souligné sa personnalité haute en couleurs, sa liberté de ton et d’opinion, son sens de la provocation, son art de la causerie gauloise et débridée.

61Vdv42alWL.jpgSon œuvre le fait aujourd'hui considérer comme un auteur de deuxième rang, et ce n’est peut-être pas injuste. Comme Musset, ses dix premières années (je veux dire entre 20 et 30 ans) ont été prodigieuses, et en comparaison la suite paraît un déclin. Sa poésie des années 1830, trop méconnue, ne manque pas de force, mais consiste en variations sur les poncifs romantiques. Ensuite, sa veine se tarit : il passe aux octosyllabes froids et insipides d’Émaux et camées, antichambre de la stérilité [1]. Ses récits sont intéressants, mais on n’y sent pas la griffe du génie : ses histoires d’amour tragiques sonnent un peu creux au milieu des décors de marbre qu’il a reconstitués en plasticien [2]. C’est qu’il a érigé l’insensibilité en système, allant jusqu’à prétendre que s’il avait glissé ici et là un peu de sentiment dans ses livres, c’était uniquement pour « donner satisfaction aux bourgeois » [3]. Il ne faut pas le croire entièrement, mais il est certain qu’il a développé en lui, au fil des années, un intérêt exagéré pour le monde matériel, qui a asséché sa sensibilité et dévitalisé son œuvre. Il était peut-être plus fait pour être peintre qu’écrivain [4].

Mais cet artiste purement descriptif n’était qu’une face de sa riche personnalité. « Le bon Théo » fut aussi un causeur étonnant, truculent comme pas deux, jamais à court de paradoxes ni de bouffonneries provocatrices. Il affichait sur toute chose des jugements tranchés qui allaient à rebours de la pensée dominante, dans les termes les plus verts et les plus libres, avec une telle assurance dans le cynisme qu’on se demande dans quelle mesure il prenait au sérieux ses boutades, envers d’un nihilisme total qui transparaît bien dans la collection de citations que j’ai rassemblées. Avec ça, le plus joyeux et le plus distrayant des compagnons. Bref, une « nature » qui ne passait pas inaperçue, une sorte de Jean Yanne du Second Empire qui aurait professé le culte de l’Art d’Oscar Wilde, vite devenue la vedette non des Grosses têtes mais du salon de la princesse Mathilde et des dîners Magny [5]. C’est comme si l’inhumaine impassibilité qu’il imposa à son œuvre, comprimant insupportablement son tempérament, avait fait rejaillir celui-ci dans la conversation avec une force décuplée. Sa dualité rappelle fortement celle de Flaubert, avec qui il fut lié par l’amitié et une admiration réciproque, et dont les lettres tonitruantes font aussi entendre une tout autre tonalité que les romans trop gourmés.

Cette faconde fameuse, qui donna à Théophile Gautier, aux yeux de ses contemporains, une place bien plus importante que celle que la postérité lui a accordée, éclate encore pour nous dans les propos que rapportent surtout les frères Goncourt, à un moindre degré son ami Ernest Feydeau et son gendre Émile Bergerat. Mais alors que c’est bien le même nihilisme qu’on lit dans les lettres à Louise Colet et dans L’Éducation sentimentale ou Bouvard et Pécuchet, – on n’imaginait pas que le conteur de La Morte amoureuse, du Roman de la momie et de Spirite, ou le poète d’España et d’Émaux et camées, celui que Baudelaire salua dans la dédicace des Fleurs du Mal comme un « poète impeccable, parfait magicien ès lettres françaises », – pût traiter Pascal de « pur cul », affirmer que « Racine faisait des vers comme un porc », asséner qu’ « il n’y a rien de plus infect » que la langue de Molière, dont les vers sont « pleins d’enchifrènement » et dont Le Misanthrope est « une comédie des jésuites pour la rentrée des classes… Ah ! le cochon, quelle langue ! Est-ce mal écrit !… », ou juger ainsi le Roi-Soleil : « Un porc  grêlé comme une écumoire ! Et petit : il n’avait pas cinq pieds, le Grand roi… Toujours à manger et à chier… C’est plein de merde, ce temps-là ! Voyez la lettre de la Palatine sur la merde… Un idiot avec celà, et bête !… Parce qu’il donnait des pensions de quinze-cents livres pour qu’on le chantât… Une fistule dans le cul et une autre dans le nez, qui correspondait au palais et lui faisait juter par le nez des carottes et toutes les juliennes de son temps… » [6], entre cent autres fusées tout aussi drôlatiques.

n2916.jpgLes Goncourt, qui l’avaient d'abord jugé un peu sévèrement [7], deviennent vite, et à juste titre, émerveillés par cette infatigable verve rabelaisienne, au point de juger le causeur supérieur à l’écrivain, ce qu’on a envie de ratifier, car on peut faire des réserves sur sa poésie et sur ses récits, mais pas sur la truculence ni la vigueur de ses formules : « Gautier sème intarissablement les paradoxes, les propos élevés, les pensées originales, les perles de sa fantaisie. Quel causeur ! Bien supérieur à ses livres ; et toujours, dans la parole, bien au-delà de ce qu’il écrit ! Quel régal pour des artistes que cette langue au double timbre, qui a les deux notes, souvent mêlées, de Rabelais et d’Henri Heine, de l’énormité grasse ou de la tendre mélancolie ! » [8]. Ils préviennent toutefois qu’il faut faire la part de la provocation dans ses saillies et ne pas toutes les prendre au premier degré. À un passage où Gautier se déclare totalement fermé à la musique et où il traite Gounod de « pur âne », Edmond de Goncourt a ajouté en 1887 une note importante : « La qualité caractéristique, je dirai, la beauté de la conversation de Gautier était l’énormité du paradoxe. C’est dire que dans cette négation absolue de la musique, prendre cette grosse blague injurieuse pour le vrai jugement de l’illustre écrivain sur le talent de M. Gounod, ce serait faire preuve de peu d’intelligence ou d’une grande hostilité contre le sténographe de cette boutade antimusicale. » [9]  

De fait, les outrances systématiques dont Gautier régalait ses interlocuteurs amusent souvent plus qu’elles ne convainquent. Quand il développe des théories originales sur le rôle des cafés dans la vie politique [10], ou sur le goût culinaire, incluant une critique radicale du pain, invention « bête et dangereuse », « corrupteur suprême du goût » [11], on reste perplexe et on se demande s’il y croyait vraiment. Quand il avoue qu’il n’aime que les filles impubères et que c’est seulement « à cause des sergents de ville » qu’il ne peut satisfaire ce goût, on s’interroge sur la part de sincérité et la part d’affectation [12]. Quand il déclare qu’ « il se passe des choses énormes chez les bourgeois. J’ai passé dans quelques intérieurs, c’est à se voiler la face. La tribaderie est à l’état normal, l’inceste en permanence et la bestialité… » [13], on pense qu’il invente ou, au mieux, qu’il généralise un cas exceptionnel. Quand il raconte que ses articles de critique artistique et dramatique sont toujours approbateurs à cause du souvenir d’un marchand de boutons de guêtre qui, vexé à mort d’avoir vu sa corporation moquée, s’était mis à le persécuter [14], on n’en croit rien. Quand il explique comment il est devenu un athlète battant des records de force de frappe (chaque jour, deux heures de musculation… et un régime de cinq livres de mouton saignant et trois bouteilles de Bordeaux !) [15], on se dit qu’on est en pleine galéjade. Et quand il se vante d’avoir écrit Partie carrée – roman d’aventures également connu sous le titre de La Belle-Jenny, contribution méconnue à la légende napoléonienne – à la suite d’un défi avec Émile de Girardin remporté avec éclat : écrire douze feuilletons en douze jours, dans les locaux du journal [16], là on le prend en flagrand délit d’imposture, et on constate qu’on a affaire à un carabistouilleur de premier ordre. En effet, ainsi que nous le révèle Claudine Lacoste-Veysseyre dans la notice de la Pléiade, la correspondance montre tout autre chose : Girardin lui réclame son travail le 3 août 1847, Gautier fournit deux feuilletons, puis en a sept prêts… en mars 48 ! Girardin réclame encore en juin, et encore en septembre. Gautier se décide enfin à achever le roman, mais le 4 octobre, alors que la publication a commencé, il demande un petit délai supplémentaire pour raison de santé… [17]
 
9782081337282.jpgEt cependant, tous ses propos n’étaient pas des blagues improvisées pour faire marrer les copains, tant s’en faut. C’est le destin des faiseurs de paradoxes que de n’être pas pris au sérieux. On pourrait juger que la haine de Gautier pour les bourgeois et pour le règne de Louis XIV est tellement outrée qu’elle en devient dérisoire, tout comme son refus buté de croire aux mérites des femmes, au progrès, aux principes de 1789, trois sources inépuisables de sarcasmes. Or il y a une cohérence dans son discours, c’est celle de la réaction anti-moderne, du rêve d’un retour à la grande santé du polythéisme antique. Gautier pousse très loin son discours anti-moderne, jusqu’au refus total du christianisme. C’est une position très originale parmi les romantiques car, par réaction contre l’esprit « philosophique » du siècle précédent, ils ont réhabilité le Moyen-Âge, le christianisme et la personne de Jésus, en faisant de celui-ci le modèle de la spiritualité humanitaire qu’ils prônaient. Et Gautier lui-même a dabord subi cet état d’esprit, avant de tourner casaque au plus tard début 1835, à vingt-trois ans. Qu’on considère ainsi cet important propos, où il réfute la légende du fameux « gilet rouge » porté lors de la bataille d’Hernani (février 1830), expliquant au contraire qu’il s’agissait d’un pourpoint rose : « Mais c’est très important ! Le gilet rouge aurait indiqué une nuance politique, républicaine. Il n’y avait rien de ça. Nous étions seulement moyenâgeux… Et tous, Hugo comme nous…. Un républicain, on ne savait pas ce que c’était… Il n’y avait que Pétrus Borel de républicain… Nous étions tous contre les bourgeois et pour Marchangy…[18] Nous étions le parti mâchicoulis, voilà tout… Ç’a été une scission, quand j’ai chanté l’Antiquité dans la préface de la Maupin… Mâchicoulis et rien que mâchicoulis… L’oncle Beuve, je le reconnais, a toujours été libéral… Mais Hugo, dans ce temps-là, était pour Louis XVII. Mais je vous assure ! Oui, pour Louis XVII ! Quand on viendra me dire que Hugo était libéral et pensait à toutes ces farces-là en 1828… Il ne s’est mis qu’après dans toutes ces saletés-là…  C’est le 30 juillet 1830 qu’il a commencé à se retourner… Au fond, Hugo est purement Moyen-Âge… À Jersey, c’est plein de ses blasons. Il était le vicomte Hugo. J’ai deux-cents lettres de Mme Hugo, signées la vicomtesse Hugo. » [19]

Gautier n’avait pas seulement (à l’instar de Baudelaire et Flaubert) une profonde aversion pour les socialistes, les républicains, les progressistes – et les Juifs, il n’était pas seulement athée et matérialiste, il rejetait aussi de manière conséquente le christianisme et tout ce qui en découle, avec une virulence bien plus agressive que Leconte de Lisle ou Louis Ménard, ces deux autres grandes figures du mouvement parnassien. La parution de la Vie de Jésus d’Ernest Renan le mit en fureur. Transformer Jésus en saint laïc et le christianisme en religion humanitaire, compatible avec le progressisme moderne, n’était pas pour lui une façon de le sauver, mais tout au contraire de l’enfoncer définitivement. Devant les frères Goncourt, il laissa exploser sa haine du personnage le plus nuisible de l’histoire humaine, d’où ce morceau extraordinaire :

« Un livre sur Jésus-Christ, voilà comme il fallait le faire. Un mauvais sujet qui quitte ses parents, qui envoie dinguer sa mère, qui s’entoure d’un tas de canailles, de gens tarés, de croquemorts et de filles de mauvaise vie, qui conspire contre le gouvernement établi et qu’on a bien fait, très bien fait de crucifier ou plutôt de lapider. Un pur socialiste, un Sobrier de ce temps-là, qui détruisait tout, anéantissait tout, la famille, la propriété, furieux contre les riches, recommandant d’abandonner ses enfants ou plutôt de ne pas en faire, semant les théories de L’Imitation de Jésus-Christ, amenant dans le monde toutes ces horreurs, un fleuve de sang, les Inquisitions, les persécutions, les guerres de religion ; faisant la nuit sur la civilisation, au sortir du jour qu’était le polythéisme ; abîmant l’art, assommant la pensée, en sorte que tout ce qui le suit n’est que de la merde, jusqu’à ce que trois ou quatre manuscrits, rapportés de Constantinople par Lascaris, et trois ou quatre morceaux de statues, retrouvés en Italie, lors de la Renaissance, sont pour l’humanité comme le ciel qu’on retrouve… » [20]

librio263-2004.jpgOn comprend son entente profonde avec Flaubert, qui à la même époque vomissait son exécration de « la crapule catholico-socialiste, la vermine philosophico-évangélique » pour laquelle, hélas, militait le Hugo des Misérables. [21]          

Chez l’un comme chez l’autre, il ne s’agit pas d’un prurit momentané, d’un geste d’humeur déclenché par les circonstances, mais bien d’une philosophie profonde qu’ils ont eue toute leur vie. Dans les poésies de Gautier, on trouve ici et là quelques vers qui signalent que le christianisme est mort. Mais c’est surtout dans Mademoiselle de Maupin (1835) que se manifeste la prise de distance radicale du poète à l’égard de la secte nazaréenne, de son prophète et de sa mentalité : le personnage principal – et narrateur de la majorité des chapitres –, qui est à bien des égards une transposition de son auteur, tient des propos qui comptent parmi les plus antichrétiens de toute la littérature du XIXe siècle : « Je suis un vrai païen de ce côté, et je n’adore point les dieux qui sont mal faits : […] personne n’est de fait plus mauvais chrétien que moi. Je ne comprends pas cette mortification de la matière qui fait l’essence du christianisme » (Pléiade tome I, 2002, p. 324) ; « Je suis un homme des temps homériques ; – le monde où je vis n’est pas le mien, et je ne comprends rien à la société qui m’entoure. Le Christ n’est pas venu pour moi ; je suis aussi païen qu’Alcibiade et Phidias. – Je n’ai jamais été cueillir sur le Golgotha les fleurs de la passion, et le fleuve profond qui coule du flanc du crucifié et fait une ceinture rouge au monde ne m’a pas baigné de ses flots. » (p. 368) ; « De maigres anachorètes vêtus de lambeaux troués, des martyrs tout sanglants et les épaules lacérées par les tigres de tes cirques, se sont juchés sur les piédestaux de tes dieux si beaux et si charmants : le Christ a enveloppé le monde dans son linceul. […] Le monde palpable est mort. Une pensée ténébreuse et lugubre remplit seule l’immensité du vide. » (p. 371-372) ; « Virginité, mysticisme, mélancolie, – trois mots inconnus, – trois maladies nouvelles apportées par le Christ.» (p. 372) ;  « L’homme est réellement déchu du jour où le petit enfant est né à Bethléem. » (p. 377-378).    

81aZNqHfglL.jpgOn voit que, s’il est courant de placer Mademoiselle de Maupin parmi les sources d’Oscar Wilde – et en effet, l’esthétisme radical proclamé dans la préface semble parfois plagié dans Le Portrait de Dorian Gray –, on pourrait aussi mettre Gautier parmi les antécédents de Nietzsche. Faudrait-il aller plus loin et dire parmi les inspirateurs de Nietzsche ? La question n’est pas absurde. En effet, Nietzsche a commencé à lire le Journal des Goncourt en octobre-novembre 1887. Impressionné par l’atmosphère des dîners Magny, il a pris quelques notes à ce sujet qu’on retrouve dans ses œuvres posthumes [22], et surtout il écrit le 10 novembre à Peter Gast : « Le tome II du Journal des Goncourt vient de paraître : c’est la nouveauté la plus intéressante. Il concerne les années 1862-65 [celles qui justement sont les plus riches en propos de Gautier, dont ceux relevés ci-dessus] ; on y trouve décrits de manière très vivante les fameux dîners chez Magny, ces dîners qui réunissaient deux fois par mois la bande la plus spirituelle et la plus sceptique des Parisiens d’alors (Sainte-Beuve, Flaubert, Théophile Gautier, Taine, Renan, les Goncourt, Scherer, Gavarni, parfois Tourgueniev, etc). Pessimisme, cynisme, nihilisme exaspérés ; j’y aurais parfaitement ma place – je connais ces messieurs par cœur, à tel point que j’en ai soupé. Il faut être plus radical : au fond, il leur manque à tous l’essentiel – "la force" » [23]. À cette époque, Nietzsche écrit les aphorismes qui deviendront Le Crépuscule des idoles, notamment ceux de l’avant-dernier chapitre, « Flâneries d’un inactuel ». Un an plus tard, il écrira L’Antéchrist. Bien sûr, Nietzsche n’a pas eu besoin de Gautier pour concevoir sa vision du monde ni son anti-christianisme. Mais il est possible que la lecture des envolées du Gautier des Goncourt ait contribué à donner ce ton d’agression exaspérée qui est celui de sa dernière manière [24].

Gautier n’a pas développé ses conceptions réactionnaires et anti-chrétiennes, se contentant de les résumer pour ses amis. Pourtant, s’il n’était pas un théoricien, il était aussi (comme Flaubert) un homme à idées, et non pas un pur amant de la forme, ainsi qu’ il l’a laissé croire et affecté de le croire lui-même. Ernest Feydeau, qui l’a bien connu, le juge ainsi : « En toute chose il était, avant tout, un homme d’esprit. » [25] Au début de sa carrière, il a fait précéder son premier recueil poétique (Albertus ou l’âme et le péché, 1832), son premier recueil de nouvelles (Les Jeunes-France, 1833) et son premier roman (Mademoiselle de Maupin, 1835) de trois préfaces pétaradantes, qui comptent parmi les manifestes les plus remarquables de « l’art pour l’art ». À la fin de sa vie, il nourrissait (comme Flaubert) plusieurs projets de livres d’idées : un essai sur le goût culinaire, une série d’articles sur quelques jeunes peintres, intitulée Ceux qui seront célèbres,  un essai sur la dernière manière de Victor Hugo et son style apocalyptique dont il assurait posséder la clef, et surtout un recueil posthume de pensées où « il aurait révélé ce qu’il pensait réellement des hommes, des choses, de la vie et du monde », véritable testament qui ne serait pas passé inaperçu : « Ce sera terrible, et les cheveux vous dresseront sur la tête ! car je dirai ce qui est ! » [26]. Comme il est regrettable qu’il ne s’y soit jamais attelé ! Comme cette œuvre aurait été plus intéressante et plus valable qu’Avatar ou Jettatura dont on aurait très bien pu se passer !… voire que Le Roman de la momie et Spirite qui ne sont pas « terribles » et laissent nos cheveux immobiles !…

9782755506006-T.jpgDans ses récits de voyages parfois, dans ses articles (trop rarement, hélas), dans sa charmante et malheureusement inachevée Histoire du romantisme, transparaissent au détour d’une page cette verve, cette originalité de pensée, cette liberté de jugement qui faisaient le régal de ses amis. Cependant, force est de reconnaître que celà reste exceptionnel : Gautier n’a pas confirmé ce talent de polémiste et d’agitateur d’idées qui pointait dans les préfaces de 1832-35, ou plutôt il l’a réservé presque totalement à sa conversation orale et quelques lettres. Pourquoi cette amputation, pourquoi ce gâchis ?

Je vois deux raisons, que j’ai mentionnées dans ma note n°3. La première raison est externe. Son père ayant été ruiné par la révolution de juillet 1830, et lui-même en février 1848 (avant de voir à nouveau son avenir social brisé en septembre 1870 ! [27]), Gautier n’a pas connu cette vie de rentier qui a permis à beaucoup d’écrivains comme Flaubert de se consacrer à leur œuvre. Presque tout au long, il a dû à lui seul subvenir aux besoins de cinq à sept personnes : un père, deux sœurs, une femme, un fils, deux filles… D’où une vie de galérien de la plume, une collaboration obligée aux journaux, une carrière de chroniqueur dramatique et artistique très astreignante. Or il vivait à une époque où la censure était très vigilante, pas seulement la censure judiciaire en aval, celle qui retire de la vente les ouvrages déjà publiés, mais surtout la censure moralo-commerciale en amont, celle des directeurs de journaux et des éditeurs qui filtrent les textes à paraître. Gautier prétend avoir été systématiquement « raturé » chaque fois qu’il essayait d’exprimer une idée personnelle, de telle sorte qu’il a vite compris qu’il devait rester parfaitement neutre, bien-pensant, lénifiant, pour continuer à gagner sa pitance et celle de sa famille [28]. On reste toutefois sceptique devant cette justification. Sous le Second Empire, Gautier était-il obligé de chroniquer dans le très officiel Moniteur universel ? N’y avait-il vraiment aucune autre feuille disposée à accueillir un collaborateur prestigieux depuis plus de vingt ans et lui donner carte blanche sur tous les sujets autres que politiques, – restriction d’autant plus facile à observer que Gautier, qui détestait les républicains, n’avait aucune raison d’attaquer frontalement le régime impérial ? À la même époque, un Barbey d’Aurevilly a pu lui aussi se nourrir grâce à une chronique littéraire hebdomadaire, qu’il a pratiquée avec une bien plus grande liberté de ton ! Et Baudelaire, très impécunieux lui aussi, a pu se faire payer par les journaux des articles d’un intérêt bien plus puissant que le robinet d’eau tiède de Gautier ! Même remarque pour Sainte-Beuve, dont les Lundis n’ont jamais manqué de lecteurs depuis un siècle et demi, alors que les chroniques de Gautier sont englouties. La relative insignifiance de ses articles, comparée au jaillissement prodigieux de sa conversation orale, reste donc assez mystérieuse. [29]

La seconde raison est interne. Mademoiselle de Maupin, dont tous les chapitres (sauf deux) sont écrits à la première personne, est le dernier récit de Gautier riche en idées (et en sentiments originaux). Après, les thèses de la préface, qui en est plutôt une postface, seront appliquées : gratuité ludique, culte du beau plastique, primat de la description, effacement (relatif) du narrateur. C’est déjà le programme de Flaubert, mais avec une froideur, un anti-intellectualisme, une déshumanisation dont celui-ci saura mieux se garder. Nietzsche, lui, avait bien compris que l’art pour l’art, s’il a le mérite d’envoyer au diable la morale, a néanmoins le vice d’être un serpent qui se mord la queue, car l’art doit aller vers la vie [30]. Gautier est en quelque sorte victime de ses théories : il s’est mis dans la tête une conception selon laquelle, dans ses récits et ses poèmes, sa verve devait être comprimée, ses idées écartées, ses paradoxes pulvérisés [31]. Il n’a pas su conjuguer les deux faces de sa personnalité, il a considéré que son amour de la pure beauté matérielle avait seul le droit de contribuer à sa production littéraire. L’artiste et l’homme d’esprit, au lieu d’œuvrer ensemble, se sont crus antagonistes. L’artiste n’a fait qu’une œuvre de surface, et l’homme d’esprit n’a pas trouvé cette surface où se faire admirer de la postérité. Chez lui, l’artiste n’est qu’une image et l’homme d’esprit n’a pas d’image.

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[1] À la toute fin de sa vie, il déclara : « Je trouve que la poésie doit être fabriquée à l’époque où l’on est heureux. C’est pendant la période de la jeunesse, de la force, de l’amour, qu’il faut faire des vers, qu’il faut parler cette langue… » (Edmond de Goncourt, Journal, 6 juillet 1872, R. Laffont, coll. Bouquins, tome II, 1989, p. 520).

9782842057848-G.JPG[2] Voici le jugement des Goncourt sur Le Capitaine Fracasse : « Rien de plus choquant dans un livre que la réalité des choses faisant contraste au romanesque, au convenu, au faux des personnages. Tout ce qui est matière est détaillé, vivant, présent ; tout le reste, dialogues, caractères, intrigues, est de convention. On voit le mur, l’ombre du héros. Le héros lui-même s’efface, fuit, s’estompe dans le faux et le vague. Défaut énorme de ce genre, qui, par l’empâtement, fait marcher le paysage, la maison, l’appartement, le costume sur l’homme, l’habit sur le caractère, le corps sur l’âme. » (Journal, 2 novembre 1863, R. Laffont, coll. Bouquins, tome I, 1989, p. 1026). C’est un peu exagéré, mais c’est bien l’impression que donnent souvent les récits de Gautier… et plus encore ceux des Goncourt ! Il n’est pas rare en littérature, comme ailleurs, qu’on reproche aux autres ce qu’on fait soi-même : ainsi le jugement de Gide sur les récits de Wilde.

[3] Voir le Journal des Goncourt aux 9 et 23 novembre 1863 (Bouquins, tome I, 1989, p. 1029 et 1032-1033). Il disait aussi : « Je dois vous dire dabord que je suis organisé d’une certaine façon : l’homme m’est parfaitement égal. Dans les drames, quand le père frotte sa fille retrouvée contre les boutons de son gilet, celà m’est absolument indifférent, je ne vois que le pli de la robe de la fille. » (ibid., 5 mars 1857, tome I, p. 239). Une boutade qu’il ne faut évidemment pas prendre au premier degré (et qui rappelle l’attitude caricaturale d’Irénée Fabre, Le Schpountz, qui, devenu accessoiriste, ne regardait plus dans les filmes que les accessoires, ne voyant plus les acteurs, et déclarant qu’ « une théière mal choisie peut foutre par terre une scène d’amour », Pocket n°1292, 1976, p. 175-176). Néanmoins une telle boutade n’était pas innocente, et devait traduire au minimum une pente de Gautier, voire une aspiration profonde. Son gendre Émile Bergerat a entendu exactement les mêmes idées : « Il n’admettait pas qu’une comédie fût conçue en dehors des préoccupations de costumes et de décors qui lui sont propres. L’intérêt et la particularité d’une œuvre d’imagination lui semblait résider tout dabord dans la réalisation des milieux, la reconstitution des époques, l’exactitude artistique du langage et des accoutrements. Quant à la vérité des sentiments mis en jeu, la trouvaille des incidents par lesquels les âmes se heurtent et jettent l’étincelle, et la conclusion  même de ces incidents, ce n’était là pour lui qu’un mérite de second plan, un art un peu vulgaire où on peut exceller sans sortir de la médiocrité intellectuelle, en un mot une œuvre d’artisan plutôt que d’artiste. » (Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, cinquième entretien, Charpentier, 1879, p. 129-130). A contrario, il lui est arrivé de se plaindre avec amertume d’avoir été empêché par la censure, les éditeurs, le public, de mettre des idées dans ses récits de voyage, de telle sorte qu’il percevait la reconnaissance de son talent de paysagiste comme un éloge perfide qui le réduisait à n’être qu’un « larbin descriptif » (Goncourt, Journal, 6 juillet 1872, tome II, p. 520). Mais il expliquait aussi, dans le même entretien avec Bergerat, que cette façon de s’attacher aux objets et les paysages en négligeant les mœurs locales procédait d’un principe conscient : « L’homme est partout l’homme, et, sous toutes les latitudes, il mange avec la bouche et prend avec les doigts ; dans tous les pays le fort tue le faible avec le fer, et l’art d’aimer ne varie point d’un pôle à l’autre. Celà ne vaut pas la peine de tailler sa plume, et pour moi je m’en soucie comme d’une guigne ! » (ouvr. cité, p. 128). Étonnante  inconséquence que cette cécité ethnologique volontaire, alors qu’il venait d’expliquer au contraire qu’à l’étranger, il cherchait à se fondre complètement dans la mentalité et les usages du pays, se faisant musulman à Constantinople, apostolique et romain à Rome, « forcené pour les courses de taureaux » en Espagne, Russe à Saint-Pétersbourg… et que c’est justement parce que ces usages lui étaient devenus naturels qu’il ne songeait pas à les noter ! (p. 126-128). Gautier a également abordé cette question devant Ernest Feydeau (le père – officiel – du dramaturge), qui transcrit ses propos dans son livre Théophile Gautier. Souvenirs intimes (Plon, 1874) au chapitre XXIV (p. 139-144). Il brandit à nouveau l’argument de l’empêchement externe : il a subi la censure des journaux, qui ont raturé toutes ses tentatives pour exprimer ses idées ; mais présente de façon différente la raison interne : cette fois, il prétend qu’il lui était impossible de savoir comment les Turcs pensent et qu’il a donc dû se contenter de transcrire ce qu’il a pu observer. C’est un peu léger… — Un excellent lecteur, José Cabanis, propose une comparaison ravageuse : « La notoriété vint [à Astolphe de Custine] d'un récit de voyage, La Russie en 1839, qui fit grand bruit car il évoquait avec une lucidité extraordinaire le peuple russe, et la condition humaine sous le règne des tsars. Qu'on le compare au Voyage en Russie de Théophile Gautier, qui ne sut voir que palais, chefs-d'œuvre de l'art et fêtes. "La vie russe nous enveloppait, écrit Théophile Gautier, suave, caressante, flatteuse, et nous avions peine à déposer cette moelleuse pelisse." Custine vit ce qu'elle cachait, et son livre annonce la Révolution. » (Plaisir et lectures, 10, Gallimard, 1964, p. 75). 

[4] Dans Théophile Gautier. Souvenirs intimes d’Ernest Feydeau (Plon, 1874), le chapitre XXII (p. 129-134) est consacré au dépit de Gautier de n’avoir pas été peintre. Mais celui-ci ne met en avant que des raisons de réussite sociale : prestige et revenus… — Gautier prétendait aussi « le plus sérieusement du monde » qu’il « a toujours été jaloux de Paul Féval et même de Ponson du Terrail », car il était « né pour écrire des romans-feuilletons ». Mais la fatalité de la vie fait que les vocations sont toujours contrariées, ainsi celle d’Ingres qui selon lui-même et selon Gautier était avant tout un violoniste… (Émile Bergerat, Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, Charpentier, 1879, sixième entretien, p. 132-133).                  

9782253037415-T.jpg[5] Cet homme très attaché aux manières raffinées de l’ancien temps aimait aussi à se lâcher comme on dit aujourdhui, et pouvait pousser loin les plaisanteries viriles et les « terribles familiarités ». Ainsi les Goncourt l’ont-ils vu, dans une soirée mondaine, débattre avec le prince Poniatowski sur l’érection matinale, et interpeller ainsi Adolphe de Forcade Laroquette, qui était alors ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics et qui en est resté « ahuri, éteint, encloué » : « Monsieur le ministre, combien tirez-vous de coups par semaine ? » (Journal, 29 septembre 1867, Bouquins, tome II, 1989, p. 112). On pense à Thierry Ardisson et sa fameuse question à Michel Rocard : « Est-ce que sucer c’est tromper ? ». Mais il y a une grande différence entre une plaisanterie de corps de garde osée en petit comité d’hommes, fût-il mondain, et une vulgarité lancée devant les caméras, à la face du grand public.

[6] Tous ces propos sont rapportés dans le Journal des Goncourt, tome I de l’édition Bouquins. Pascal : p. 965 (11 mai 1863) et p. 1039 (21 décembre 1863) ; Racine : p. 977 (22 juin 1863) ; Molière : p. 965 (11 mai 1863) et p. 852 (23 août 1862) ; Louis XIV : p. 852 (23 août 1862). Ils ont tous été tenus lors de dîners d’hommes de lettres, au restaurant Magny rue Mazet (ou chez Peters, passage des Princes, le 23 août 1862).

[7] « Gautier, face lourde, tous les traits tombés, un empâtement des lignes, un sommeil de la physionomie, une intelligence échouée dans un tonneau de matière, une lassitude d’hippopotame, des intermittences de compréhension : un sourd pour les idées, avec des hallucinations d’oreille, écoutant par derrière lui quand on lui parle devant. » (Journal, 3 janvier 1857, tome I, p. 227-228).

[8] Goncourt, Journal, 14 février 1868, tome II, p. 134.

[9] Goncourt, Journal, 3 mars 1862, tome I, p. 780. Mais c’est aussi que Gounod était encore vivant en 1887, quand Edmond de Goncourt commença à publier son Journal. Il se protège donc à bon compte en taxant le propos de Gautier de pure plaisanterie. La vérité est sans doute à mi-chemin… — Autre note additive de 1887 page 1011, pour marquer une réserve sur la biographie de la Païva déroulée par Gautier le 28 septembre 1863 : « Dans la parole de Gautier, il faut toujours s'attendre à du romanesque ou à de l'hyperbolisme. »

[10] Émile Bergerat, Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, Charpentier, 1879, dixième entretien, p. 172-183.

[11] Émile Bergerat, Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, Charpentier, 1879, septième entretien, p. 145-148.

[12] Goncourt, Journal, 18 janvier 1864, tome I p. 1046. Celà dit, Émile Zola confessait le même penchant pédophile : « Zola qui n’a rien dit, rien dit jusqu’ici, se plaint tout à coup d’être hanté par le désir de coucher avec une jeune fille – pas un enfant, mais une fille qui ne serait point encore une femme : "Oui, ça me fait peur… Je vois les assises et tout le tremblement" » (ibid., 28 janvier 1878, tome II p. 767).

[13] Goncourt, Journal, 22 juin 1863, tome I p. 974.

[14] Émile Bergerat, Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, Charpentier, 1879, neuvième entretien, p. 165. Peu vraisemblable au milieu du XIXe siècle, cette histoire devient criante de vérité aujourdhui, où il n’y a pas de « minorité » qui ne hurle contre l’insupportable « discrimination » dont elle est victime et les propos « offensants » dont elle exige la censure. « Nous en sommes arrivés à ce point de liberté qu'il ne faut plus rien dire et que tout est de trop dans un article » (p. 164) : Gautier exagérait pour son temps, mais dit la vérité du nôtre.

[15] Goncourt, Journal, 9 avril 1866, tome II p. 17.

002729693.jpg[16] Émile Bergerat, Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, Charpentier, 1879, sixième entretien, p. 135. Il prétend aussi que son roman-feuilleton aurait pu être poursuivi « jusqu’à la consommation des siècles ». Pourtant, si le narrateur dit dans le dernier chapitre que le sort final du personnage principal reste inconnu, ménageant par là un possible retour, les autres personnages importants meurent et l’intrigue est nettement dénouée. Tout au plus, il était possible de faire un deuxième volet, avec le même personnage principal lancé dans une tout autre aventure.

[17] Pléiade Romans, contes et nouvelles, 2002, tome II, p. 1261. Partie carrée a été publiée en vingt feuilletons dans La Presse, entre le 20 septembre et le 15 octobre 1848. Mme Lacoste-Veysseyre conclut que son écriture a duré quinze mois, puisque Gautier l’a commencée en août 1847, mais observe que les sept derniers chapitres ont été rédigés en une dizaine de jours. C’est sans doute le souvenir de cette fin précipitée, sous la contrainte pressante de Girardin !, qui a amené Gautier à fabuler plus tard en racontant son histoire de défi victorieux, toute à son avantage. Cette notice de la Pléiade ne mentionne jamais la version donnée près de vingt-cinq ans plus tard par Gautier devant son gendre, ce qui est étrange et regrettable. Il est inconcevable que Mme Lacoste-Veysseyre qui, avant de participer à l’édition de la Pléiade, a savamment édité la correspondance de Gautier (douze volumes chez Droz, entre 1985 et 2000), puisse ignorer un document aussi capital. Alors pourquoi ne pas mentionner ces propos, fût-ce pour signaler leur caractère mensonger ou illusoire ? Comment rendre compte de la genèse d’une œuvre sans signaler la façon dont l’auteur présentait cette genèse ? Mme Lacoste-Veysseyre déclare qu’ « aucun document ne permet d’échafauder des hypothèses sérieuses » sur cette genèse et les intentions de l’auteur. Je suppose que, dans l’esprit de la rédactrice, l’adjectif « sérieuses » fait allusion au caractère totalement fantaisiste des allégations de Gautier recueillies par Bergerat. Mais combien de lecteurs de cette notice auront pu décoder cette critique allusive ?!

[18] Louis-Antoine-François de Marchangy (1782-1826) est un magistrat et homme politique ultra-royaliste qui, en publiant La Gaule poétique, ou l’Histoire de France considérée dans ses rapports avec la poésie, l’éloquence et les beaux-arts (huit volumes entre 1813 et 1819), contribua de façon décisive à changer le regard sur le Moyen-Âge.

[19] Goncourt, Journal, 20 juillet 1863, tome I p. 988-989. Le père de Victor Hugo, le général Léopold Hugo, aurait été fait comte en 1810 par Joseph Bonaparte, roi d’Espagne. La famille était attachée à ce titre nobiliaire qui n’est cependant pas officiellement établi. À la mort du père en 1828, le fils aîné, Abel, reprit l’appellation de comte, le fils cadet Eugène se considérant alors comme vicomte et le benjamin Victor, baron. Eugène mourut sans enfant en 1837 : Victor récupéra l’appellation de vicomte. Mais quand Abel est mort en 1855, il laissait deux fils, dont l’aîné n’est mort qu’en 1895. C’est donc à tort que Péguy a surnommé l’écrivain Victor-Marie comte Hugo. Toutefois, ce fils d’Abel, Léopold, n’a laissé qu’une fille, et son frère cadet, jésuite, était mort sans descendance en 1863. Le titre de comte aurait donc pu être repris en 1895 par Georges Hugo (1868-1925), le fils de Charles (fils de Victor), puis par Jean Hugo (1894-1984) et maintenant par Charles Hugo (né en 1949). — Quand Gautier dit à tort qu’à Jersey, c’est plein des blasons de Hugo, il parle par ouï-dire de Hauteville-House, la maison habitée et décorée par Hugo à Guernesey.

[20] Goncourt, Journal, 17 juillet 1863, tome I p. 988. Joseph Sobrier (1810-1854) est un révolutionnaire socialiste mort fou.

[21] Lettre à Edma Roger des Genettes, juillet 1862 ; Pléiade Correspondance, tome III, 1991, p. 236.

[22] Fragments posthumes, tome XIII, 11, 159, et 11, 296 ; Gallimard, 1976, p. 266 et p. 300-306.

[23] Nietzsche, Briefwechsel, Kritische Gesamtausgabe, Berlin/New York, 1984, tome III/5, p. 191-192 (traduction de Robert Kopp). — Il est piquant de relever que, quelques semaines plus tard, le jeune Romain Rolland lut aussi ce tome du Journal des Goncourt, et que cet humanitaire socialiste, futur prix Nobel de la Paix en 1915 (ah non, prix Nobel de Littérature, mais ce sont les jurés qui ont dû se tromper sur l’intitulé de leur prix) en conçut une opinion diamétralement opposée : « Je ne puis dire l’impression de dégoût qui se dégage pour moi des soupers chez Magny. […] Les Sainte-Beuve et les Gautier ne gagnent pas à être vus en déshabillé. » (Le Cloître de la rue d'Ulm. Journal de Romain Rolland à l'École normale, 1886-1889,  3 janvier 1888, Albin Michel, 1952, p. 176-177). 

[24] Notez une coïncidence étonnante : dans les « Flâneries d’un inactuel », après le § 2 consacré à Renan et le § 3 consacré à Sainte-Beuve, deux paragraphes qui n’auraient pas été rédigés tels quels sans la lecture du Journal des Goncourt, le § 4 est consacré à L’Imitation de Jésus-Christ. Serait-ce notre tirade de Gautier qui a inspiré à Nietzsche l’idée de rouvrir ce livre ? (Œuvres, Bouquins, tome II, 1993, p. 991-993).

Theophile-Gautier-2.jpg[25] Ernest Feydeau, Théophile Gautier. Souvenirs intimes, chap. XLIX, Plon, 1874, p. 305.

[26] Émile Bergerat, Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, Charpentier, 1879, septième entretien, p. 148-149.

[27] Voir une tirade sur le thème « Je suis une victime des révolutions » dans le Journal des Goncourt, 26 octobre 1870, tome II p. 322.

[28] « Chaque fois que j’ai été assez mal inspiré pour consigner sur le papier la plus inoffensive de ces idées, je l’ai vue immédiatement raturée, sans même qu’aucune bonne âme prît la peine de me dire pour quel motif. » (Ernest Feydeau, Théophile Gautier. Souvenirs intimes, chap. XXIV, Plon, 1874, p. 140-141). On ne croit pas une seconde à une telle exagération. Voir aussi le Journal des Goncourt à la date du 2 janvier 1867 (tome II p. 62). Lors d’un dîner chez la Princesse Mathilde, Gautier éreinte une pièce de François Ponsard. On lui demande pourquoi celà ne transparaît pas dans son feuilleton dramatique. Il répond par une historiette : « Un jour, M. Walewski lui dit de n’avoir plus d’indulgence et qu’il pouvait dire, dès le lendemain, ce qu’il pensait sur les pièces. "Mais, dit Gautier, il y a, cette semaine, une pièce de Doucet… – Ah ! dit vivement Walewski, si vous ne commenciez que la semaine prochaine ?" Eh bien, j’attends toujours la semaine prochaine ! » C’est amusant mais pas décisif, car on ne peut croire que tous les auteurs joués sur les théâtres parisiens fussent protégés au plus haut niveau de l’État. Comme toutes les anecdotes contées par Gautier, celle-ci doit être reçue avec circonspection. On voit mal comment Waleswki, quand il était ministre des Affaires étrangères entre mai 1855 et janvier 1860, aurait eu l’autorité de donner des consignes à un collaborateur du Moniteur. Il a donc dû dire celà quand il était ministre d’État, avec la direction des Beaux-Arts, fonction qu’il a exercée du 23 novembre 1860 au 23 juin 1863. Effectivement, on constate que Camille Doucet (1812-1895) a fait jouer au Théâtre-Français, à partir du 6 novembre 1860, La Considération, une comédie en quatre actes et en vers. Gautier lui a-t-il consacré, contraint par cette consigne d’en-haut, un feuilleton laudateur ? La collection du Moniteur universel n’apparaît pas sur Gallica, et les éditions Honoré Champion, qui ont entrepris une exceptionnelle série des Œuvres complètes de Gautier en une cinquantaine de volumes, incluant (section VI) la première publication intégrale des trente-cinq ans de chronique dramatique, n’ont pas encore atteint l’année 1860 : en 2017, la sous-série vient de sortir le huitième volume, qui couvre la période allant de janvier 1849 à juin 1850. En tout cas, ça colle assez bien, car on peut imaginer que c’est dès sa prise de fonction que Walewski a rencontré Gautier pour lui donner carte blanche, quitte à se rétracter vingt secondes après. Et Camille Doucet était en effet un homme intouchable : haut-fonctionnaire au ministère de l’Intérieur, il dirigeait depuis 1853 le bureau des théâtres et « sa compétence, dabord limitée aux théâtres impériaux, fut étendue à tous les théâtres en 1863 » ; à ce poste il mena une politique plutôt libérale (Dictionnaire du Second Empire, s.d. Jean Tulard, Fayard, 1995, p. 440. Voir plus de détails ici). En tout cas, si elle est véridique, l’anecdote n’est que de quelques années antérieure au moment où Gautier l’a racontée, d’autant qu’il peut aussi s’agir de la reprise d’une autre pièce de Doucet entre 1861 et 63. Or c’est en 1837 qu’il a commencé sa chronique dramatique ! Pour être juste, il faut cependant dire que c'est surtout pendant sa période au Moniteur (1855-1869) que Gautier s'est contenté de raconter les pièces sans émettre aucune critique, transformant sa chronique en une suite de procès-verbaux approbateurs, dont l'inintérêt frappait ses amis. Quand il publiait dans La Presse, auparavant, il adoptait un ton plus personnel et montrait une certaine liberté de jugement. — Sur un mode plus pathétique, lire aussi une tirade pleine de gémissements le 28 juillet 1868 (tome II p. 163). Gautier aurait pu devenir l'un des quatre grands noms du siècle, s'il n'avait pas dû donner « la pâtée » à toute sa famille. « Il nous contait son lamento de journaliste et de tourneur de meule, sa Muse exubérante et débordante contenue dans l'Officiel, condamnée à ne peindre que des murs, "où encore, disait-il, je ne puis pas dire qu'il y a un mot comme Merde ! écrit dessus…" »

[29] On ajoutera au dossier cet élément d’explication proposé par Paul de Saint-Victor et rapporté par les Goncourt : « Nous causons de la bonnasserie olympienne et complètement indifférente des feuilletons de Gautier. Il nous dit qu’il y a de la terreur au fond de cette bonté de Gautier. Il n’a fait dans sa vie qu’un éreintement, l’éreintement d’une pièce, L’École du monde de M. Walewski. Pas de chance ! Comme les gens qui ne sont méchants qu’une fois dans leur vie ! Et il est perpétuellement tourmenté de la crainte d’éreinter quelqu’un qui puisse, par l’avenir, devenir un autre Walewski. » (Journal, 14 janvier 1861, tome I, p. 662). Encore une explication très insatisfaisante. L’École du monde a été représentée en janvier 1840, or c’est seulement en 1855 que Walewski est devenu sénateur et ministre. En outre, l’anecdote précédente montre qu’il n’avait pas gardé de rancune à Gautier. Faire de la critique, dans n’importe quel art, c’est s’exposer à se faire des ennemis. Si on n’y est pas prêt, il faut changer de métier. À Paris surtout, l’imbrication du monde littéraire et du monde politique fait que n’importe quel auteur aujourdhui isolé pourra se retrouver demain du bon côté du manche et vous faire payer vos injures. Un critique terrifié par cette éventualité ne mérite pas de faire de la critique, et il prostitue sa plume s’il s’y livre malgré tout. — Autre témoignage capital, celui de Flaubert : « Il est mort du dégoût "de la charognerie moderne". C'était son mot. Et il me l'a répété cet hiver plusieurs fois. "Je crève de la Commune !", etc. Le 4 septembre a inauguré un ordre de choses où les gens comme lui n’ont plus rien à faire dans le monde. Il ne faut pas demander des pommes aux orangers. Les ouvriers de luxe sont inutiles dans une société où la plèbe domine. […] Il a eu deux haines : la haine des épiciers dans sa jeunesse, celle-là lui a donné du talent. La haine du voyou dans son âge mûr. Cette dernière l’a tué. Il est mort de colère rentrée, et par la rage de ne pouvoir dire ce qu’il pensait. Il a été opprimé par Girardin, par Turgan, par Fould, par Dalloz. Et par la présente République. Je vous dis celà parce que j’ai vu des choses abominables et que je suis le seul homme, peut-être, auquel il ait fait des confidences entières. Il lui manquait ce qu’il y a de plus important dans la vie, pour soi comme pour les autres : le Caractère. Avoir manqué l’Académie a été pour lui un véritable chagrin. Quelle faiblesse ! et comme il faut peu s’estimer ! La recherche d’un honneur quelconque me semble, dailleurs, un acte de modestie incompréhensible ! » (lettre à George Sand, 28 octobre 1872, Pléiade Correspondance, tome IV, 1998, p. 598-599). On retrouve les mêmes formules dans deux autres lettres écrites dans la même nuit, à Ernest Feydeau (p. 596) et à la princesse Mathilde Bonaparte (p. 597) : Gautier est mort « du dégoût de la vie moderne », parachevée par la proclamation de la République le 4 septembre 1870, « jour le plus maudit de l'histoire de France ». Il est étonnant comme notre époque s'est mis dans la tête que l'art et la démocratie allaient de concert, alors qu'il n'y a pas si longtemps, des artistes comme Flaubert et Gautier (et tant d'autres !) pensaient au contraire qu'ils étaient fondamentalement antinomiques. Émile de Girardin, Jules Turgan et Paul Dalloz furent les directeurs de La Presse et du Moniteur universel : ainsi Flaubert adhère à la raison externe : Gautier a été empêché d'exprimer ses idées. C'est donc qu'il n'était pas un pur amant de la forme, mais aussi quelqu'un qui avait quelque chose à dire. 

[30] Voir Le Crépuscule des idoles, « Flâneries d’un inactuel », § 24 ; Œuvres, Bouquins, tome II, 1993, p. 1003-1004.

[31] Alors que Wilde, qui avait en gros les mêmes conceptions, ne les a pratiquement pas appliquées, et est même tombé dans l’excès inverse, puisque son roman et ses pièces, au contraire, sont saturés par les brillants paradoxes tombés de sa conversation, au point d’en être souvent très agaçants.

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Présentation pressée de Paul Morand, l'anti-cosmopolite

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Présentation pressée de Paul Morand, l'anti-cosmopolite

Ex: http://dernieregerbe.hautetfort.com

En l’honneur de Paul Morand (1888-1976) dont on peut célébrer aujourd’hui le 125ème anniversaire, et qui ne fait pas son âge, je rassemble, sur une page connexe, une sélection de ses meilleurs aphorismes. Je me contenterai ici d'une simple présentation, rapide comme il se doit pour l'auteur de L'Homme pressé. [1]

006280195.jpgMorand n’est certes pas complètement sympathique : comme on le sait, son pacifisme et la faiblesse de son sens national l’ont amené à une attitude peu digne sous l’Occupation : diplomate en poste à Londres en juin 40, il se laisse ramener par sa femme en métropole (ce qui lui vaudra une mise à la retraite immédiate pour abandon de poste !). Ensuite, son principal fait d’armes consistera à profiter de son amitié avec Pierre Laval et Jean Jardin pour se faire nommer ambassadeur à Bucarest en 1943, dans le but à peine voilé d'y faire rapatrier les biens de sa femme, princesse Soutzo, avant que les Russes n’arrivent en Roumanie : difficile de trouver un exemple plus révoltant d’un haut-fonctionnaire qui, loin de servir l’État, met l’État à son service ! En juillet 1944, il se fait nommer ambassadeur à Berne : lâcheté de celui qui a senti que rien ne valait mieux que de s’installer en Suisse pour affronter la Libération, ou élégance de celui qui dédaigne de jouer la comédie du résistant de la onzième heure ? Dans un autre registre, on s’agace de lire, dans son Journal inutile, les jérémiades du nanti entouré de domestiques[2] qui redoute de voir réduit son train de vie, peste comme n’importe quel lecteur du Figaro contre l’excès des lois qui brident l’activité économique, et interprète chaque augmentation des impôts ou de l’inflation comme la preuve que le communisme sera là demain et la fin du monde après-demain[3]. Passons aussi sur sa sotte hostilité à de Gaulle, sur sa détestation aveugle et presque obsessionnelle de Gide, Cocteau et Malraux, sur ses réactions à l’actualité qui souvent ne dépassent pas le niveau du café du commerce[4], sur la complaisance qu’il met à s’impliquer dans les grenouillages de l’Académie, ou sur l’approximation constante des faits et des propos qu’il rapporte.

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Il ne faut pas s’en tenir à celà, et du reste ce Journal est aussi plein de pensées saisissantes, comme on le verra dans les citations que j'ai rassemblées. Morand est un écrivain riche et complexe : on voit en lui un moderne par excellence, alors qu’il a été toute sa vie un vieux réac nostalgique ; un thuriféraire de la vitesse, mais il la critique et fait l’éloge de la lenteur[5] ; un voyageur compulsif[6], or il est très sensible à la vanité du voyage, et plus encore à sa dégradation par le tourisme ; un anglophile impénitent, pourtant il est surtout imprégné de Saint-Simon, Stendhal, Maupassant, Proust[7]. C’est avant tout un esthète pénétré d’une mentalité aristocratique, même si à vrai dire elle se dégrade souvent en snobisme de grand-bourgeois. Amoureux des diversités du monde, il est plus qu’un autre conscient que le voyage, dès lors qu’il n’est plus réservé à une élite minuscule, entraîne l’uniformisation généralisée, c’est-à-dire un appauvrissement maximal, et la multiplication du métissage, c’est-à-dire la laideur et la fadeur. Comme Pierre Loti ou Victor Segalen, c’est un exote, que le goût de l’ailleurs amène à condamner les nomades modernes, car à trop se rapprocher du lointain il devient le proche, à trop apprivoiser le différent il devient le semblable : si le goût de l’altérité n’est pas satisfait avec un précautionneux compte-goutte, mais à grandes rasades dévastatrices, il s’épuise et s’anéantit, car l’altérité s’est évaporée[8]. Le touriste occidental occidentalise tout ce qu’il va visiter : bientôt sa curiosité ne trouve plus rien d’extra-occidental à observer, – et en retour ce sont les étrangers qui bientôt viendront chez lui pour s’y sentir comme chez eux. Dès les années 20, Morand comprend avec une confondante prémonition qu’un raz-de-marée de métèques est appelé à envahir l’Europe : je publierai quelque jour ces pages étonnantes. Ainsi ce culte du voyage et de la fugacité dont il se sera fait le chantre, assumant la figure du voyageur de l’entre-deux-guerres jusqu’à la caricature, n’est pas tant pour lui une anticipation exaltée de l’avenir que l’ultime saisie d’un passé bientôt disparu : parmi ses influences et ses modèles majeurs, n’oublions pas Gobineau ! Il est dailleurs assez significatif qu’à partir de la deuxième guerre mondiale, l’œuvre de Morand se tourne principalement vers l’Histoire, faisant de plus en plus de place aux textes situés dans le passé, qu'il s'agisse de récits (Montociel, Le Flagellant de Séville, Parfaite de Saligny et bien d’autres nouvelles), de pièces (il en a fait trois :  deux qui se passent à la fin du Moyen Âge, une au milieu du XIXe), ou d'essais biographiques (Fouquet, La Dame blanche des Habsbourg, Sophie-Dorothée de Celle, Monplaisir en histoire, etc) : manière de fuir par le temps, comme il l’avait fuie par l’espace, l’Europe décadente qui s’offrait à ses yeux.

__________________________

[1] Parmi les nombreux portraits de Paul Morand, je recommande celui du petit chef-d'œuvre de Pascal Jardin, La Guerre à neuf ans (Grasset, 1971), p. 110-119. Les informations factuelles de ce livre sont à prendre avec les plus grandes réserves (le père de l'auteur, Jean Jardin, en disait : « C'est le contraire d'un roman dont on dit que tout y est vrai sauf les noms: chez Pascal, seuls les noms sont vrais, tout le reste est faux ! », comme il l'a confié à François Périer ainsi qu'à François Nourissier : voir Pierre Assouline, Une éminence grise. Jean Jardin (1904-1976), Balland, 1986, Folio n°1921, p. 454, et comme Pascal Jardin l'a lui-même consigné dans Le Nain jaune, chap. VII, Julliard, 1978, p. 124), – mais l'atmosphère d'époque est assez bien restituée, et le mémorialiste excelle dans ses portraits. « Comme le héros de son roman L'Homme pressé, Morand est lui-même en proie à une fébrilité qui n'est pas dictée par le monde extérieur. Né pressé, il mourra pressé. Il a ce que Saint-Exupéry appelait "la nostalgie de là-bas". Persuadé que la vie se déroule derrière la ligne de l'horizon, il passe son existence à essayer de la rattraper. Quand il reste sur place, il a beau s'employer à vivre l'instant présent, cet instant-là se dérobe et coule entre ses doigts. Je l'ai vu bousculer les clients du bar de l'hôtel Plazza, houspiller les serveurs pour être servi plus vite et puis après, contempler son ouisqui avec regret. On le lui avait donné trop tard. Il n'avait plus soif. Avait-il eu vraiment soif ce jour-là ? » (p. 111). Et : « Le temps que j'essaie de lui répondre, il est déjà absent de lui-même ou sorti de la pièce. Il ne croit pas aux réponses, les questions lui suffisent. » (p. 112).   

22775940381.jpg[2] Il n’hésite pas à mettre, au premier rang des facteurs qui ont « tué la famille », avant les ouiquennes et la télévision… l’absence de domestiques ! (Journal inutile, 4 mars 1972, tome 1 p. 672). Voilà qui en dit long sur la formidable étroitesse de son point-de-vue, qui n’imagine pas d’autre modèle à la famille que celle de la bonne bourgeoisie bien rentée. Que n’a-t-il plutôt pointé l’effondrement de la démographie, ce profiteur sans enfant ! Pascal Jardin, qui consacre une bonne part de son portrait de Morand à sa femme Hélène, écrit à propos de celle-ci : « Pour elle, la révolution russe de 1917 est un incident de parcours, par contre, la catastrophe, c'est 1914. Non pas parce que c'est le début d'une guerre qui va saigner la France à blanc, cette condottiere n'en a cure, mais la mobilisation générale, c'est la fin de la grande domesticité, la disparition d'une valetaille pléthorique happée par les champs de bataille gloutons. Oui, elle ne pardonnera jamais à ses gens d'avoir quitté leur livrée pour le bleu horizon. » (La Guerre à neuf ans, Grasset, 1971, p. 117).

[3] Morand est littéralement hanté par sa terreur des Rouges, puisqu’il en fait des cauchemars la nuit : « Le capitalisme est mort : dans 10 ou 20 ans il n’existera plus. C’est la vision très nette que j’ai eue, cette nuit. Seul le travail. L’inflation non seulement l’aura détruit, mais aura tué l’épargne, sous toutes ses formes ; ce que l’État nous aura laissé, l’inflation l’aura confisqué. […] Ce n’est pas le communisme qui aura tué le capitalisme, mais le syndicalisme. Aux impôts nationaux est venu s’ajouter un impôt international, l’inflation. L’an 2000 aura vu disparaître le capitalisme. » (Journal inutile, 29 juillet 1974, tome 2 p. 298). Encore plus comique, une autre prophétie du 15 janvier 1975, annonçant que Giscard va être obligé d’ « étrangler » les riches : « Le fisc se jettera, grosse bête qu’il est, sur ce qui crève les yeux. Puis il raffinera. Ensuite, les œuvres d’art (les antiquaires, les salles des ventes où il va falloir donner son nom vont s’effondrer). Déjà, un château ne vaut plus rien. Ensuite, on ira vers le très petit, les bijoux, enfin, le fisc entrera dans les maisons, soulèvera les lames de parquet » (tome 2, p. 419). Il y a des dizaines de passages dans le même esprit, quoique plus laconiques.

[4]  Par exemple, le 17 décembre 1969, il ne craint pas de consigner cette ânerie carabinée : « Le bruit court du retour de de Gaulle, pour remettre de l’ordre dans les rangs gaullistes. Que Pompidou sera débarqué » (tome 1, page 332).

518VXFPMKNL._SX318_BO1,204,203,200_.jpg[5] Je pense à son petit essai « De la vitesse », paru en plaquette chez Simon Kra en 1929, repris dans Papiers d’identité (Grasset, 1931), et largement auto-plagié dans le chapitre conclusif d’Apprendre à se reposer sous le titre : « La vie intérieure, maîtresse de notre vrai repos ». Et est-il nécessaire de rappeler que son roman le plus fameux, L’Homme pressé (1941), est plutôt une satire qu’une apologie de la mobilité frénétique ?

[6] Ce qui est évidemment très exagéré, comme il le reconnaît lui-même : « Depuis les années 30, j’ai raté, pour des raisons diverses, matérielles, familiales, sentimentales, etc, toutes les occasions de grands voyages. Et je passe pour un grand voyageur. Je suis un voyageur virtuel. » (Journal inutile, 19 février 1969, tome 1 p. 148).

[7] Il suffit de consulter l’index du Journal inutile qu’il a tenu dans les huit dernières années de sa vie pour constater que sa culture est terriblement franco-centrée. Très rares sont les écrivains étrangers qui ont droit à plus d’une dizaine d’occurrences. Je n’en vois que trois dont les numéros de page remplissent au moins trois lignes de l’index : Byron (19 occurrences), Goethe (24) et Shakespeare (25). À titre de comparaison, Balzac : 63 ; Chateaubriand : 61 ; Flaubert : 35 ; Hugo : 34 ; Montaigne : 31. Les contemporains de Morand en ont encore bien plus (jusqu’à 200 pour Proust).

[8] Lire par exemple « L’enfer des cosmopolites », chronique recueillie dans Rond-point des Champs-Élysées (1935), p. 21-23. Morand y distingue nettement, pour les opposer, le cosmopolitisme et l’internationalisme. Il explique que, confronté au feu croisé de ces deux ennemis que sont l’internationalisme et le nationalisme, le cosmopolite doit « sans hésiter » opter en faveur du second. Pour une raison particulière : la France est elle-même un « microcosme » d’une grande diversité, elle contient « cent civilisations et mille horizons » où le cosmopolite « peut, avec de l’imagination, se sentir à l’aise. S’il doit être dévoré, mieux vaut qu’il le soit à la sauce de la France, où la cuisine est bonne, qu’à la sauce internationale ». Et pour une raison générale (ici, Morand cite un Anglais de ses amis, « grand Européen » qu’il ne nomme pas), qui est que le nationalisme contribue à différencier les nations en les poussant à accomplir leur identité propre, donc à créer le terreau propice au cosmopolitisme de l’élite, alors que l’internationalisme nivelle tout et uniformise tout : « Un nationalisme éclairé doit être la seule base d’un cosmopolitisme éclairé. […] La vie internationale du peuple est un non-sens ; pour l’élite, elle doit être le sommet d’une pyramide de culture nationale. La vraie loyauté des clercs […] doit consister à extraire de leurs pays respectifs les éléments qui leur paraîtront apporter une contribution nationale à l’universel. Vous, Français, moi, Anglais, interprétons et classons les fleurs de nos apports nationaux. L’internationalisme n’a jamais donné que de mauvaises herbes. »

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mercredi, 16 septembre 2020

Parution du n°432 du "Bulletin célinien"

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Parution du n°432 du "Bulletin célinien"

Sommaire :

Clément Camus et Albert Paraz 

Le cuirassier à Rambouillet 

Céline dans Excelsior

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La bibliothèque de Céline

Si vous êtes un célinien patenté, Laurent Simon n’est pas un inconnu. En marge de la cohorte des exégètes qui se regroupent lors de savants colloques, ce passionné est l’homme des grands chantiers qu’il arpente généralement en solitaire. Après nous avoir donné un monumental Dictionnaire des lieux de Paris et de sa banlieue cités par L.-F. Céline dans son œuvre (2016),  c’est cette fois avec Jean-Paul Louis qu’il signe un non moins monumental Dictionnaire des écrivains et des œuvres cités par Céline dans ses écrits et ses entretiens. Les deux auteurs ont œuvré avec une même conception du discours critique : se garder de porter un jugement moral ou idéologique sur l’écrivain. Ni pour, ni contre mais avec.On imagine la somme de travail que cette initiative a requise. Que Céline les ait lus ou pas, aimés ou détestés ou simplement cités, il a fallu recenser tous les titres et auteurs mentionnés par lui, mais aussi lire tous ces livres, en donner la teneur et voir le prolongement éventuel qu’ils ont dans son œuvre ou sa biographie.

« Il était très cultivé. Il avait énormément lu, avait beaucoup retenu et savait beaucoup de choses, presque sur tout », disait l’un de ses proches. Publiquement Céline s’est peu confié sur ses lectures. Lui rendant visite à Montmartre, un confrère évoquait « les bouquins dissimulés comme chez de vieux paysans qui lisent, mais croiraient se révéler dangereusement en laissant connaître leurs lectures. »  Durant sa vie professionnelle ainsi que les dernières années, il dira n’avoir pas le temps de lire. Ce qui était alors vrai ne le fut pas à d’autres périodes : Londres (où il lit Hegel, Fichte, Nietzsche et Schopenhauer !),  l’Afrique et naturellement le Danemark, en particulier les dix-huit mois de réclusion. Si à la fin de sa vie, il cite invariablement Barbusse, Morand et Ramuz pour la raison que l’on sait, il a bien d’autres admirations : Vallès (« l’homme de tous les écrivains que j’admire le plus ») et, pour les anciens, Villon, La Fontaine ou Chateaubriand. Parfois son jugement évolue avec le temps. Le cas le plus notable est évidemment Proust tant daubé dans les années trente et suivantes. Et qualifié de « dernier grand écrivain de notre génération » à la fin.  Ces évolutions sont prises en compte dans ce dictionnaire dont la lecture constitue un régal tant les commentaires donnent à réfléchir sur la complexité d’un homme que certains ont trop vite qualifié de fruste. Se dessine, au contraire, le portrait de quelqu’un de cultivé et – lorsqu’il n’est pas aveuglé par ses phobies – de perspicace. Ce dictionnaire, merveille de précision et de rigueur, constitue une contribution capitale à la connaissance d’un écrivain qui a beaucoup lu et beaucoup retenu. Ouvrage de référence sur les sources et lectures de l’écrivain, il est appelé à figurer dans la bibliothèque de tout célinien digne de ce nom.

• Laurent SIMON & Jean-Paul LOUIS, La Bibliothèque de Louis-Ferdinand Céline (Dictionnaire des écrivains et des œuvres cités par Céline dans ses écrits et ses entretiens), Du Lérot, 2020, 2 volumes de 376 et 384 p., ill.

►  Deux précisions : a) il est erroné d’écrire qu’André Thérive « ne fit que quelques allusions à Céline » dans l’hebdomadaire Paroles françaises puisqu’il fut, en 1950, l’un des très rares critiques à consacrer un grand article à Casse-pipe (repris dans le BC de juillet-août 2015) ; b) Il existe une photographie (fonds Sygma) de l’écrivain debout devant sa bibliothèque à Meudon (reproduite en 1979 dans le supplément iconographique de feu La Revue célinienne). Sur l’original de ce cliché (que nous n’avons malheureusement plus), on distingue nettement plusieurs titres. Il s’y trouve notamment plusieurs ouvrages médicaux et un livre de… Roger Vailland (!).

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lundi, 07 septembre 2020

Un chevalier au cœur des Balkans - Varka, une épopée moderne nous replonge dans le bourbier balkanique

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Un chevalier au cœur des Balkans

Par Rémi Tremblay
 
Varka, une épopée moderne nous replonge dans le bourbier balkanique
 
Ex: https://www.eurolibertes.com

Pour imposer leur vision du monde au reste de l’univers, les Américains bénéficient de la rutilante machine d’Hollywood. Cet organe de propagande bien huilé leur permet, sous le couvert des films les plus divers, d’imposer leur narratif tant idéologique que géopolitique à l’ensemble du globe.

Face à ce mastodonte incomparable, nulle production nationale, nul producteur indépendant ne peut faire le poids. Mais la force de ce géant aux pieds d’argile est l’argent qui permet des productions coûteuses à grand déploiement. Et si l’argent est essentiel au cinéma, il ne l’est heureusement pas à d’autres formes d’art, comme la littérature, ce qui permet à des auteurs présentant des points de vue différents de réaliser des ouvrages de grande qualité tout aussi percutants que ceux qu’on produit chez l’Oncle Sam.

Dans le registre des livres d’action et des thrillers, les librairies regorgent évidemment de noms américains qui vendent des pages gonflées à bloc d’action, imposant un rythme haletant au lecteur qui ne pense qu’à tourner la page pour savoir ce qu’il adviendra de son héros. Si les Michael Connelly et Harlan Coben dominent les présentoirs, il n’en demeure pas moins que certains noms moins connus parviennent à percer en utilisant les codes et les recettes des best-sellers américains pour présenter une alternative, un antidote à la pensée dominante. Le nom de Laurent Obertone a été popularisé dans les dernières années, mais il n’est pas le seul à s’être lancé dans cette aventure. Denis Vignot, quoique moins connu, est lui aussi un pionnier dans ce genre et son récent Varka nous prouve qu’il maîtrise ce style à la perfection.

Vignot sent la vieille France. On l’imagine, dressé devant son bureau, probablement de chêne massif, un peu à la façon d’un Jean Raspail ou d’un Michel Déon, le dos droit, le regard parcourant une bibliothèque composée d’œuvres belles et immortelles à la recherche de cette formule qui réconciliera la littérature élitiste et celle plus « populiste ». Il n’est en rien pédant, c’est un aristocrate du cœur : il chante les louanges de la chevalerie, mais avec un style qui rappelle davantage James Bond que la Chanson de Roland ou les œuvres de Chrétien de Troyes, sans toutefois tomber dans la facilité et la littérature de gare. Malgré son ton très grand public, les références littéraires foisonnent, assez pour en appeler au lecteur féru de Nabokov et de Pouchkine, sans toutefois faire en sorte que celui qui ne les connaît pas se sente niais face à cet étalage.

Dans Varka, qui se trouve à être la suite du roman Le choix, publié en 2016, Vignot nous replonge dans les Balkans du tournant du millénaire. En fait, ce contexte serbe, le martyr du Kosovo plus spécifiquement, n’est pas qu’un simple arrière-plan, c’est le cœur même de son œuvre, son âme et sa raison d’être.

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Denis Vignot.

Cette parcelle de terre, revendiquée tant par les Albanais musulmans, au nom d’une ascendance hypothétique avec les tribus illyriennes qui y étaient installées avant l’arrivée des Slaves, que par les Serbes, qui y plantèrent leurs racines il y a de cela des siècles, fut au cœur d’un bras de fer planétaire. D’un côté, les puissances européennes y jouèrent un rôle parfois trouble, justifiant par des mensonges leur intervention, alors que pour la Russie post-soviétique, il s’agissait d’un retour sur la scène internationale avec une nouvelle vision géopolitique. Quant aux Américains, « sous couvert d’intervention humanitaire, (ils y menèrent) une double campagne : économique et politico-militaire. Économique en mettant la main sur le Combinat Minier, Métallurgique et Chimique de Plomb et Zinc de Trepca, tout en affaiblissant l’Europe avec cet abcès contre nature sur son flanc sud et politico-militaire, en empêchant l’Europe de nouer des liens étroits avec les Russes, donc d’isoler un peu plus la Russie, » suivant ainsi la doctrine énoncée par Zbigniew Brzezinski.

En 2019, ces considérations peuvent sembler être une chose du passé tant l’actualité périme rapidement, mais pour les Serbes du Kosovo qui ont survécu au règne mafieux des milices kosovares d’Hashim Thaçi, au nettoyage ethnique, au trafic d’organes, aux viols et aux exactions, à la haine christianophobe, le tout souvent couvert par les puissances de l’Ouest pour qui les Serbes ne représentaient qu’un simple grain de sable dans leur jeu géopolitique, c’est un drame toujours d’actualité. Nikola Mirkovic auteur de l’incontournable bande dessinée Bienvenue au Kosovo peut en témoigner.

Celui que Vignot lance dans cette marmite au bord de l’implosion, c’est le lieutenant-colonel Philippe Daversin, un paladin moderne, peut-être trop bon pour être vrai, un redresseur de torts, motivé par la défense de la veuve et de l’orphelin, ce qui n’est pas ici une métaphore.

Mais cela nous amène à la question de la finalité de l’art. Selon moi, la littérature doit chercher à nous élever, à nous pousser à devenir meilleur et ce chevalier, guidé par « le sens du devoir, certes, mais également une attitude aussi esthétique que morale, définie par des critères hors du temps qui plongeaient profondément leurs racines dans le code des premiers temps de la chevalerie chrétienne, » incarne celui que nous aimerions avoir la force d’être, celui que nous aimerions proposer comme héros à notre progéniture.

Parti au Kosovo, cette terre aux 1300 églises, pour aller chercher un ami disparu, il y rencontrera la mort, la désolation et l’horreur et devra faire face aux milices albanaises et à certains agents de l’ouest hostiles. Mais jamais, il ne cédera et, comme le prince Lazar vaincu à la bataille de Kosovo Polje en 1389 par le sultan Mourad 1er, il refusera toute compromission. Mieux vaut recevoir des coups que d’accepter de se renier et de trahir son âme.

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Ses épreuves au Kosovo ne le laisseront pas indemnes. Même les plus forts et les plus braves, ne peuvent se targuer d’être inébranlables. Même le roc le plus dur finit par s’éroder face aux assauts constants de la mer. De retour sur cette terre de France, de moins en moins française, il fera face à ses démons, à ses cicatrices, mais aussi à une menace beaucoup plus tangible, car les Albanais, quand on parle de sang et de vengeance, ont la mémoire longue.

Le rythme est haletant, jusqu’à la toute dernière page. Vignot a réussi le pari de traiter son sujet en profondeur, sans sacrifier la forme comme dans ces romans à thèse, qui sont souvent des essais mal déguisés. On retiendra aussi une différence de taille entre son œuvre et celles Made in the USA : jamais il ne déshumanise son adversaire et loin du manichéisme auquel nous sommes habitués, il parvient à trouver du bon chez ceux du camp adverse, refusant donc d’adopter une vision bicolore, réductrice et faussée. Par son œuvre, il participe à l’éclosion d’un 5e art multipolaire. Voilà une brèche dans laquelle il faut se précipiter.

 

Denis Vignot, Varka, Éditions Sydney Laurent, 2019, 612 p.

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vendredi, 04 septembre 2020

Un pèlerinage réactionnaire: le plus inoubliable de Nimier? Sa mort peut-être...

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Un pèlerinage réactionnaire: le plus inoubliable de Nimier? Sa mort peut-être...

par Pierre Robin (via Facebook)

Il y a 20 ans ces jours-ci je me rendais sur les lieux mêmes de la catastrophe automobile qui brisa la vie et la carrière - mais lança la légende - de Roger Nimier (1925-1962), ce pont de pierre ou de béton de style années 30 sur l'autoroute de l'Ouest, à la limite de La Celle-Saint-Cloud et du Chesnay.

LE SYNDROME JAMES DEAN

En trouvant, à 36 ans, le 28 septembre 1962, la fin d'un James Dean français et littéraire, au volant de la voiture de James Bond - Aston Martin DB4 - et en compagnie d'une assez jolie blonde à faux nom exotique et aristocratique - Sunsiaré de Larcône - Roger Nimier avait vraiment réussi sa sortie, si involontaire qu'elle ait été.

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Son oeuvre, c'est moins évident, à mon dérisoire avis : j'ai lu, par devoir culturel droitiste, Le Hussard Bleu et Les Épées - à moins que ce ne soit Les Enfants tristes - et j'ai trouvé ça fade et chiant (j'ai plus récemment, par acquis de conscience, relu Le Hussard bleu, et j'ai trouvé ça correct sans plus, avec un humour daté et pénible à la longue). Je me suis également tapé le bottin de 1 000 pages que Marc Dambre a consacré à la vie du grand homme, et c'était plus romanesque que ses romans. Bon, c'est vrai que la littérature pure, en tant que garçon moderne, ça ne m'a jamais passionné.

DÉLIT DE FUITE

Nimier est devenu, en partie à cause de cette fin tragique et quasi-hollywoodienne, une icône "de droite". Ce culte presque obligatoire de Nimier et des hussards m'a toujours agacé : après tout, tout ce beau monde, qui fuyait les réalités politiques du temps dans l'amour, l'alcool ou le VIIème arrondissement, n'a jamais empêché Sartre et ses séides de régner en maîtres. Bon Nimier s'est mouillé pour le retour de Céline, la mémoire de Brasillach. Et pour l'Algérie française, mais c'était une cause vite perdue, donc toujours un peu romantique mais le romantisme de l'échec, c'est fatigant à force...

unnamedrnhb.jpgIl y a aussi qu'il me parait beaucoup plus difficile, inconfortable ou dangereux d'être un Nabe, un Millet, un Soral ou n'importe quel intervenant de "droite", d'extrême-droite ou "dissident" en 2020 que hussard en 1950 ou 1960. Sous la IVème république et au début de la Vème, le PCF faisait peut-être un quart des voix, mais il y avait encore un establishment culturel et littéraire " à droite" - dont notamment l'Académie française -, une presse de droite assez lue de Carrefour à La Nation française en passant par Rivarol ou La Parisienne. Et pratiquement pas de lois liberticides ni de communautarismes agressifs.

Mais revenons à l'essentiel : la mort tragique du colonel des hussards. J'ai acquis le numéro de Paris-Match où l'on voit cette étonnante photo de Nimier et de sa passagère, devenus à l'hôpital deux gisants modernes, beaux et apaisés.
On n'est donc pas obligé de lire ses livres pour se souvenir de lui. C'est un peu comme pour Marilyn Monroe, Brigitte Bardot et donc James Dean, dont bien peu de gens, aujourd'hui, connaissent et voient les films - et en parlant de ça Nimier a quand même contribué à la magie d'Ascenseur pour l'échafaud et du Feu follet de Louis Malle. Évidemment, lui n'a pas droit à des posters et des t-shirts à son effigie : c'était juste un héros mineur français d'un ancien temps, après tout.

Sinon je me souviens avoir interrogé, cet été d'il y a 20 ans, ce petit pont autoroutier de style néo-classique, à la frontière de deux communes bourgeoises paisibles. Mais il n'a rien su me dire...

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jeudi, 03 septembre 2020

Marcel Pagnol parle du Latin

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Marcel Pagnol parle du Latin

 
 
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La réforme jadis imposée par Mme Vallaud-Belkacem implique la suppression en douce du latin comme option facultative, déjà évoquée, ne fait plus aucun doute. Dans la première version du projet, le latin était supprimé purement et simplement, pour être intégré à l’EPI «Langues et cultures de l’Antiquité». Mme Vallaud-Belkacem a accepté de rétablir le latin comme option, mais en en diminuant les horaires : 1h en 5e au lieu de 2h actuellement, et 2h en 4e et 3e au lieu de 3h actuellement. En outre, il n’est pas prévu que le latin ait un financement spécifique, autrement dit les collèges devront prendre des heures sur leur marge d’autonomie s’ils souhaitent le maintenir. Dans les faits, l’enseignement du latin sera bien souvent trop compliqué à maintenir, et beaucoup d’établissements tireront un trait sur cette option. Dans cette interview de Marcel Pagnol en 1958, l'écrivain, dramaturge, cinéaste... explique l'importance du Latin dans notre éducation qu'il considère comme un pilier de notre civilisation.
 

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mardi, 18 août 2020

Pourquoi lire Albert Caraco ?

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Pourquoi lire Albert Caraco ?

par Frédéric Saenen
Ex: https://albert-caraco.blogspot.com

Lire Albert Caraco est une épreuve dont on ne sort pas indemne, si l’on se laisse investir par sa langue, immédiatement hypnotique ; par son style, d’un classicisme teinté de certains maniérismes déconcertants ; par son ton, péremptoire jusqu’à en être cassant ; enfin par le long délire discipliné, strictement ordonnancé, dont est galvanisé son discours. 
 
Caraco est un personnage fascinant, dont les obsessions et le ressassement peuvent très rapidement contaminer la vision de l’existence de celui qui éprouve le choc de sa révélation. Ils sont rares, ceux qui ébranlent à ce point et qui ont poussé jusqu’en leur dernière et logique extrémité, les conséquences de leur travail de sape. En cela, Caraco est peut-être le dernier auteur authentiquement dangereux de la littérature mondiale. La parfaite cohérence de sa démarche intellectuelle et de sa « biographie (si tant est que l’on puisse lui en prêter une) le prouve. 

9782825131114.jpgPlusieurs postures se superposent lorsque l’on tente un portrait de ce solitaire : celle du Proscrit des Belles Lettres, celle du Prophète criant dans un désert qu’il s’est patiemment ménagé, celle de l’Auteur en pleine et souveraine disposition de son œuvre et du destin qu’il lui assigne. C’est dire si sa fréquentation est complexe : ses textes, maintenus par une impressionnante force d’entropie, n’invitent en rien au partage. Un peu comme si Caraco, en s’enfermant dans l’hermétique noyau de sa pensée, s’ingéniait à exclure d’office son putatif lecteur. Un lecteur qu’il imagine le découvrant à titre posthume, et conquis d’avance par la puissance de sa parole.

Pourtant, Caraco ne peut pas nous rester plus longtemps étranger. Parce qu’il a tout dit. Ou plutôt, parce qu’il a tout osé dire et qu’il nous laisse en héritage le fond, le fin fond de sa pensée. Les rapports de sexes, de races et de classes, la notion d’ordre, l’art, les idéologies, la luxure, le mal, l’histoire, les religions, rien n’a échappé à son immense travail de réévaluation. Les idoles en ressortent fracassées, l’humanisme béat foulé au pied, les aveuglements des engagements circonstanciels moqués, le progressisme terrassé. Ce catholique passé au refus radical des cultes, cet homme qui préconisait avant l’heure la décroissance – non pas de la production, mais de la natalité de notre espèce pour la soulager de ses maux, ce gnostique revendiqué fut-il pour autant l’ultime parangon d’un nihilisme jamais formulé de la sorte jusqu’à lui ? La question méritera d’être posée, comme tant d’autres à son sujet, car Caraco s’est également attaché à des convictions clairement affirmées (notamment quant à Israël) et il eut à sa façon la foi en quelque chose, qui n’était pas que son propre génie. 

La seule certitude que, pour notre part, nous ayons en créant cet espace qui lui est dédié, c’est qu’il fut, est, et restera l’ennemi public de l’histoire des idées en Occident. 
 

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Pourquoi une Société des Lecteurs d’Albert Caraco ?

Oui, pourquoi se démoraliser, à l’heure où tout n’est déjà que cataclysmes, actes terroristes, crises, périls, morosités, pandémies et dérèglements globaux ?

Parce qu’il est salutaire de se frotter à un esprit tel que celui-là pour envisager autrement et, qui sait ?, mieux comprendre notre véritable place en ce bas monde. 

On entend d’ici les commentaires : notre époque a déjà son lot de pessimistes, de réac’s et d’infréquentables, qui ont même été élevés au statut de « classiques ». Cioran et Céline, maintenant qu’ils sont accessibles sur papier bible, suffisent amplement à ceux qui veulent s’offrir, le temps d’une soirée, le frisson de la négativité. N’en jetez plus.

Caraco, gageons-le, ne sera jamais admis dans une collection de prestige ni dans les cénacles des « institutions de la littérature », comme on les nomme en jargon sociologique. Car son message, à qui s’en imprègne vraiment, est inadmissible. 

9782825131190_1_75.jpgC’est cette inadmissibilité radicale qui en fonde à nos yeux l’intérêt et qui motive notre démarche. Le bouillonnement contenu, le volcan contraint que fut Caraco nous apparaît autant comme un foyer de rayonnement que comme un trou noir. On peut s’y égarer sans conteste, s’y perdre même ; on peut de la même façon s’en nourrir, s’en inspirer et s’en trouver régénéré. 

Notre but premier est donc de faire (re)connaître Caraco comme un penseur légitime et ce, malgré ses outrances, malgré les propos que lui soufflèrent ses phobies rabiques et qui lui coûteraient, s’il était encore vivant, de retentissants procès, malgré les faiblesses de certains de ses raisonnements et ses multiples paradoxes. Notre propos ne se veut pas académique ; juste érudit et pénétrant, à la mesure de son objet. 

Dans la mesure où Caraco fut un écrivain polyglotte (qui s’exprimait aisément à l’oral et à l’écrit en anglais, en espagnol et en allemand), nous ambitionnons de donner à lire les traductions de ses passages dans ces diverses langues, qui ont été reproduits tels quels dans les volumes parus chez L’Âge d’homme, et constituent donc une sort d’archipel interne d’inédits, inconnus du lecteur strictement francophone. Pourtant, l’initiative pionnière de Bruno Deniel-Laurent, de publier la traduction d’un fragment en espagnol par Philippe Bille, a montré toute son importance : elle éclairait des aspects de la biographie de Caraco qu’il n’avait jamais livrés dans sa langue d’adoption. 

Enfin, nous voulons, en réunissant même virtuellement ses lecteurs, permettre de penser Caraco, publiquement et non plus dans la confidentialité du unhappy few (osons ce néologisme, peut-être plus pertinent dans le cas qui nous occupe). Ainsi, ce site se propose de devenir un laboratoire d’idées, passées certes au prisme de la vision caracienne (autre néologisme qu’il s’agira d’imposer, car nulle reconnaissance ne se passe de son adjectif), ou du moins situées par rapport à son obscur tropisme. 

Concrètement, nous attendons donc vos contributions, de longueur libre, sur des sujets aussi divers que :

- des témoignages si vous l’avez connu, ou si vous avez connu quelqu’un qui etc. ;

- des études sur son style, son approche du judaïsme, son rapport à la chair, sa vision de l’humanité, les concepts qu’il utilise, des thèmes développés dans ses pages, des œuvres littéraires, philosophiques ou artistiques qu’il cite, etc. ; 

- la confrontation ou la mise en rapport de Caraco avec une autre figure (Caraco et Céline, Cioran, Nietzsche, Spengler, etc.) ; 

- les articles de critique sur son œuvre, parus en revue papier ou sur des sites, et qui auraient échappé à notre vigilance.

En tant qu’initiateurs et animateurs de ce site, nous nous réservons la décision de publier vos articles, selon nos critères de qualité, nos attentes et nos exigences. Cette première phase de l’expérience va servir d’amorce, car nous nourrissons des projets dont il serait encore prématuré de parler, mais qui ne verront le jour que si vous manifestez dès à présent votre intérêt à y contribuer. 
 

Frédéric Saenen




La Société des Lecteurs d’Albert Caraco est animée par 
Bruno Deniel-Laurent & Frédéric Saenen. 
 
Pour toute correspondance, merci d'utiliser l'adresse suivante : 
societealbertcaraco@gmail.com

13:58 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : albert caraco, littérature, littérature française, lettres, lettres françaises | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Gilles de Drieu la Rochelle

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Gilles de Drieu la Rochelle

par Juan Asensio

Ex: http://www.juanasensio.com

 
Ce sont peut-être les premières pages de L’Homme à cheval, prolongation sud-américaine des aventures espagnoles de Gilles (non sans parenté avec les aventures du Marquis de Bolibar de Leo Perutz), qui nous permettent le mieux de saisir quel est l’aiguillon qui n’aura cessé de tourmenter notre héros et, bien sûr, celui qui l’a créé : non pas les femmes (Myriam, Alice, Dora, Antoinette, Pauline, Berthe, etc.) malgré leur nombre, qu’un séducteur conséquent, après tout, saurait ramener à de banales proportions mondaines, et dont il s’agira de toute façon, plus vite que ne le pensent les sots à tégument vertueux, de réussir à se déprendre, non pas encore les saillies contre les Juifs, finalement assez discrètes dans ce texte et qui n'en font cependant pas moins pleurnicher un universitaire, un certain Jacques Lecarme, mais l’action ou plutôt, le monde entier des choses englobant et guidant cette dernière, ainsi que la pensée, monde et pensée ramenés dans un geste, dans une geste aussi, qui en signifient à la fois la beauté, la grandeur et la fulgurance.

Lorsque le narrateur, Felipe, à la fois guitariste doué et théologien rusé, affirme des cavaliers d’Agreda chargeant le village duquel il faut chasser le potentat local, qu’ils connaissent «un de ces rares moments où il est donné à l’homme d’être lui-même en se jetant tout à fait hors de lui», et vivent, l’instant d’une courbe balistique inscrivant au ciel la grandeur des humains, un de ces «moments où les hommes sont vraiment des amis et fondus dans un amour qui passe hautainement les amours» (1), nous croyons voir ramassée, en quelques mots à la fois précis et elliptiques, dessinant une orbe infiniment large au sein de laquelle se déploieront une multitude de faits et gestes, d’aventures aussi, la pensée solitaire, monotone, à vrai dire unique, répétitive, lascive et lassante, de Gilles, crucifié par l’évidence selon laquelle «vivre, c’est d’abord se compromettre» (2), autrement dit : se sacrifier.

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Cette unique pensée, corps et âme de Gilles qualifié d’«affreux décadent» (p. 124) trompant son ennui dans une «époque de civilisation saturée» (p. 114), est le lien le plus solide et comme l’armature vertébrée du roman foisonnant dans lequel Drieu a figuré son désespoir ardent de vivre dans une époque bourgeoise, basse, ignoble, médiocre, morne comme un séducteur en chasse, singeant la grandeur passée jusqu'à se croire elle-même grande, la démocratie ayant «posé à jamais son derrière dans les Gobelins» (p. 115), le «monde démocratique» ou encore «ce pauvre meublé démocratique» (p. 435) n’étant qu’un «monde d’usurpation» (p. 114) : encore une fois, «aucune pensée, aucun sentiment n’a de réalité que s’il est éprouvé par le risque de la mort» (p. 125), et nous pourrions même prétendre que ce beau risque à courir devenu devise («tranche toujours», p. 155) est la seule façon, pour l’hermétique Gilles claquemuré dans une solitude qu’avec orgueil il considère comme «une source rare où il avait bu le dédain de tout ce qui n’était pas son enchantement mystérieux» (p. 63), enfermé dans le «personnage qu’il s’était peu à peu formé de lui-même en dehors de lui par l’effet d’une demi-sincérité, d’une demi-hypocrisie, de la distraction, de l’humour» (p. 140) et qu’il voit se réfléchir dans les yeux de ses conquêtes, de sortir de la cage dorée, sorte de «crispation hystérique de tout son être» (p. 201) qu’il a construite patiemment autour de son secret qui n'en est même pas vraiment un, ou alors qui est le secret puéril des hommes jouant à en posséder un.

Puisqu’il «faut mettre de la profondeur dans chaque minute, chaque seconde», sans quoi «tout est raté pour l’éternité» (p. 174), mais aussi parvenir à s’échapper de sa propre «disponibilité» (p. 241) constamment contemplée dans le regard des adoratrices plus ou moins conséquentes, la femme, sur laquelle des centaines de lignes admirables et cruelles de Drieu seraient à citer pour leur édification et aussi celle de leurs amants, n’est encore qu’un pâle et très imparfait moyen, un véhicule dirait le sage bouddhiste, bien incapable d’arracher Gilles à tant d’années de «laisser-aller, de fuite désespérée, où il n’avait pas tant recherché le plaisir que la figuration facile, enivrée et blasphématoire de l’amour, ne demandant aux femmes que les premiers accords d’une grande musique aussitôt amortie» (p. 284), alors que, face aux «nostalgies anciennes» (p. 298) qui de nouveau se déchaînent dans une époque qui n'avait pas, à tout le moins, complètement perdu le sens de l'aventure, face à l’impérieuse nécessité de «rouvrir les sources» (p. 299) et alors même que notre personnage «songe sans cesse à la valeur d’or, à la valeur primitive, avant toute altération» (p. 302), il faut trouver une porte de sortie, sans doute étroite comme celle de Gide, du moins honorable : l'action pour elle-même sans doute, mais finement ourlée d'une dentelle de dialectique. Gilles, Drieu ne cesse de nous le répéter, n’est qu’un raté, un gandin qui n’a jamais rien été et ne sera jamais rien, rien d'autre qu'un homme de peu de poids «plein d’orgueil secret sous une fausse modestie, plein d’ambition impuissante sous des airs d’indifférence et de nonchalance» (p. 321), car, comme «âme mystique destituée de la grâce» et condamnée, donc, à ne broder que sur une «aridité sans nom» (p. 379), il lui faut à tout prix trouver la clé, non sans avoir plus d’une fois songé au suicide que nous pourrions à bon droit considérer comme le chef-d’œuvre de l’hermétisme, seul à même d’accomplir, dans un illusoire triomphe dont rien ne percera, l’œuvre au noir que poursuit plus ou moins consciemment et volontairement l’homme revenu de tout, dégoûté de tout et d'abord de sa propre insupportable nonchalance, et ainsi de consacrer le paradoxal triomphe de «sa mythologie secrète» (p. 394), tout en en rejetant la froide tentation qu'il s'agira, dans le meilleur des cas, de transformer en rage de vivre, en mort héroïque et pourtant anonyme, vite oubliée comme des milliers d'autres dans un monde qui n'accorde pourtant plus d'importance qu'au seul règne de la quantité. De toute façon, cette tentation elle-même, comme d’autres, l’érotisme n’étant que l’une des plus visibles floraisons de cette racine très profondément enfouie, est très crument analysée, puisque le suicide, l’idée du suicide, ne peut être que la réaction des «être faibles, mais obsédés par l’idée de la force» (p. 404), alors même que la mort, aux yeux de Gilles qui a connu l’expérience du Front, n’est rien de plus vraiment tentateur que «l’illusion du néant» qui ne lui paraît même plus, comme autrefois, «impensable et misérable» (p. 394).

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C’est en tout cas à une longue dérive de Gilles que nous assistons, notre falot allant de femme en femme, «obsédé par l’idée que n’ayant jamais assez donné aux femmes», à celle-ci au moins, n’importe laquelle, «il donnerait autant qu’il pourrait» (p. 382) sans bien sûr tenir sa belle mais évasive promesse, jouant, même, un temps, la comédie de l’intrigue politique (dans la partie de loin la plus laborieuse du roman), fréquentant tel cercle de pseudo-artistes moquant les prétentions du raout à excommunications définitives d'André Breton, «petit monde de bourgeois intellectuels, tremblotant et flageolant» (p. 465) dirigé par un certain Caël qui «a supprimé la syntaxe, la logique, le discours» et qui a «inventé la parole frénétique, l’extase laïque, l’inspiration athée», alors que, dans «les réunions de sa secte» appelée pompeusement et trompeusement Révolte, «les adeptes entrent en transe et éructent des mots sans suite, qui sont enregistrés par des sténos, imprimés ensuite et considérés comme évangile» (p. 250), autant d’imposteurs qui, sous les yeux de Gilles, ont remué «un tison fascinant, celui de l’action» et lui ont fait croire «qu’ils s’étaient arrachés à la foule inerte qui comble ce temps»; mais Caël est en fin de compte «plus lâche qu’un boursier», et l'esprit de ses séides rien d’autre qu’un «inénarrable carambolage de riens», toutes ces marionnettes agitées par le prurit de l’action violente qui jamais n’aboutit ne pensant rien, ne sachant rien, ne voulant rien, ne pouvant rien, si ce n’est, tragiquement, fomenter un vague complot pour aboutir à un banal fait divers aussitôt oublié par la presse, tant de petites histoires ne pouvant se terminer que «dans l’atrocité la plus piteuse : celle d’un fils qui tue son père parce qu’il n’y a pas dans leur sang assez de vie pour deux» (p. 427), toutes ces ombres d'un théâtre que ne hante plus aucun Shakespeare ne pouvant jamais que «simuler la puissance et cette simulation» leur suffisant (p. 469), alors que Gilles, dégoûté par «cette infâme singerie de la puissance» (p. 470), «obscur par débilité» et se plaisant avec ivresse, du coup, «à l’obscurité de leur pensée» (p. 340), cherche à retrouver «un peu de verdeur, un souvenir du temps où toutes choses se créaient et non pas se fabriquaient» (p. 280), n'a qu'une hâte constamment procrastinée: se retremper et puiser de larges lampées à l’antique vin de vigueur conservée dans une amphore introuvable, mais aussi pouvoir contempler une beauté qui, de nos jours, ne se trouve plus que «dans les statues, pas dans la vie des humains» (p. 366). Certes, Gilles aura adoré les femmes, étant parfaitement capable de frémir, et jusqu'aux larmes, devant les premiers signes de flanchement d'une courbe féminine naguère plus pure qu'un tracé de maître au fusain, mais jamais au point d'accepter de mêler, humblement, ce délabrement devenu source profuse d'innombrables lamentations élégiaques au propre engourdissement et délabrement de son corps.

Comment agir dans un monde où «les dieux sont morts», qui est tout entier envahi par la «vieillesse spirituelle» emportée et importée d’Europe, sorte de mirage s’évaporant dans une brume de chaleur, «abominable et caduc mythe moderne fait de rationalisme, de mécanisme et de mercantilisme» ne pouvant que tenter de convoquer «le fantôme imbécile du bonheur, faute de dieux» (p. 385) alors que, tous, nous sombrons dans une «affreuse impuissance», comme ce peuple nord-américain qui, «ayant pris contact avec les pays d’ancienneté, recherche l’authentique et tombe à côté avec une sûreté irrémédiable» (p. 324) ? Comment agir dans un monde où la quête charnelle, elle aussi, comme une «morne routine sans force et sans invention» (p. 288), tourne à vide, puisque «l’érotisme ressasse bientôt» (p. 323) ? Et, surtout, comment retrouver le sens d’une action ou même d’une parole qui engage celui qui la dit ou l’écrit alors que, autrefois, «une parole c’était un coup d’épée ou la guillotine, à donner ou à recevoir» (p. 313) ?

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Tout appelle Gilles, les femmes bien sûr ou, plutôt, à travers leurs masques plus ou moins séduisants, «une rafale venue de sa vie où il y avait une supplication et un ordre» (p. 299), dernier vestige, peut-être, d’un temps plein ayant érigé des «cathédrales, des châteaux et des palais qui sont les derniers points d’appui de la grâce, car les pierres ont mieux résisté que les âmes» (p. 296), élan qu’il a cru trouver dans l’expérience de la guerre, où il a expérimenté dans une tranchée en train d’être bombardée, «cette tombe que les dieux piétinent avec rage, cherchant à étouffer dans la gorge des hommes le dernier cri du défi et du courage», par fulgurances, «la nature agonique des choses» (p. 240). Il faut agir, en se débarrassant de l’influence, maigre heureusement, du groupe de Caël composé de lâches et d’impuissants, «incapables de risquer quoi que ce soit» (p. 486) puisqu’ils ne sont rien de plus que des «petits intellectuels débiles, remplis de la jactance la plus imperceptible», comme autant d’ultimes «gouttes de sperme arrachées» à des «vieillards avares qui refermaient, sur leurs agonies rentières» les rares portes encore battantes de mots vagues remplaçant le tranchant des actes. Il faut agir comme autrefois, lorsque «les hommes pensaient parce que penser, pour eux, c’était un geste réel», parce que penser, pour eux, «c’était finalement donner ou recevoir un coup d’épée» (p. 487), les dernières pages de la deuxième partie, en s’acheminant vers la troisième intitulée L’Apocalypse, se colorant d’une teinte rouge de plus en plus violente, puisque «ce n’était donc pas seulement l’hiver de la nature que Gilles voyait», mais «un autre hiver et une autre mort, plus durables, portant la menace, peut-être, de l’irrémédiable», «l’hiver de la Société et de l’Histoire», «l’hiver d’un peuple» (p. 489), puisque «jamais plus la sève ne repassera dans ce peuple de France aux artères desséchées» (p. 490). Dans une formule vulgaire qui trahit bien, au fond, la colère de Drieu, c’est donc «la source même de la vie qui est atteinte» : «plus de foutre, ou il va au bidet» (p. 493). Il faut agir en repoussant la dernière tentation où se fiche l’esthétisme, autrement dit la perte de toute force, l’écriture, de laquelle Gilles se sera plus d’une fois approché et éloigné, conscient qu’il est de son manque de génie, préférant adresser «une prière lumineuse» en méditant en silence, même s’il finira par fonder un brûlot éphémère, en regardant les hommes autour de lui et en se taisant, puisque, mieux que «les bavardages du talent», le silence est «un plus sûr accompagnement aux rares voix de ceux qui ont le droit de parler» : «Il écouterait, il regarderait les hommes. Il était leur témoin le plus actuel et le plus inactuel, le plus présent et le plus absent. Il les regardait vivre avec un œil aigu dans leurs moindres frémissements de jadis et de demain, et soudain il prenait du champ et ne les apercevait plus que comme une grande masse unique, comme un grand être seul dans l’univers qui traversait les saisons, grandissait, vieillissait, mourait, renaissait pour revivre un peu moins jeune» (p. 111). Felipe, l'étrange guitariste théologien de L'Homme à cheval, eût pu faire siens ces propos.

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Il faut agir contre ce «temps des nains» (p. 552), mais en lâchant, sur le monde surpris par toute action décisive, un geste venu de loin, retrempé dans le silence du désert, qui seul sera capable de façonner ou plutôt refaçonner une société sur le modèle de celles qui firent la Grèce, l’Europe du Moyen Âge, par le biais d’une «restriction des besoins pour l’élite, équilibre des forces matérielles d’une part, corporelles et spirituelles de l’autre. Ascétisme du religieux, mais aussi de l’athlète et du guerrier» (p. 503), et l’action pure pour seul guide, bien davantage que «cette traditionnelle diatribe que poursuivent depuis plus d’un siècle en France, dans une haute et apparente stérilité, les fervents de l’Anti-Moderne, depuis de Maistre jusqu’à Péguy» (p. 520) voire Léon Bloy, Paul Claudel et Georges Bernanos, également nommés (cf. p. 545), même si, à l’occasion, un rapprochement tactique peut être opéré avec les marxistes qui, comme Gilles, veulent détruire la société actuelle en constituant «une force de combat, libre de toutes les vieilles doctrines, un corps franc» (pp. 521-2). Détruire la société capitaliste «pour restaurer la notion d’aristocratie» (p. 522), tel est le vœu de Gilles : «Qu’est-ce qui le séduisait dans le communisme ? Écartées la ridicule prétention et l’odieuse hypocrisie de la doctrine, il voyait par moments dans le mouvement communiste une chance qui n’était plus attendue de rétablir l’aristocratie dans le monde sur la base indiscutable de la plus extrême et définitive déception populaire» (p. 525). Tactique risquée voire désespérée («Que la France soit balayée par la destruction. C’était vivre que de hâter la décision de la mort», p. 568), sans doute ou, plus certainement encore, vouée à l’échec, alors que se profile la tentation fasciste, seule à même de rompre «le silence oraculaire des hommes d’action» et aussi de se débarrasser des Juifs, l’antisémitisme de Drieu, somme toute assez discret dans Gilles, s’expliquant assez aisément si l’on songe que le Juif est à ses yeux le pur produit de la Modernité, autrement dit, de la «camelote»(3), et que les mots du Juif se retrouvent toujours «dans la salive des décadences» (p. 553) : «Oui, je le vois d’ici ton parti, s’emballa-t-il soudain, ce serait notre parti à tous, un parti qui serait national sans être nationaliste, qui romprait avec tous les préjugés et les routines de la droite sur ce chapitre, et un parti qui serait social sans être socialiste, qui reformerait hardiment mais sans suivre l’ornière d’aucune doctrine» (p. 537).
 
En attendant le fascisme dont Gilles n’aura enregistré que les premiers soubresauts, parcourant les vieux flancs de la France, une vieille haridelle pouilleuse qui fut autrefois une nation ayant bâti durant plusieurs générations d'humbles des églises qu’elle était désormais bien incapable de refaire, toute l’aventure de la vie étant dans ce fait atroce : notre peuple a vieilli, aux yeux de Gilles (cf. p. 561), qui raille un pays considéré comme «une vaste académie, une assemblée de vieillards débiles et pervers où les mots n’étaient entendus que comme des mots» (p. 574), la folle embardée politique du Duce et de Hitler électrisant et cabrant les reins de l’Europe comme d’ultimes décharges de vigueur.
En attendant ce monde qui ne sera pas (seulement) celui de l’invention romanesque, il faut, pour le personnage de Drieu, tenter le coup de force, et essayer de produire l’étincelle qui fera exploser la vieille baraque déglinguée de la Démocratie, provoquer ou essayer de provoquer «le ménage détonnant de toutes les ardeurs de France» (p. 597), précipiter, au sens chimique du terme qui évoque une belle cristallisation, riche de ses irrégularités, les dernières forces du pays : ce sera le rôle et l'occasion, ratés, du 6 février 1934, que Gilles traverse comme il a traversé la Première Guerre, rêvant, les yeux grands ouverts, à une alliance, fût-elle éphémère, de toutes les forces, une fois de plus sous la poigne d’un homme providentiel, vecteur idéal d’un «élan vital, qui fait que chaque sursaut converge vers tout autre sursaut» (p. 601), homme inattendu par essence, apocalyptique dans sa geste, qu’il semble désormais impossible d’imaginer ailleurs que dans les romans : «Si un homme se lève et jette tout son destin dans la balance, il fera ce qu’il voudra. Il ramassera dans le même filet l’Action française et les communistes, les Jeunesses patriotes et les Croix-de-Feu, et bien d’autres» (p. 598), puisque les barrières seront alors «à jamais rompues entre la droite et la gauche, et des flots de vie se précipiteront en tout sens» (p. 599), alors que les Parisiens, eux, réussiront peut-être à lever un geste véritablement viril «vers les traces de la vieille énergie encore visibles dans le ciel, à la frise de ces palais, pour quelques prophètes torturés comme lui» (p. 592), Gilles, prophète sans foi, ce qui est surmontable, mais surtout sans dieux, ce qui l’est moins. Gilles, qui est peut-être un fanatique dans le sens où il tente de «ramener dans cet univers les forces qui en semblaient bannies : le fatal, le décisif, l’irrémédiable», croyant en outre «à des possibilités que son pessimisme tenait pour parfaitement exclues» (p. 594), Gilles encore «éperdument enraciné dans son inertie», dont les multiples conquêtes féminines, toutes tôt ou tard délaissées, pourraient constituer la pathétique illustration vivante de quelques «mythes de l’immobilité» (p. 602), doit accompagner, alors, Pauline qui se meurt d’un cancer, la fulgurante consomption de la dernière femme, sinon la femme aimée de Gilles, n’étant que le chiffre et le symbole de l’inéluctable dévolution de la France, où «pas la moindre explosion n’est possible» (p. 604) et qui ne propose qu’une unique carrière, celle de la lâcheté : «Fuir, encore fuir, toujours fuir», alors qu’il faudrait «faire autre chose que fuir», «se battre» (p. 649) par exemple.

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Las, les derniers soubresauts de l’énergie française, la vie aventureuse dans l’Espagne déchirée par la guerre civile, ne permettront pas à Gilles de connaître, de nouveau, les rares sensations qu’il a connues en se battant au Front, au milieu «d’hommes entièrement ramassés sur une partie d’eux-mêmes, à la fois tendus et conscients», le sacrifice pouvant se savourer en commun «à quelque chose qui, à mesure que le risque se prolonge, s’avère de plus en plus intime au cœur de chacun , tout en étant sensible à tous» (p. 670). Tout au plus pourra-t-il se croire le héraut d’un ordre secret, «militaire et religieux» et qui poursuit «envers et contre tout, la conciliation de l’Église et du fascisme et leur double triomphe sur l’Europe» (pp. 674-5).

Drieu se trompera, mais cette tromperie, cette illusion, nous ne pouvons qu’en juger longtemps après les événements et encore, extérieurement, sans être vraiment capables d’apporter de solides arguments qui attaqueraient la substance de son pari démesuré, par essence démesuré : Gilles, se qualifiant lui-même comme «un de ces humbles qui aident l’action et la pensée à recommencer toujours leurs épousailles compromises» (p. 680), est l’homme qui vit une idée autour de laquelle il a longtemps erré, la caressant vaguement avant de la reconnaître puis de tendre tous ses muscles pour en faire plus qu’une idée, en épouser «avec une curiosité meurtrie, mais toujours voluptueuse, les détours et les plis tels que les faisait la résistance de la matière humaine où elle essayait de s’imprimer» (p. 676), ce qui est sans doute l’une des plus magnifiques et profondes définitions de l’Histoire sous la plume d’un homme que l’on dit, pudiquement ou avec une prétention de mauvais aloi, la prétention du prudent, commentateur, journaliste ou universitaire, dans tous les cas petit pion, s’être trompé, et lourdement, comme est belle cette autre phrase, sur l’Histoire et sa vague qu’il faut être capable de saisir pour en être soulevé : «Il se serrait sans cesse sur l’immense et sourde palpitation qui allait, enfantant des événements» (p. 677), jusqu’à finir en train de tirer au fusil derrière une meurtrière derrière laquelle tomberont ses ennemis d’un jour, derrière laquelle, peut-être, il finira sa vie de météore, retrouvant, avant de rendre son dernier souffle, les sensations impossibles qu’il a éprouvées au Front, redevant «follement lui-même comme un homme ivre qui s’arrête entre deux verres et qui jouit une seconde de la suspension», approchant, qui sait, Dieu, d’un dernier «geste violent de son corps, ce geste dément le projetant, le heurtant contre une mort sauvage» (p. 686).
Dans sa belle Préface à Gilles, d’une humilité accablante qui frise la haine et le mépris de soi, Drieu affirme que son propre roman a pu paraître «insuffisant parce qu’il traite de la terrible insuffisance française, et qu’il en traite honnêtement, sans chercher de faux-fuyants ni d’alibis» puisque, pour «montrer l’insuffisance, l’artiste doit se réduire à être insuffisant» (p. 16), terrifiant aveu et condamnation de sa propre stérilité qui eût, davantage qu’à Drieu qui jamais ne se dupa sur son propre cas et dépiauta cruellement son personnage, Gilles, convenu à un Michel Houellebecq, écrivain sans verbe décrivant un monde sans verbe ni colonne vertébrale, ou bien un monde agité par les courants contradictoires, erratiques, d’un langage devenu liquide, comme une colonne vertébrale qui aurait fondu par quelque opération de magie noire. C’est à la fois peu et beaucoup dire, mais nous savons en tout cas qu’en décrivant l’insuffisance de la France, de ce qu’est devenue, sous ses propres yeux, la race française, Drieu nous a donné un roman d’une très belle ampleur et d’une puissance foisonnante, irrésistible, que nous pourrions considérer comme une longue parabole au mille reflets et chatoiements, dépassant de très loin le seul cas, pourtant exemplaire, de Gilles, pour approcher du silence de la prière, «soupir imperceptible de l’éternel au sein de l’être» (p. 112), atteindre la transparence d’une icône, «l’âme de son enfance» peut-être, qui a «prodigué ce verbe infini qui jaillit de l’homme devant les éléments purs» (p. 143), icône derrière laquelle surprendre les traits d’un visage qui est à la fois de la terre et plus que de la terre, et seul capable de ré-insuffler la vie et le sens de la beauté se dressant contre l’«irrémédiable décadence» (p. 152), guetter aussi le miracle, comme l’indique ce passage admirable, seule mention directe de la figure du Christ (4) : «Gilles avait souvent songé aux miracles; il n’y avait jamais rien trouvé que de naturel. Par exemple, la primevère de Champagne, c’était le printemps et c’était un miracle. La nature est si puissante qu’elle offre aux saints et à Dieu des possibilités exorbitantes sur elle-même. Gilles avait souvent imaginé le Christ arrivant dans une bourgade galiléenne d’une longue randonné de vingt kilomètres en pleins champs et saturé, ivre de forces, d’effluves, imposant les mains. La puissance divine, la grâce lui apparaissaient comme un rebondissement des forces naturelles par-dessus elles-mêmes» (p. 541), Gilles lui-même paraissant avoir été tenté, une seule fois, par la possibilité d’esquisser un geste dont la simplicité absolue l’élève à une transcendance elle-même dépouillée de tous ses oripeaux, comme le montrent tant de scènes dans La Route de Cormac McCarthy : «Il se rappela encore un trait que lui avait conté un ami : c’était la nuit, et il avait dans les bras un camarade qui agonisait. Il ne savait quoi faire et il ne pouvait supporter ce mot qui grelottait dans sa cervelle : «Je ne peux rien faire.» Il avait pris un peu de terre et avait imité un geste qui l’avait frappé dans son enfance. Il s’était dit : «Ce doit être ça, l’Extrême-Onction.»» (p. 543). C’est donc admettre que quelque chose soulève nos actes à une dimension supérieure, pourvu que nous tentions de nous attacher à leur signification profonde, réelle, invisible, comme les gestes en apparence totalement anodins des «cléricaux de province» sont eux-mêmes élevés par «les figures des vitraux, quelque chose qui, bon gré mal gré, les doublait» (p. 549) en leur accordant une signification non point sottement secrète à la manière franc-maçonne mais transcendante, soumise à tous les regards, sujette à toutes les railleries, toujours présente mais de plus en plus difficile à voir, faute de regards sachant surprendre les derniers signes de la grâce, l’or des jours perdus, l’antique puissance, «l’ancienne courbe créatrice, petite tige fanée» (p. 561), pas seulement «le raisonnement mais l’élan de la foi; pas seulement le ciel mais la terre; pas seulement la ville mais la campagne; pas seulement l’âme mais le corps», enfin tout car «la France avait eu le sens du tout, elle l’avait perdu» (p. 560) et c’est bien de cette perte de substance, de cette béance ontologique que Gilles, trop cruellement lucide pour l’ignorer, souffre.
 
Etat_civil.jpgC’est ainsi que Gilles, lui aussi revenu des femmes, chemine d’une certaine façon aux côtés de l’homme à cheval, Jaime Torrijos. Il en conte la geste sanglante et merveilleuse, au moyen de la musique, assemblant les chapitres de son histoire comme autant de «chants qui avaient lancé et soutenu toute [leur] action et qui la soutiendraient encore par la suite» (pp. 193-4), musique que Felipe joue sur sa guitare. Bien sûr, nous avons vite fait de deviner que Felipe et Jaime ne font qu’un, le rêve de l’un s’attachant à l’autre, le guitariste étant lié au maître de la Bolivie «par des liens beaucoup plus étroits et particuliers que ceux» qu’il avait imaginés (p. 146), une dialectique subtile entre l’action et la pensée se nouant entre ces deux vecteurs d’une même force : ainsi Felipe se déclare habile aux «idées ou à l’action seulement dans ces moments de l’action qui sont si intenses que celle-ci s’épure et devient aussi prompte et simple que la pensée» (p. 163). Il dispose aussi de «couteaux de la pensée» (p. 20) qu’il a fort aiguisée par ses méditations théologiques (5), mais il s’agit finalement toujours de nouer le même nœud : rendre l’action pensante, façonner la pensée pour la rendre aussi dangereuse qu’une dague. Cette dialectique tend ses deux bornes entre le début et la fin du roman, les différentes péripéties mouvementant le récit pouvant en fin de compte n’être considérées que comme un fil d’acier, qu’un simple pincement fera vibrer comme une corde de guitare. Écoutons Felipe se réciter l’antienne de l’action point dépourvue de finalité, de la pensée lestée de force agissante, dans leur éternelle sarabande l’une autour de l’autre : «Et moi, retrouvais-je dans ce que disait Jaime ce que je lui avais parfois murmuré ? La pensée devenue action, trempée de sang, forgée comme une arme d’acier est étrangère au penseur. Mais comme est peu sage cet étonnement des hommes de pensée devant la rapidité d’assimilation des hommes d’action, car les hommes d’action ne sont importants que lorsqu’ils sont suffisamment hommes de pensée, et les hommes de pensée ne valent qu’à cause de l’embryon d’homme d’action qu’ils portent en eux» (p. 198). L’action, pour quoi faire ? Reconstruire le défunt empire inca sur un sacrifice propitiatoire censé faire de nouveau pulser le vieux cœur endormi ? Ce sera l’occasion d’un beau jeu de mots plus que d’une action véritable, fût-elle romanesque, fût-elle par avance synonyme d’échec ce qui, finalement, est la même chose, tout grand roman racontant l’histoire d’un échec, la parole, sauf peut-être aux abords du Paradis, avec Dante, étant bien incapable de fixer la pure lumière, d’en dessiner les linéaments qui ne se détachent jamais mieux que sur un fond d’obscurité, où pourra être figurée la folle destinée humaine : «Ce sont les impérieux, ce sont les impériaux» (p. 234) qui, finalement, dirigent le monde, alors que Jaime et, surtout, Felipe, sont des êtres pensants, comme le concède sans peine ce dernier qui avoue, à l’action, un autre but qui la dépasse, la connaissance évidemment : «D’abord, j’avais été porté contre cet homme par l’action, la joyeuse action, ensuite s’était figée la méconnaissance, résidu triste de cette action, enfin, j’atteignais à une sorte de connaissance et d’amour qui d’abord était délivrance» (p. 225), métamorphose ultime qui aura été rendue possible parce que, un instant, la pure action a donné forme à la pure pensée : «Qu’étais-je, moi ? Un joueur de guitare, un pâle étudiant en théologie; et soudain tu t’es dressé devant moi, tu étais la forme. La forme. Moi qui étais amant de la beauté, je me suis rué vers cette forme, qui était la beauté vivante. Soudain, la musique, la théologie étaient une seule figure qui marchait dans le monde» (p. 236), car les idées les plus hautes de l’humanité « se trempent dans le sang versé par les héros» (p. 239) et qu’il nous faut, décidément, parier sur la possibilité «de grands hommes et de grandes actions pour que nous retrouvions le sens des grandes choses» (pp. 238-9) et, même, le temps des «grandes actions, des actions impériales» (p. 231).

Se sacrifier, en somme, comme tous les grands hommes se sont sacrifiés d’une façon ou d’une autre, à l’action échevelée ou à l’idée, car il eût fallu, pour Felipe, mieux se servir de son ami Jaime, et s’élever près de lui alors que le guitariste n’est «habile qu’aux idées ou à l’action seulement dans ces moments de l’action qui sont si intenses que celle-ci s’épure et devient aussi prompte et simple que la pensée» (p. 163). Pourtant, Felipe, après tout capable de ressentir, dans certains gestes, une influence invisible, capable, comme sa musique, de s’étendre aux coins les plus secrets du monde (cf. p. 167), capable même d’éprouver le vertige du créateur devant sa création, «toute cette matière humaine, épaisse et fuyante comme du poisson» (p. 191), est en fin de compte aussi impuissant que Gilles qui lui, au moins, se sacrifiera à ce qui le dépasse, alors que Jaime et son fidèle guitariste auront échoué à instaurer le règne, un temps éclipsé par les conquérants espagnols, de la race indienne, tel nouvel empire inca aussi difficile à atteindre que la ville de Carcassonne pour Lord Dunsany (6).

Si «l’homme ne naît que pour mourir et [s’]il n’est jamais si vivant que lorsqu’il meurt», si «sa vie n’a de sens que s’il donne sa vie au lieu d’attendre qu’elle lui soit reprise» (pp. 242-3), alors Jaime Torrijos et l’étudiant en théologie Felipe ont échoué, car le premier n’a pas existé et le second, sans doute, n’est rien de plus qu’un farceur, «non pas Sud-Américain mais Espagnol d’Espagne, réfugié politique» dont le récit fantaisiste, «qui renferme de monstrueuses inexactitudes», aura été écrit «par quelqu’un qui n’a jamais mis les pieds en Bolivie, qui tout au plus en a rêvé» car l’action n’est que l’ombre d’un rêve, comme l’est aussi la littérature.

Notes
(1) Pierre Drieu la Rochelle, L’Homme à cheval (1943, Le Livre de Poche, 1965), p. 52. Toutes les citations de ce texte renvoient à cette édition.
(2) Pierre Drieu la Rochelle, Gilles (1939, Gallimard, coll. Folio, 1992), p. 113.
(3) Une «belle juive aux seins blancs, à la mâchoire dévorante», qualifiée d’«Esther du Parti», est censée se satisfaire, ainsi, «d’une grandeur de camelote» (p. 562). Jacques Lecarme, dans une longue étude point dénuée de qualités bien que truffée de fautes, intitulée Drieu la Rochelle ou le bal des maudits (PUF, coll. Perspectives critiques, 2001), semble ne pas comprendre grand-chose à Gilles, un roman qu’il prétend pourtant admirer, en nous fatiguant à prendre un milliard de précautions quand il aborde l’antisémitisme de l’auteur, du reste assez peu présent dans ce roman, les Juifs n’étant finalement détestés qu’en tant que plus parfaits représentants d’une modernité que l’écrivain exècre. Je ne puis vraiment plus supporter les petites fadaises, chattemites et prudences universitaires, que l’on dirait être celles d’une pucelle rougissant à la vue d'un champignon de forme phallique, que Jacques Lecarme étale sur plusieurs pages, affirmant à l’occasion de parfaites âneries, notamment sur le Rebatet pamphlétaire sur la tête duquel le couperet du petit pion tombe avec la précipitation du trouillard flanqué d’une subite déveine intestinale : «aucun talent littéraire, rien que le bagout ordinaire d’un «gros bras» de Je suis partout, et la rhétorique monotone de la délation, dans Les Décombres» (en note 2 de bas de page 191 de son ouvrage). Nous avons finalement beaucoup de chances que Jacques Lecarme, soucieux, écrit-il, de ne point susciter des vocations racistes (cf. p. 183) affirme de Gilles qu’il s’agit d’un roman «qui a l’avantage d’affronter les risques du politique et la corne du taureau» ! (p. 251).
(4) Carentan, toutefois, évoquera le christianisme à la suite de la songerie de Gilles sur le Christ (cf. pp. 542-3).
(5) «Ô théologiens, vous ignorez que vous êtes aussi des poètes et que vous hantez les mêmes sommets éternels où par les belles nuits le haut vers lyrique vient accomplir vos balbutiements essentiels !» (p. 41). Presque à la fin de ce magnifique roman, Felipe parlera du christianisme comme d’un «grand poème métaphysique» (p. 247) galvaudé par les prêtres catholiques qui «ne savent plus ce que veulent dire chute, incarnation, rédemption, saint sacrifice, Saint-Esprit» (p. 246).
(6) Curieuse méditation de celle de Drieu, que l’on a souvent présenté comme obsédé par les questions de races : «Le sang espagnol n’est déjà presque plus rien en Amérique du Sud. Il sera noyé. La race indienne renaîtra du coup terrible qu’elle a reçu, elle s’adaptera, elle assimilera la vie de ses anciens vainqueurs. Elle sortira de sa paresse, qui est celle d’un malade, d’un convalescent. Du Mexique à la Bolivie il en sera ainsi. Je ne suis qu’un précurseur, mais j’aurai beaucoup de successeurs» (p. 204).

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vendredi, 31 juillet 2020

Luc-Olivier d'Algange: Entretien avec Anna Calosso sur "L'âme secrète de l'Europe"

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Luc-Olivier d'Algange: Entretien avec Anna Calosso sur "L'âme secrète de l'Europe"

9782343204765b.jpgAnna Calosso : Vous venez de faire paraître un fort beau  livre, au titre particulièrement évocateur pour nous, L'Ame secrète de l'Europe, dans la collection Théôrià, aux éditions de L'Harmattan, et je serais tentée de vous demander d'emblée : Qu'est-ce qu'une âme ? Et l'Europe, selon vous, a-t-elle encore une âme ?

Luc-Olivier d'Algange : Avant de répondre directement à votre question, ou plus exactement à vos deux questions, aussi fondamentales l'une que l'autre, permettez-moi de dire quelques mots à propos de la collection où il vient de paraître, dirigée par Pierre-Marie Sigaud, nommée Théôrià. Cette collection, qui prend  la suite de la collection Delphica des éditions de L'Age d'Homme, publie, depuis deux décennies, des œuvres, philosophiques et métaphysiques, qui relèvent de ce que l'on a nommé la sophia perennis . Citons, parmi les auteurs, Frithjof Schuon, Jean Borella, Jean Hani, Marco Pallis,  Gilbert Durand, Françoise Bonardel, Patrick Laude ou encore Paul Ballanfat, dont un livre tout récent présente l'oeuvre de Yunus Emre, poète majeur, dont l'oeuvre poétique vient également de paraître  dans cette collection.

Si l'on considère la pensée dominante, y  compris dans ses aspects en apparence contradictoires, force est de reconnaître que nous sommes pris en tenaille entre le nihilisme relativiste, d'une part, et des formes de religiosités fondamentalistes, légalistes ou moralisatrices d'autre part. Entre l'homme-machine et le dévot narcissique et vengeur, entre un matérialisme et un spiritualisme (qui, soit dit en passant,  obéissent également à une logique managériale), bien peu d'espace nous reste, tant et si bien que nous vivons dans un monde où nous ne respirons guère, où les souffles sont courts, où les pensées sont étroitement surveillées, où le débat intellectuel se réduit à l'accusation et à l'invective. D'où l'importance de ce corpus  rassemblé sous le nom de Théôria,- mot qui veut dire contemplation, et qui redonne sa primauté à l'herméneutique, l'art de l'interprétation, l'expérience intérieure, mais avec précision et exigence, loin du fatras New Age et des « spiritualités » interchangeables ou touristiques. 

Voici donc pour le paysage, où je suis heureux de me retrouver, et dans lequel le mot âme, bien sûr, vient tout de suite à l'esprit. L'expression « venir à l'esprit », au demeurant, n'est pas fortuite. L'âme, pour sortir de la sa gangue, a besoin de l'esprit. De même, que serait un esprit  qui serait totalement détaché de l'âme, d'un esprit sans souci de l'âme, sinon une pure abstraction ? Une chose détachée, une chose sans cause, un pur néant.

Qu'est que l'âme ? L'âme est ce qui anime, et je serais tenté de dire, avec Jean-René Huguenin, que ce n'est pas l'âme qui est dans le corps mais le corps qui est dans l'âme. L'âme est inspir et expir,  elle n'est point un épiphénomène, elle n'est pas subjective ; si intérieure qu'elle soit, c'est elle qui nous donne accès à la grande extériorité, au cosmos lui-même. Infime iota de lumière incréée dans le noir de la prunelle, elle est ce qui resplendit, la lumière sur l'eau, « la mer allée avec le soleil » dont parle Rimbaud.

Quant à la seconde partie de votre question, le titre même de l'ouvrage, donne la réponse. L'âme de l'Europe est devenue secrète. Elle existe, mais inapparente et lorsqu'elle semble apparaître, ici ou là, dans les vestiges visibles du passé, sa statuaire par exemple, ou ses œuvres contemporaines, elle est insultée, bafouée, conspuée, ou tout simplement ignorée. Cependant, le secret, dans sa modalité, n'est pas seulement un refuge, un retrait, une clandestinité, mais aussi, de par l'étymologie même du mot, un recours au sacré. Secrète, l'âme de l'Europe, n'est pas moins vive. Peut-être même pouvons-nous comprendre cette clandestinité  comme une sorte de « mise-en-abyme » héraldique , la possibilité d'une récapitulation salvatrice. L'âme disparaît des apparences pour se tenir en éveil dans l'Apparaître.

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Un chapitre du livre évoque cette possibilité : «  Les dieux, ceux qui apparaissent ». Pour qu'une chose apparaisse, il faut qu'au préalable elle soit cachée, en attente, en puissance. Il n'est si grand hiver, qui, vers sa fin, ne laisse éclater les graines qui survivaient sous sa glace. Tout désormais, pour ceux qui sont attachés à la grande culture européenne, est affaire de survie. Or, lorsqu'elle est menacée, la survie devient métaphysique. Elle passe de l'immanence à la transcendance, elle se retourne vers son origine et sa fin dernière.  Elle devient une lisière entre l'être et le néant, une expérience « gnostique » non au sens de la « gnose qui enfle », de la prétention intellectuelle, mais au sens d'une humilité nécessaire. Lorsque plus rien ne semble tenir, que tout s'effondre, et que l'horizon indépassable du « progrès » semble être un champs de ruines ou, pire encore, une réalité faussée, virtuelle, clonée, « zombique », nous devons retrouver le sens de la terre, de l'humus.

Vous avez remarqué qu'à intervalles régulier nos ordinateurs nous demandent de prouver que nous ne sommes pas des robots. Les preuves à l'appui seront, je gage, de plus en plus en plus difficiles à fournir, puis inutiles. Nous sommes intimement modifiés par les instruments que nous utilisons et par notre façon de les utiliser. En littérature, cette façon se nomme le style. Mais la littérature qui exige le silence, l'attente, la patience, la temporalité profonde, est elle-même menacée par l'ère du « clic » et du « toc » où nous sommes déjà entrés. Voyez la morale, qui fut autrefois l'objet de tant de réflexions et de passion, voyez ce qu'elle est est devenue : une chose binaire, manipulable, destructrice et d'une crétinerie sans nom, voire, pour filer la métaphore, une sorte de TOC, autrement dit un trouble obsessionnel compulsif. La morale qui fut l'objet de l'attention patiente des stoïciens, des théologiens, de Spinoza, de Montaigne, de Pascal, est devenue une forme de pathologie qui menace de tout ravager sur son passage, à commencer par la littérature, - non seulement la littérature « mal-pensante », mais la littérature en soi, autrement le langage qui n'est pas exclusivement au service d'une utilité ou d'une efficience immédiate.

4e0201ce40862a30174c407776952be6.jpgAnna Calosso : La comparaison vous paraîtra peut-être étrange, mais à lire votre livre, j'ai pensé à l'ouverture du Lohengrin de Richard Wagner. J'ai perçu là une musique, des nappes sonores, des orchestrations, des « leitmotives »,  comme si, en évoquant, tour à tour Nietzsche et Venise, la pensée grecque, des présocratiques à Plotin, Novalis et les romantiques allemands, l'alchimie du poème, vous vous étiez donné pour dessein de dire l'aurore attendue à travers le crépuscule : une aurore européenne, belle comme la statue de Uta von Ballenstedt qui figure sur la couverture de votre livre. 

Luc-Olivier d'Algange : Je vous avoue n'y avoir pas songé, mais la façon dont vous en parlez donne à la comparaison une pertinence qui va,sans tarder, me porter à réécouter cette ouverture... Je vous avoue cependant que ces derniers temps j'ai davantage écouté du Debussy et du Ravel, voire du Nino Rota, que du Wagner. Mais vous avez sans doute raison, et Debussy fut aussi, peut-être, à sa façon, un « anti-wagnérien » wagnérien. Enfin, je vous dirai qu'entendre un livre comme de la musique, entendre la musique sur laquelle reposent les phrases, est sans doute la meilleure façon de lire, et peut-être la seule. Il n'est rien de plus navrant que ces lecteurs qui, dans un livre, se contentent de collecter les informations, des opinions, à partir desquelles ils se forgeront des avis ou des opinions, en accord ou en contradiction avec ceux du livre, peu importe. Ils seront passés à côté  de ce dont naquirent les phrases ; ils seront passés à côté de l'auteur, et, ce qui est plus grave, des paysages et des figures aimées. Nous écrivons toujours avec toutes nos Muses. Les écrivains sont tous des plagiaires, - mais ce qu'ils tentent de plagier, ce n'est que malencontreusement d'autres livres. Le bon défi, en écrivant, est de tenter de plagier Scarlatti ou John Coltrane, ou encore un bruissement de feuillage ou son enchevêtrement, la neige qui tombe, la rugosité de l'écorce, la fugacité de la luciole, et les vagues, bien sûr, les vagues en leur triple mouvement. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas une seule façon de bien écrire, mais d'infinies, allant de l'évidence immobile du galet sur la plage jusqu'aux bouleversements des nuages par temps d'orage.

Anna Calosso : Cependant votre livre, si grande que soit l'importance que vous attachez à la poésie, est aussi un livre polémique, et, si j'ose dire, une sorte de « défense et illustration » de la culture européenne dans son identité profonde. Comment pourriez-vous formuler rapidement la thèse défendue?

Luc-Olivier d'Algange : Le mot « thèse » me semble inadéquat, cela supposerait une anti-thèse et une synthèse. Mon dessein est plus modeste et plus improvisé. J'obéis à des admirations, - et toutes, loin de là, ne figurent pas dans cet ouvrage... Ce livre est peut-être né du sentiment que tout conjure, aujourd'hui plus jamais, à nous faire passer à côté de la beauté des êtres et des choses. L'Europe n'est pas seulement un territoire, un ensemble de langues et de peuples plus ou moins apparentés ; elle fut aussi une possibilité de l'esprit et des corps, une réfraction particulière du monde. Qu'elle disparaisse, et ce sont des aspects de l'entendement humain qui disparaîtront, des styles, des exactitudes et des abandons, des mythes et des symboles, des inquiétudes et des aventures, des métaphysiques contradictoires, mais aussi des coutumes, des rites populaires ou aristocratiques . C'est vous dire que je ne crois aucunement en l'Europe économique ou technocratique, mais en la France, l'Allemagne, l'Italie, la Grèce, le Portugal etc... Que se passe-t-il quand nous nous promenons à Paris ou à Venise, dans un village de Provence ou de l'Aveyron, quelles pensées nous viennent sur le quai du Tounis à Toulouse, ou sur le bord du Tage à Lisbonne, ou encore au Temple de Delphes, - ou tout simplement dans une forêt, sur la chemin de campagne, sur la terrasse d'un bistrot ?  L'esprit des lieux, toujours, est plus grand que nous. Une certitude nous en vient : nous nous devons à ce qui est plus grand que nous, au choeur des voix qui se sont tues dont parlait Péguy, à notre langue, au Logos qui est Roi. Les grands bonheurs sont des réminiscences.

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Anna Calosso : Mais qu'en est-il alors du présent, du bonheur présent ?

Luc-Olivier d'Algange : Le bonheur du présent est de devenir présence par l'afflux de la réminiscence, par les dons reçus et honorés. Il n'est pire malheur que l'amnésie ou le reniement. L'enfer sur terre a toujours été instauré par les adeptes de la table rase. Ceux-ci, remarquons-le, ne désarment pas. A peine sommes-nous remis d'un de leurs désastres programmés que les voici de nouveau à la tache, traquant, surveillant, lynchant sans relâche, honnissant leur passé et s'exaltant narcissiquement de leur présent, lui trouvant toutes sortes de vertus, et se croyant l'incarnation du Bien. A chaque homme de grande mémoire qui disparaît, notre vie s'abaisse d'un cran ; elle devient plus ennuyeuse, plus mesquine, plus calculatrice, et, en tout, plus misérable. Notre langue est notre mémoire : elle nous dit ce que nous fûmes et ce que nous pourrions être. Aussi bien s'acharne-t-on à la défigurer, à en rendre l'usage presque impossible, avec l'écriture inclusive, l'approximation, le jargon, une syntaxe effondrée, mais aussi, et surtout, un appauvrissement du vocabulaire, une uniformisation du propos autorisé, - si bien que certaines choses ne peuvent, tout simplement plus être dites. Les quelques « puristes » de la langue qui demeurent, hélas, n'y changeront rien. Tout au plus feront-ils quelques livres aimables dans un style « néo-hussard », où Blondin, Nimier, ou Jacques Laurent, certes, ne reconnaîtraient point leurs petits.  Le mal est en amont. Il est dans l'expérience intérieure, l'espace intérieur. Qu'en est-il du « champs du possible » qu'évoquait Pindare ? Qu'en est-il de nos sensations à fleur de peau et des plus hautes spéculations de l'Intelligible, - au sens platonicien. Qu'en est-il de l'espace entre les deux, ce monde « imaginal » selon le néologisme de Henry Corbin, d'où apparaissent les symboles, les mythes, les épiphanies ? Qu'en est-il de l'aventure humaine ? 

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Anna Calosso : Vous écoutant, il me vient naturellement à l'esprit le nom de Gabriele D'Annunzio, auquel un des chapitres de votre livre est consacré. Un regret cependant, vous n'y retracez pas la fameuse équipée de Fiume, dont vous aviez parlé dans une excellente émission de radio en compagnie de Didier Carette.

Luc-Olivier d'Algange : Fiume sera présente dans un prochain livre qui porte sur le refus de la servitude volontaire. Ce fut, en effet, une aventure extraordinaire, échappant à toutes les idéologies, un exercice pratique de liberté conquise. J'y reviendrai. J'étais particulièrement heureux de l'évoquer avec Didier Carette, - qui sait particulièrement bien ce que c'est qu'être acteur, - au sens étymologique du terme. Au commencement était l'action, disait Goethe. Qu'est-ce que l'agir, qu'est-ce que la pensée ? Heidegger creuse admirablement la question. Nous croyons penser alors que nous ne pensons pas encore ; nous calculons, nous classons, nous évaluons, nous ratiocinons, mais nous ne pensons pas encore. Nous construisons des systèmes, nous inventons des orthopraxies, mais nous ne pensons pas. Il en est de même de l'action : nous nous affairons, mais l'essence de l'agir nous échappe. Le monde  politique est la scène de ces actions vides, qui n'existent que par la représentation qu'elle se donnent d'elle-mêmes, - qui est flatteuse, qui n'est même que flatterie. Rien ne se fait vraiment : nos contemporains en sont flattés. Il y a des écoles de flatterie, de flagornerie, c'est une science : selon que le vent souffle, bien reconnaître le sens du poil. Un bon politicien reconnaît le sens du poil du Gros Animal dont il voudra se servir pour ne rien faire. D'où l'importance des poètes, du poien, et D'Annunzio en eut la plus haute conscience. La vie, dont il écrivit l'éloge, il la voulut, en disciple de Pindare, magnifique. Célébrer le passé afin que l'avenir revienne vers nous, ne rien renier, et tout vouloir hausser à une plus haute intensité, aimer d'un amour égal la douceur de la vie et la tragique de la mort. Sa devise est parfaite : « J'ai ce que j'ai donné ».

Anna Calosso : Quant-à-vous, cher Luc-Olivier, vous nous avez donné un beau livre, dont nous n'avons évoqué ici qu'une infime partie. Mais j'invite nos lecteurs à voyager avec vous dans le songe de Pallas-Athéna, d'entendre « le beau murmure des sages abeilles du pays », de méditer sur « la légère et infinie trame du monde »,  de divaguer  au bord de lllissos, du Tage et de la Garonne, dans l'Allemagne d'Hölderlin, ou de Jacob Böhme, dans monde des visionnaires néoplatoniciens et des Alchimistes, « entre Albe et Aurore ».  Rarement l'image de l'Attelage Ailé ne m'a semblé plus juste. Une dernière question. Dans votre hommage à Stefan George vous écrivez «  La poésie est un combat ». Qu'en est-il du combat aujourd'hui ? Contre qui  ou contre quoi faut-il se battre ?

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Luc-Olivier d'Algange : Stefan George est un poète qui me tient à cœur. Il est tout ce que ce monde, - tantôt nihiliste malin, tantôt fondamentaliste obtus – n'est plus. Ludwig Lehnen disait de l'oeuvre de Stefan George qu'elle était un « contre-monde ». Solennelle, mais pour inviter à la légèreté de l'être ; mystérieuse mais pour donner accès au mystère de la limpidité ; aristocratique, mais par générosité. Ce « contre-monde » est l'enfance continuée. Sa langue est là, mallarméenne à certains égards,  pour dire ce que nous ressentions avant de pouvoir le dire, avant l'adultération, la ratiocination, la banalité despotique.

La poésie est un combat contre le prosaïque, - elle est un combat pour la sauvegarde de ses propres sources intérieures . Le combat n'est pas idéologique, ni politique au sens actuel du terme, - qui se réduit à trouver un poste, -  mais de chaque instant... A chaque instant, il nous donné de ternir ou de faire resplendir le monde. Il ne suffit plus d'être intelligent, de manier des concepts ou d'être maître dans l'art du sarcasme : il faut, comme disait Novalis « poétiser le réel ». Chacun sait, par intuition, que la vie ne suffit pas. Il faut faire danser les images et les mots en tarentelles dionysiaques... ou comme le proclamait D'Annunzio, à Fiume, aux derniers jours de l'aventure, danser une dernière fois devant la mer, aux lueurs des feux, avant la fin du rêve.

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lundi, 29 juin 2020

Balzac et la prophétie du déclin de la France

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Balzac et la prophétie du déclin de la France

Les Carnets de Nicolas Bonnal

Ex: https://www.dedefensa.org

Reparlons de la fin de l’histoire…

La catastrophe est arrivée avec Louis-Philippe, tout le monde devrait le savoir (cela me rappelle je ne sais quel journaliste royaliste qui me demandait si j’étais orléaniste ou légitimiste. On est légitimiste ou on n’est pas monarchiste, voilà tout). Depuis, on barbote. Voyez l’autre avec sa banque Rothschild et sa soumission aux patrons anglo-saxons.

Balzac c’est la comédie humaine et c’est aussi la recherche de l’absolu qui n’aboutit plus - et on n’a rien fait de mieux depuis. Car Balzac a compris mieux que tout le monde le monde moderne, peut-être mieux que Guénon même (à savoir que les résurrections et recommandations spirituelles seraient des potions, des simulacres).

515RBdnRenL._SX350_BO1,204,203,200_.jpgExtraits de Z. Marcas, petite nouvelle méconnue, prodigieuse. On commence par la chambre de bonne :

« Comment espère-t-on faire rester les jeunes gens dans de pareils hôtels garnis ? Aussi les étudiants étudient-ils dans les cafés, au théâtre, dans les allées du Luxembourg, chez les grisettes, partout, même à l’École de Droit, excepté dans leur horrible chambre, horrible s’il s’agit d’étudier, charmante dès qu’on y babille et qu’on y fume. »

Les études professionnelles comme on dit au Pérou, de médecin, d’avocat, sont déjà des voies bouchées, observe le narrateur avec son ami Juste :

« Juste et moi, nous n’apercevions aucune place à prendre dans les deux professions que nos parents nous forçaient d’embrasser. Il y a cent avocats, cent médecins pour un. La foule obstrue ces deux voies, qui semblent mener à la fortune et qui sont deux arènes… »

Une observation sur la pléthorique médecine qui eût amusé notre Céline :

« L’affluence des postulants a forcé la médecine à se diviser en catégories : il y a le médecin qui écrit, le médecin qui professe, le médecin politique et le médecin militant ; quatre manières différentes d’être médecin, quatre sections déjà pleines. Quant à la cinquième division, celle des docteurs qui vendent des remèdes, il y a concurrence, et l’on s’y bat à coups d’affiches infâmes sur les murs de Paris. »

Oh, le complexe militaro-pharmaceutique ! Oh, le règne de la quantité !

Les avocats et l’Etat :

« Dans tous les tribunaux, il y a presque autant d’avocats que de causes. L’avocat s’est rejeté sur le journalisme, sur la politique, sur la littérature. Enfin l’État, assailli pour les moindres places de la magistrature, a fini par demander une certaine fortune aux solliciteurs. »

Cinquante ans avant Villiers de l’Isle-Adam Balzac explique le triomphe de la médiocrité qui maintenant connaît son apothéose en Europe avec la bureaucratie continentale :

« Aujourd’hui, le talent doit avoir le bonheur qui fait réussir l’incapacité ; bien plus, s’il manque aux basses conditions qui donnent le succès à la rampante médiocrité, il n’arrivera jamais. »

Balzac recommande donc comme Salluste (et votre serviteur sur un plateau télé) la discrétion, l’éloignement :

« Si nous connaissions parfaitement notre époque, nous nous connaissions aussi nous-mêmes, et nous préférions l’oisiveté des penseurs à une activité sans but, la nonchalance et le plaisir à des travaux inutiles qui eussent lassé notre courage et usé le vif de notre intelligence. Nous avions analysé l’état social en riant, en fumant, en nous promenant. Pour se faire ainsi, nos réflexions, nos discours n’en étaient ni moins sages, ni moins profonds. »

On se plaint en 2018 du niveau de la jeunesse ? Balzac :

« Tout en remarquant l’ilotisme auquel est condamnée la jeunesse, nous étions étonnés de la brutale indifférence du pouvoir pour tout ce qui tient à l’intelligence, à la pensée, à la poésie. »

Liquidation de la culture, triomphe idolâtre de la politique et de l’économie :

« Quels regards, Juste et moi, nous échangions souvent en lisant les journaux, en apprenant les événements de la politique, en parcourant les débats des Chambres, en discutant la conduite d’une cour dont la volontaire ignorance ne peut se comparer qu’à la platitude des courtisans, à la médiocrité des hommes qui forment une haie autour du nouveau trône, tous sans esprit ni portée, sans gloire ni science, sans influence ni grandeur. »

418cXOpW1WL._SX307_BO1,204,203,200_.jpgComme Stendhal, Chateaubriand et même Toussenel, Balzac sera un nostalgique de Charles X :

« Quel éloge de la cour de Charles X, que la cour actuelle, si tant est que ce soit une cour ! Quelle haine contre le pays dans la naturalisation de vulgaires étrangers sans talent, intronisés à la Chambre des Pairs ! Quel déni de justice ! quelle insulte faite aux jeunes illustrations, aux ambitions nées sur le sol ! Nous regardions toutes ces choses comme un spectacle, et nous en gémissions sans prendre un parti sur nous-mêmes. »

Balzac évoque la conspiration et cette époque sur un ton qui annonce Drumont aussi (en prison, Balzac, au bûcher !) :

« Juste, que personne n’est venu chercher, et qui ne serait allé chercher personne, était, à

vingt-cinq ans, un profond politique, un homme d’une aptitude merveilleuse à saisir les rapports lointains entre les faits présents et les faits à venir. Il m’a dit en 1831 ce qui devait arriver et ce qui est arrivé : les assassinats, les conspirations, le règne des juifs, la gêne des mouvements de la France, la disette d’intelligences dans la sphère supérieure, et l’abondance de talents dans les bas-fonds où les plus beaux courages s’éteignent sous les cendres du cigare. Que devenir ? »

Les Français de souche qui en bavent et qui s’expatrient ? Lisez Balzac !

« Être médecin n’était-ce pas attendre pendant vingt ans une clientèle ? Vous savez ce qu’il est devenu ? Non. Eh ! bien, il est médecin ; mais il a quitté la France, il est en Asie. »

La conclusion du jeune grand homme :

« J’imite Juste, je déserte la France, où l’on dépense à se faire faire place le temps et l’énergie nécessaires aux plus hautes créations. Imitez-moi, mes amis, je vais là où l’on dirige à son gré sa destinée. »

Homo festivus… Chez Balzac il y a toujours une dérision bien française face aux échecs de la vie et du monde moderne et déceptif.

50843890.jpgIl y a une vingtaine d’années j’avais rappelé à Philippe Muray que chez Hermann Broch comme chez Musil (génie juif plus connu mais moins passionnant) il y avait une dénonciation de la dimension carnavalesque dans l’écroulement austro-hongrois.

Chez Balzac déjà on veut s’amuser, s’éclater, fût-ce à l’étranger. Il cite même Palmyre :

« Après nous être longtemps promenés dans les ruines de Palmyre, nous les oubliâmes, nous étions si jeunes ! Puis vint le carnaval, ce carnaval parisien qui, désormais, effacera l’ancien carnaval de Venise, et qui dans quelques années attirera l’Europe à Paris, si de malencontreux préfets de police ne s’y opposent. On devrait tolérer le jeu pendant le carnaval ; mais les niais moralistes qui ont fait supprimer le jeu sont des calculateurs imbéciles qui ne rétabliront cette plaie nécessaire que quand il sera prouvé que la France laisse des millions en Allemagne. Ce joyeux carnaval amena, comme chez tous les étudiants, une grande misère… »

Puis Balzac présente son Marcas – très actuel comme on verra :

« Il savait le Droit des gens et connaissait tous les traités européens, les coutumes internationales. Il avait étudié les hommes et les choses dans cinq capitales : Londres, Berlin, Vienne, Petersburg et Constantinople. Nul mieux que lui ne connaissait les précédents de la Chambre. »

Les élites ? Balzac :

« Marcas avait appris tout ce qu’un véritable homme d’État doit savoir ; aussi son étonnement fut-il excessif quand il eut occasion de vérifier la profonde ignorance des gens parvenus en France aux affaires publiques. »

Il devine le futur de la France :

« En France, il n’y aura plus qu’un combat de courte durée, au siège même du gouvernement, et qui terminera la guerre morale que des intelligences d’élite auront faite auparavant. »

Les politiques, les sénateurs US comme des marionnettes, comme dans le Parrain. Balzac :

« En trois ans, Marcas créa une des cinquante prétendues capacités politiques qui sont les raquettes avec lesquelles deux mains sournoises se renvoient les portefeuilles, absolument comme un directeur de marionnettes heurte l’un contre l’autre le commissaire et Polichinelle dans son théâtre en plein vent, en espérant toujours faire sa recette. »

Corleone Marcas est comme un boss, dira Cochin, qui manipule ses mannequins : 

« Sans démasquer encore toutes les batteries de sa supériorité, Marcas s’avança plus que la première fois, il montra la moitié de son savoir-faire ; le ministère ne dura que cent quatre-vingts jours, il fut dévoré. Marcas, mis en rapport avec quelques députés, les avait maniés comme pâte, en laissant chez tous une haute idée de ses talents. Son mannequin fit de nouveau partie d’un ministère, et le journal devint ministériel. »

cb097ca7e8606236b08364f90d41071a.jpgPuis Balzac explique l’homme moderne, électeur, citoyen, consommateur, politicard, et « ce que Marcas appelait les stratagèmes de la bêtise : on frappe sur un homme, il paraît convaincu, il hoche la tête, tout va s’arranger ; le lendemain, cette gomme élastique, un moment comprimée, a repris pendant la nuit sa consistance, elle s’est même gonflée, et tout est à recommencer ; vous retravaillez jusqu’à ce que vous ayez reconnu que vous n’avez pas affaire à un homme, mais à du mastic qui se sèche au soleil. »

Et comme s’il pensait à Trump ou à nos ex-vingtième siècle, aux promesses bâclées des politiciens, Balzac dénonce « la difficulté d’opérer le bien, l’incroyable facilité de faire le mal. »

Et comme s’il fallait prouver que Balzac est le maître :

« …il y a pour les hommes supérieurs des Shibolet, et nous étions de la tribu des lévites modernes, sans être encore dans le Temple. Comme je vous l’ai dit, notre vie frivole couvrait les desseins que Juste a exécutés pour sa part et ceux que je vais mettre à fin. »

Et sur l’éternel présent de la jeunesse mécontente :

« La jeunesse n’a pas d’issue en France, elle y amasse une avalanche de capacités méconnues, d’ambitions légitimes et inquiètes, elle se marie peu, les familles ne savent que faire de leurs enfants ; quel sera le bruit qui ébranlera ces masses, je ne sais ; mais elles se précipiteront dans l’état de choses actuel et le bouleverseront. »

Vingt ans plus tard Flaubert dira que le peuple aussi est mort, après les nobles, les clercs et les bourgeois, et qu’il ne reste que la tourbe canaille et imbécile qui a gobé le Second Empire, qui marque le début de notre déclin littéraire. Si on sait pour qui vote la tourbe, on ne sait toujours pas pourquoi.

Balzac rajoute :

« Louis XIV, Napoléon, l’Angleterre étaient et sont avides de jeunesse intelligente. En France, la jeunesse est condamnée par la légalité nouvelle, par les conditions mauvaises du principe électif, par les vices de la constitution ministérielle. »

C’est JMLP qui disait un jour à notre amie Marie que 80% de nos jeunes diplômés fichent le camp. On était en 2012 ! Circulez, y’a de l’espoir…

Le piège républicain expliqué en une phrase par notre plus garnd esprit moderne (royaliste et légitimiste comme Tocqueville et Chateaubriand et Baudelaire aussi à sa manière) :

« En ce moment, on pousse la jeunesse entière à se faire républicaine, parce qu’elle voudra voir dans la république son émancipation. »

La république donnera comme on sait le radical replet, le maçon obtus, le libéral Ubu et le socialiste ventru !

Z. Marcas. Lisez cette nouvelle de seize pages, qui énonce aussi l’opposition moderne entre Russie et monde anglo-saxon !

On laisse le maître conclure : « vous appartenez à cette masse décrépite que l’intérêt rend hideuse, qui tremble, qui se recroqueville et qui veut rapetisser la France parce qu’elle se rapetisse. »

Et le patriote Marcas en mourra, prophète du déclin français :

« Marcas nous manifesta le plus profond mépris pour le gouvernement ; il nous parut douter des destinées de la France, et ce doute avait causé sa maladie… Marcas ne laissa pas de quoi se faire enterrer…

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vendredi, 19 juin 2020

Jean Raspail, Prophet of the Great Replacement, Rejoins God

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Jean Raspail, Prophet of the Great Replacement, Rejoins God
 
Guillaume Durocher
 
Ex: https://www.unz.com

Jean Raspail, the famed French explorer and writer, has passed away at the age of 94. This man is famous in our circles, not just in France but around the world, for his controversial 1973 novel The Camp of the Saints, which imagined what would happen if 1 million Third-World immigrants suddenly landed on the southern French coast.

Apparently, the head French counterespionage in the 1980s, Alexandre de Marenches, gave a copy of the novel to President Ronald Reagan. My own grandfather gave a copy to my father. This is a classic of Western identity under siege.

Raspail in fact was a man varied interests. He cannot be accused of being an ignorant xenophobe. He spent many years of his life on various expeditions getting to know exotic cultures, whether exploring the Inca heartlands and Tierra del Fuego, recording the deplorable social conditions of the Redskins of the United States, or living in Japan. As with many thoughtful Westerners, knowledge of the beauties and richness of distant peoples went hand-in-hand with a greater appreciation for his own Western identity. Raspail has won many prizes over the years for his bountiful and diverse literary work.

With that, I leave you with a translation of one of Raspail’s few public pronouncements, an article published in Le Figaro newspaper on 17 June 2004

* * *

The Fatherland Betrayed by the Republic

I circled around this theme like a dog-handler around a parcel bomb. It is hard to approach it frontally without it exploding in your face. There is the risk of civil death. And yet, this is the crucial question. I hesitated. All the more so given that in 1973, in publishing The Camp of the Saint, I said just about everything on the topic. I don’t have much to add, other than the fact that I think the goose is cooked.

I am convinced that our fate as Frenchmen is sealed, because “they are at home in my home” ([according to French Socialist President François] Mitterrand), within a “Europe whose roots are as much Islamic as Christian” ([according to French conservative President Jacques] Chirac), because the situation is irreversibly moving towards the final swing in the 2050s which will see the “native French” become reduced to the more elderly half of the country’s population, the rest being made up of Africans, Maghrebi or Black, and all sorts of Asians hailing from the inexhaustible reservoir of the Third World, with a strong Islamic majority, including Jihadis and fundamentalists, the latter dance only just beginning.[1]

France is not the only nation concerned. All of Europe is marching towards death. There is no shortage of warnings: notably a report from the United Nations (which is overjoyed by this development), the indispensable works of Jean-Claude Chesnais and Jacques Dupâquier;[2] but these are systematically downplayed and the INED [National Institute for Demographic Studies] is pushing disinformation. The almost sepulchral silence of the media, governments, and European institutions on the demographic crash of the EU-15[3] is one of the most astonishing phenomena of our time. When there is a birth in my family or among my friends, I cannot look at this baby without thinking of what is being prepared for the fecklessness of our “governance” and what he will have to face when he grows up . . .

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Not to mention that the “native French” – constantly beat over the head to throbbing drumbeat of human rights, of “welcoming others,” of the “sharing” dear to our bishops, etc, boxed in by a vast arsenal of repressive “antiracist” legislation, conditioned from infancy to embrace cultural and behavioral “métissage” [mixing], and “plural France”[4] and all the excesses of the old Christian charity – will have no other choice than to tighten their belts and melt without complaint into the mold of the new French “citizen” of 2050. All the same, let us not despair. Certainly, there will still be what ethnologists call isolates, powerful minorities, perhaps 15 million Frenchmen and not necessarily all of white race, who will still speak our language in its more-or-less preserved integrity and who will stubbornly remain imbued with our culture and our history, as passed down from generation to generation. But it will not be easy for them.

In the face of the various “communities” which we see emerge today on the ruins of integration (or rather its gradual inversion: we are the ones who today integrate “the other,” and no longer the opposite), who in 2050 will be definitively institutionally settled, [the French minority] will in a sense, I am looking for the right term, be a community of French continuity. This community will be founded on families, fertility, the endogamy of survival, its own schools, parallel networks of solidarity, and perhaps even geographical zones, its own slices of territory and neighborhoods, or even its safe zones[5] and, why not, its Christian and Catholic faith, if by chance that cement still holds.

This will not be a pleasant situation. The clash will occur sooner or later. Something like the elimination of the kulaks through the appropriate legal means. And then what?

Then France will only be peopled by hermit crabs, whatever their origins, who will live in the shells abandoned by a forever extinct species which was called the French species. A species which in no way prefigured, by God knows what genetic metamorphosis, the species that will bear this name in the second half of this century. The process has already begun.

There is a second possibility which I can only express in private and which would require me to consult my lawyer: that the last isolates resist to the point of engaging in a kind of reconquista, no doubt different from the Spanish one, but inspired by the same motives. A dangerous novel remains to be written on this subject. I will not take charge of this, I have already given. Its author is probably not yet born, but this book will see the light of day at just the right time, of that I am sure . . .

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What I don’t understand, and what plunges me in the depths of an afflicted confusion, is why so many informed Frenchmen and so many French politicians are knowingly and methodically, I don’t dare say cynically, contributing to the immolation of a certain France (let us not say “eternal,” which disgusts certain beautiful souls) on the altar of a exacerbated utopian humanism. I ask myself the same question concering these omnipresent associations defending the rights of this, the rights of that, all these leagues, these societies of thought, these subsidized little offices, these networks of manipulators who have infiltrated the machinery of the State (education, judiciary, political parties, unions, etc.), these innumerable petitioners, these correctly consensual media and all these “intelligent people” who day after day and inject with impunity their numbing substance into the still-healthy organism of the French nation.

Even if I can almost credit them with some degree of sincerity, I sometimes have trouble conceding that these are my countrymen. The word renegade begins to come to mind, but there is another explanation: they confuse France with the Republic. “Republican values” are evoked in their infinite variation, we learn that to the point of disgust, but there is never a reference to France. Yet France is first a carnal homeland. The Republic, on the other hand, is but a form of government, synonymous for them with ideology, a capital “I” ideology, the great ideology. It seems, then, that they are betraying the former for the sake of the latter.

Amidst the flotsam of references which I have accumulated in thick folders in support of this assessment, here is one which under friendly airs is quite instructive on the extent of the damage. An extract from a speech by Laurent Fabius at the 17 May 2003 Socialist congress of Dijon: “When the Marianne[6] of our city halls will have taken on the beautiful face of a young Frenchwoman of immigrant origin, that day France will have taken a step forward by fully living the values of the Republic . . .”

Since we are quoting people, here are two more, to conclude: “No amount of atom bombs will be able to prevent the flood made up of millions of human beings who will one day leave the southern and poor portion of the world, to land in the relatively open spaces of the northern hemisphere, in search of survival.” ([Algerian] President [Houari] Boumediene, March 1974.)

And this one, drawn from the twentieth chapter of the Book of Revelation: “When the thousand years are completed, will be gathered the nations which are in the four quarters of the earth and the number of whom is as the sand of the sea. And they will go up the breadth of the earth and surround the camp of the saints and the beloved city:”

Notes:

[1] The delicate imam of Vénissieux, thanks to birthright citizenship, has alone produced sixteen little French citizens. (Raspail’s footnote.)

[2] A French demographer and demographic historian, respectively. – GD

[3] The then-members of the EU, covering most of Western Europe.

[4] La France plurielle, a euphemism for “multicultural France,” when the word “multicultural” still suffered from bad press in our country.

[5] Places de sûreté, a reference to the areas in which the Protestant minority was allowed to safely resided during France’s Wars of Religion.

[6] French town halls typically feature a bust of Marianne, the symbol of the French Revolution. – Guillaume Durocher

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jeudi, 18 juin 2020

Nous nous souviendrons de Jean Raspail

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Nous nous souviendrons de Jean Raspail

par Georges FELTIN-TRACOL

Ex: http://www.europemaxima.com

En 1949, Jean Raspail descend les cours tumultueux du Saint-Laurent et du Mississippi, ce qui donne en 2005 En canot sur les chemins d’eau du roi. Une aventure en Amérique (Albin Michel). Hier, samedi 13 juin, jour de la Saint Antoine de Padoue, la littérature française a perdu Jean Raspail. Il est monté dans la barque de Charon afin de franchir à l’âge de 94 ans le Styx.

Auteur d’une quarantaine d’ouvrages et récompensé par vingt-deux prix dont le Prix des intellectuels indépendants en 2002, le Grand Prix du roman de l’Académie Française en 1981 et le Grand Prix de littérature de l’Académie Française en 2003, Jean Raspail s’était présenté en juin 2000 au siège de Jean Guitton sous la Coupole, quai Conti. Il ne recueillit que onze voix; l’élection fut blanche. Comme Stendhal, Honoré de Balzac et Jean Cau, il n’a jamais rejoint les « Immortels ».

Connaisseur des peuples du monde

Élu académicien, il aurait sûrement scruté les mœurs étranges de cette assemblée bizarre, lui qui n’hésita pas pendant des décennies à parcourir les continents. De septembre 1951 à mai 1952, il traverse les Amériques en automobile de la Terre de Feu jusqu’en Alaska. Il arpente les Andes et navigue entre Caraïbes et Antilles. Il vit une année au Japon en 1956 et fait la connaissance des Aïnous, les autochtones blancs d’Hokkaïdo.

001258339.jpgTout au long de ses périples, il s’attache au sort des derniers peuples de moins en moins préservés de la modernité. Dans Qui se souvient des Hommes… (Robert Laffont, 1986), il retrace d’une manière poignante la fin des Alacalufs. Avec son extraordinaire Journal peau-rouge (1975, réédition en 2011 chez Atelier Fol’Fer), il témoigne de la situation inégale des tribus amérindiennes parquées dans les réserves. Certaines s’y étiolent et aspirent seulement à la fin de l’histoire. D’autres, les Navajos par exemple, formulent, grâce à l’exploitation des ressources naturelles, de grandes ambitions comme devenir le cinquante et unième État des États-Unis. Jean Raspail se plaît à romancer ses explorations quasi-anthropologiques dans La Hache des Steppes (1974, réédition en 2016 chez Via Romana), dans Les Hussards (Robert Laffont, 1982) et dans Pêcheurs de Lune (Robert Laffont, 1990).

Sa curiosité dépasse les tribus « primitives » et autres clans « premiers », car elle concerne tous les peuples, techniquement développés ou non. Jean Raspail apprécie les traditions, les peuples et les religions. Il aime l’éclectisme d’un monde menacé par un cosmopolitisme uniformisateur. Il dénonce très tôt une uniformisation programmée avec Septentrion (Robert Laffont, 1979) : une épopée désespérée de trente-cinq personnes à bord d’un vieux train qui s’élance à travers des villes inquiétantes, des forêts profondes et des steppes ventées en direction du Nord, abandonnant derrière eux la grisaille croissante due à l’avènement des « Rudeau ». Il y dépeint d’une plume alerte et angoissante un grand remplacement mental, civilisationnel et humain. Cette ambiance de fin d’un monde se retrouve dans Sept Cavaliers quittèrent la ville au crépuscule par la porte de l’Ouest qui n’était plus gardée (Robert Laffont, 1992).

Des critiques y ont vu un pessimisme foncier. Et s’il était seulement lucide ? Jean Raspail prône aussi la lutte, la riposte et l’héroïsme. Même quand tout est perdu, le sens du devoir appelle au combat. Les seules vraies défaites sont les batailles jamais engagées. Les bien-pensants lui reprochent d’avoir commis en 1973 Le Camp des Saints (Robert Laffont), le récit de l’invasion pacifique de l’Europe par des hordes faméliques venues du Tiers-Monde, du subcontinent indien pour la circonstance. L’indignation des belles âmes atteint son comble à l’occasion de sa troisième réédition en 2011 avec une préface inédite, « Big Other », qui signale tous les passages litigieux passibles de poursuites judiciaires en raison de l’existence d’une intolérable législation liberticide. En 2004, des ligues de (petite) vertu l’ont poursuivi sans succès devant la XVIIe chambre pour délit d’opinion. Il avait auparavant osé dans Le Figaro asséner quelques saines vérités dans un article magistral, « La patrie trahie par la République ».

Visionnaire du déclin

617d2zesK1L.jpgToujours en avance sur son époque, Jean Raspail a compris que l’État républicain tue la France et son peuple au nom de valeurs mondialistes. La République parasite la France, lui vole toute sa vitalité et contribue au changement graduel et insidieux de la population. Il n’a jamais caché son royalisme sans toutefois se lier à un prince particulier. Sa conception de la restauration royale, plus métaphysique que politique d’ailleurs, exprimée dans Sire (Éditions de Fallois, 1991) se rapproche du providentialisme si ce n’est du Grand Monarque attendu. Il témoigne aussi de sa fidélité aux rois de France. Pour commémorer les deux cents ans de l’exécution du roi Louis XVI, il organise, le 21 janvier 1993 sur la place de la Concorde, une manifestation à laquelle participe l’ambassadeur des États-Unis en personne.

Jean Raspail reporte en outre son engagement royaliste sur la personne attachante d’Orélie-Antoine de Tounens qui, en 1860 – 1862, se déclara devant les Mapuches, roi d’Araucanie et de Patagonie en Amérique australe. Dès 1981, année où sort Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie (Albin Michel), Jean Raspail se proclame Consul général de Patagonie avec le privilège d’accorder aux plus méritants la nationalité patagone. Il rend effectif ce qu’il a imaginé dans Le jeu du roi (Robert Laffont, 1976) avec pour le roi solitaire Antoine IV. La cryptarchie patagone devient un fait réel, certes au plus grand nombre qui l’gnore superbement.

Héraut des royaumes éphémères et des rois occultés, Jean Raspail part sur les traces de la papauté d’Avignon et de son (éventuelle ?) postérité dans L’Anneau du Pêcheur (Robert Laffont, 1990) où l’on frise le sédévacantisme… Se doute-t-il que le Grand Schisme d’Occident de 1378 a brisé la Chrétienté latine ? Vainqueur des menées conciliaires, Benoît XIII (Pedro de Luna) aurait su revivifié l’institution mystique qui ne se serait pas déchiré moins d’un siècle plus tard avec le schisme protestant. Dans une nouvelle des Hussards (Robert Laffont, 1982), il mentionne un étonnant séparatisme vauclusien. Lassés par la République, de braves gars s’habillent en gardes suisses pontificaux, rétablissent le Comtat Venaissin et le placent sous l’autorité temporelle du Saint-Siège. Hormis feu Rodolphe Crevelle et son Lys noir anarcho-royaliste, rares sont les royalistes français qui goûtent autant que Jean Raspail les petites patries, les causes impossibles et les comportements anachroniques. En 1984 et en 1998, dans le contexte de l’occupation britannique des Malouines argentines (et patagones), Jean Raspail, accompagné de quelques têtes brûlées, s’empare de l’archipel anglo-normand des Minquiers au nom du roi Orélie-Antoine et les renomme « Patagonie septentrionale ».

41WXRBRQR6L._SX294_BO1,204,203,200_.jpgSon œuvre serait maintenant difficile à publier tant elle dérange. Elle propose une solution : l’existence d’isolats humains. Dans La Hache des Steppes, le narrateur s’échine à retrouver les lointains descendants des Huns dans le village d’Origny-le-Sec dans l’Aube. Il raconte plusieurs fois l’histoire de ces déserteurs sous Napoléon Ier qui se réfugient dans des villages russes reculés où ils font souche. Dans « Big Other », Jean Raspail annonce qu’« il subsistera ce que l’on appelle en ethnologie des isolats, de puissantes minorités, peut-être une vingtaine de millions de Français – et pas nécessairement de race blanche – qui parleront encore notre langue dans son intégrité à peu près sauvée et s’obstineront à rester conscients de notre culture et de notre histoire telles qu’elles nous ont été transmises de génération en génération (p. 37) ». L’exemple de certaines réserves peaux-rouges résilientes est à méditer…

Écrivain de la survie future

Jean Raspail voit ainsi dans l’isolat un recours à la survie des peuples européens. Cette idée correspond maintenant à la notion de BAD (bases autonomes durables). On peut même concevoir une progression dans l’agencement des termes. Au départ s’organisent des BAD éparses. L’établissement de liaisons étroites entre différentes BAD d’un même territoire produit un isolat. La mise en résonance de plusieurs isolats assez proches les uns des autres engendre une autochtonotopie. Jean Raspail a-t-il un don de prescience ?

Dans « Big Other », il avertit que « face aux différentes “ communautés ” qu’on voit se former dès aujourd’hui sur les ruines de l’intégration et qui, en 2050, seront définitivement et institutionnellement installées, il s’agira en quelque sorte – je cherche un terme approprié – d’une communauté de la pérennité française. Celle-ci s’appuiera sur ses familles, sa natalité, son endogamie de survie, ses écoles, ses réseaux parallèles de solidarité et de sécurité, peut-être même ses zones géographiques, ses portions de territoires, ses places de sûreté et, pourquoi pas, sa foi chrétienne, et catholique avec un peu de chance, si ce ciment-là a tenu (p. 37) ». Jean Raspail exprime ici très clairement une vision communautariste qui enrage tous les républicains de l’Hexagone. Peu lui chaut. Pour paraphraser Le jeu du roi, Jean Raspail « n’est pas à la mode. À contre-courant, contretemps, contresens et d’ailleurs (pp. 13 – 14) ».

5143GWBAQ9L._SX210_.jpgÀ la notable différence d’un histrion de gauche (pléonasme !) et d’un éditorialiste sentencieux mauvais observateur patenté de l’actualité, Jean Raspail ne bénéficiera pas d’une couverture médiatique digne de son œuvre. Il n’aura pas droit à des obsèques dans la cour d’honneur des Invalides. Qu’importe si en hussard de la flotte australe, il passe à l’ère d’un monde froid, triste et si moderne pour une sentinelle postée en arrière-garde. Ses lecteurs savent pourtant que l’auteur du Roi au-delà de la mer (Albin Michel, 2000) appartient aux éclaireurs, à l’avant-garde d’une élite reconquérante, d’une élite qui applique la devise de cette famille hautement européenne de devoir, d’honneur et de courage, les Pikkendorff : « Je suis d’abord mes propres pas. » Jean Raspail l’a toujours fait sienne, du Cap Horn au Septentrion, de l’Ouest américain à L’île bleue (Robert Laffont, 1988).

La navigation de Jean Raspail s’est achevée dans un hôpital parisien. Son œuvre reste néanmoins plus que jamais présente dans le bastion français et européen d’un Occident bien finissant.

Georges Feltin-Tracol

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mercredi, 17 juin 2020

Flaubert et la catastrophe française de 1870

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Flaubert et la catastrophe française de 1870

par Nicolas Bonnal

Je dirais que la correspondance de Flaubert est le plus grand livre du monde moderne, devant même le Zarathoustra de Nietzsche,  et qu’il est gratuit, à télécharger en plusieurs volumes sur le site Gallica de la bibliothèque nationale, dont on saluera le travail. Il y a des milliers de pages, alors perdez-vous y.

Flaubert a compris le désastre impérial de Napoléon III, désastre métaphysique et moral avant tout.

En 1853 il écrivait déjà à Louise Colet cette sentence définitive sur notre modernité désastreuse et notre présent permanent : « 89 a démoli la royauté et la noblesse, 48 la bourgeoisie et 51 le peuple. Il n'y a plus rien, qu'une tourbe canaille et imbécile. Nous sommes tous enfoncés au même niveau dans une médiocrité commune.»

Ceci on a pu descendre plus bas, notamment en 1870, en 1940, en 1968, ou sous le binôme Macron-Hollande. Comme dit un ami nommé Sylvain, et prof d’informatique dans une fac privée américaine (essayez, cela ouvre l’esprit) : « en France quand on touche le fond on creuse encore ».

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Maxime du Camp

Mais voyons 1870. J’en ai parlé citant Maxime du Camp  (qui souligne la légèreté française face au sérieux prussien) ou Renan (qui vaticine une victoire russe après celle allemande en Europe). 1870 ouvre la porte de la rapide décadence matérielle, morale et culturelle de la France, jadis modèle et âme de cette Europe. La république sera pire que l’empire, et le bilan de la troisième république fut à tous égards désastreux, y compris sur le plan moral avec entre autres les crimes du colonialisme inutile.

1870… L’époque est déjà assez nihiliste et Flaubert écrit du reste :

« On se paye de mots dans cette question de l'immortalité, car la question est de savoir si le moi persiste. L'affirmative me paraît une outrecuidance de notre orgueil, une protestation de notre faiblesse contre l'ordre éternel. La mort n'a peut-être pas plus de secrets à nous révéler que la vie. Quelle année de malédiction! Il me semble que je suis perdu dans le désert. »

L’année est mauvaise déjà en juin, et il le rappelle :

« Je ne suis pas plus gai que vous, car l'année a été, pour moi, atroce. J'ai enterré presque tous mes amis ou du moins les plus intimes. En voici la liste : Bouilhet, Sainte-Beuve, Jules de Goncourt Duplan le secrétaire de Cernuschi, et ce n'est pas tout. »

Mais démarrons. La guerre arrive, les esprits en France sont enflammés, et on cherche à se prendre une énième rouste. Le  22 juillet, Flaubert écrit à George Sand (une gauchiste caviar adorée aussi par Tocqueville) :

« Que devenez-vous, chère maître, vous et les vôtres ? Moi, je suis écœuré, navré par la bêtise de mes compatriotes. L'irrémédiable barbarie de l'humanité m'emplit d'une tristesse noire. Cet enthousiasme, qui n'a pour mobile, aucune idée, me donne envie de crever pour ne plus le voir. »

Les raisons :

« Le bon Français veut se battre 1° parce qu'il est jaloux de la Prusse; parce que l'état naturel de l'homme est la sauvagerie; 3° parce que la guerre contient en soi un élément mystique qui transporte les foules. »

Le trait de génie ensuite :

« En sommes-nous revenus aux guerres de races ? J'en ai peur. »

Après notre artiste en remet une louche sur le bourgeois sartrien d’alors :

« Le bourgeois d'ici ne tient plus. Il trouve que la Prusse était trop insolente et veut « se venger ».

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Le 3 aout Flaubert revient sur ce bellicisme insensé (cf. le « Français parfaitement enthousiaste » de Louis-Ferdinand Céline, avant la raclée de juin 40) :

« Je vous assure qu'ici on se ferait assommer si on s'avisait de prêcher la paix. Quoi qu'il advienne, nous sommes reculés pour longtemps. »

Le génie ensuite. Flaubert insiste sur le racisme entre petits blancs :

« Les guerres de races vont peut-être recommencer. On verra, avant un siècle, plusieurs millions d'hommes s'entre-tuer en une séance. Tout l’orient contre toute l'Europe, l'ancien monde contre le nouveau. Pourquoi pas ? »

Mais il voit aussi dans cette grosse guerre une malédiction liée à Suez (tiens, tiens…) et la grande industrie :

« Les grands travaux collectifs comme l'isthme de Suez sont peut-être, sous une autre forme, des ébauches et des préparations dont nous n’avons pas idée. »

A cette époque la France plonge vite dans la misère (et on nous fait le coup des cinq milliards payés rubis sur l’ongle…) :

« La misère s'annonce bien. Tout le monde est dans la gêne, à commencer par moi Mais nous étions peut-être trop habitués au confortable et à la tranquillité. »

Comme toujours Flaubert regrette un bon vieux temps qu’il sait pourri pourtant :

« Nous nous enfoncions dans la matière. Il faut revenir à la grande tradition, ne plus tenir à la vie, au bonheur, à l'argent, ni à rien; être ce qu'étaient nos grands-pères, des personnes légères, gazeuses. Autrefois on passait sa vie à crever de faim. »

Le 17 aout, encore à George Sand :

« Je suis arrivé à Paris lundi et j'en suis reparti mercredi. Je connais maintenant le fond du Parisien et j'ai fait dans mon cœur des excuses aux plus féroces politiques de 1793. Maintenant, je les comprends. Quelle bêtise quelle lâcheté, quelle ignorance, quelle présomption ! Mes compatriotes me donnent envie de vomir. Ils sont à mettre dans le même sac qu'Isidore. Ce peuple mérite peut-être d'être châtié, et j'ai peur qu'il le soit. »

Et ce peuple a régulièrement été châtié et il s’en moque à chaque fois. C’est ce qui fera de Céline le pacifiste enragé et le francophobe dont j’ai parlé.

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Puis Flaubert annonce notre ère ubuesque :

« Voilà où nous a conduits le suffrage universel, dieu nouveau que je trouve aussi bête que l'ancien N'importe Vous croyez qu'il en sera démonté, le bon suffrage universel ? Pas du tout Après Isidore, nous aurons Pignouf 1er. Ce qui me désole dans cette guerre, c'est que les Prussiens ont raison. A leur tour !  Puis à celui des Russes ! »

Déchéance française mais aussi défaite allemande en perspective :

« Nous allons devenir une Pologne, puis une Espagne. Puis ce sera le tour de la Prusse, qui sera mangée par la Russie. Quant à moi, je me regarde comme un homme fini. Ma cervelle ne se rétablira pas. On ne peut plus écrire quand on ne s'estime plus. Je ne demande qu'une chose, c'est à crever, pour être tranquille. »

J’ai cité dans mes chroniques cette grande envolée de Renan, extraite d’une lettre à un célèbre historien allemand :

« Le Slave, dans cinquante ans, saura que c’est vous qui avait fait nom synonyme d’esclave : il verra cette longue exploitation historique de sa race par la vôtre, et le nombre du Slave est le double du vôtre, et le Slave, comme le dragon de l’Apocalypse dont la queue balaye la troisième partie des étoiles, traînera un jour après lui le troupeau de l’Asie centrale, l’ancienne clientèle des Gengis Khan et Tamerlan. »

Flaubert voit la fin d’un dix-neuvième siècle heureux et l’avènement des misères modernes. Il voit un déclin ontologique, comme Nietzsche un peu plus tard (lisez et relisez la deuxième considération sur l’histoire) :

« Nous sommes assaillis de pauvres Ils commencent à faire des menaces. Les patrouilles de ma milice commenceront la semaine prochaine, et je ne me sens pas disposé à l'indulgence. Ce qu'il y a d'affreux dans cette guerre, c'est qu'elle vous rend méchant. J'ai maintenant le cœur sec comme un caillou et, quoi qu'il advienne, on restera stupide. Nous sommes condamnés à parler des Prussiens jusqu'à la fin de notre vie. »

A Maxime du Camp, il écrit le 29 septembre :

« Ce qui me désole, c'est l'immense bêtise dont nous serons accablés ensuite. Toute gentillesse, comme eût dit Montaigne, est perdue pour longtemps. Un monde nouveau va commencer. On élèvera les enfants dans la haine du Prussien. Le militarisme et le positivisme le plus abject, voilà notre lot désormais à moins que, la poudre purifiant l'air, nous ne sortions de là, au contraire, plus forts et plus sains. »

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Pour être honnête j’ai déjà cité Edmond Burke à ce sujet, Burke et son « siècle de philosophes, d’économistes et de sophistes », Burke et cette « chevalerie à jamais en allée »…

The age of chivalry is gone.

On parle beaucoup de déchéance impériale américaine; tout est basé sur du faux, du toc et de la dette. Idem à cette époque pour l’empire bonapartiste :

« Oui, mon vieux, tu as raison Nous payons maintenant le long mensonge où nous avons vécu, car tout était faux, fausse armée, fausse politique, fausse littérature, faux crédit et mêmes fausses courtisanes. Dire la vérité c'était être immoral. »

La république arrive avec Gambetta et ses cassages de jambe (Bernanos), et on se doute que Flaubert, malgré Sand, ne s’en contente pas. Il écrit à sa nièce Caroline, celle qui le ruinera :

« La République me paraît dépasser l'Empire en bêtise. On parle toujours des armées du Centre et on ne les voit pas. On promène les soldats d'une province à l'autre, voilà tout. »

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Léon Gambetta

Il voit un monde nouveau naître, bien plus nul que l’ancien, celui du règne de la quantité et de la médiocrité qui finit sous nos yeux en ce moment. A mon avis, et je l’ai prouvé, Chateaubriand a parfaitement traité cette question dans la conclusion des Mémoires d’Outre-tombe. Mais  notre génial Flaubert ajoute que la prochaine guerre sera mondiale :

« Quoi qu'il advienne, le monde auquel j'appartenais a vécu. Les Latins sont finis maintenant c'est au tour des Saxons, qui seront dévorés par les Slaves. Ainsi de suite. Nous aurons pour consolation, avant cinq ou six ans, de voir l'Europe en feu; elle sera à nos genoux, nous priant de nous unir avec elle contre la Prusse. »

Il annonce la guerre civile de la Commune :

« Dans un mois tout sera fini, c'est-à-dire le premier acte du drame sera fini, le second sera la guerre civile. »

A George Sand il écrit encore :

« Paris finira par être affamé et on ne lui porte aucun secours. Les bêtises de la République dépassent celles de l'Empire. Se joue-t-il en dessous quelque abominable comédie ? Pourquoi tant d'inaction ? »

Il voit pulluler les pauvres partout, dont on ne me parla jamais au cours des humanités pourtant poussées :

« Nous n'avons eu mardi dernier que trois cents pauvres environ. Que sera-ce cet hiver ? Quelle abominable catastrophe et pourquoi ? dans quel but ? au profit de qui ? Quel sot et méchant animal que l'homme et comme c'est triste de vivre à des époques pareilles Nous passons par des situations que nous estimions impossibles, par des angoisses qu'on avait au Ve siècle, quand les Barbares descendaient en Italie. »

Il semble que jamais fatigués nous allions vers de nouveaux désastres grâce au virus et au reste !

Nous sommes d’accord sur le reste. Un monde laid et bête va naître, qui va du reste détruire le génie allemand si flamboyant sous Napoléon –voyez mes textes à ce sujet, dédiés à Robert Steuckers, et publiés dans le recueil sur Guénon et les gilets jaunes) :

« J'ai le sentiment de la fin d'un monde. Quoi qu'il advienne, tout ce que j'aimais est perdu. Nous allons tomber, quand la guerre sera finie, dans un ordre de choses exécrable pour les gens de goût. Je suis encore plus écœuré par la bêtise de cette guerre que par ses horreurs.

A Claudius Popelin, Flaubert écrit le 28 octobre dans une tonalité presque guénonienne :

« Je suis convaincu que nous entrons dans un monde hideux où les gens comme nous n'auront plus leur raison d'être. On sera utilitaire et militaire, économe, petit, pauvre, abject. La vie est en soi quelque chose de si triste, qu'elle n'est pas supportable sans de grands allégements. Que sera-ce donc quand elle va être froide et dénudée. Le Paris que nous avons aimé n'existera plus. »

Il rêve d’un ailleurs, souvent bédouin d’ailleurs :

« Mon rêve est de m'en aller vivre ailleurs qu'en France, dans un pays où l'on ne soit pas obligé d'être citoyen, d'entendre le tambour, de voter, de faire partie d'une commission ou d'un jury. Pouah ! Pouah !

Je ne désespère pas de l'humanité, mais je crois que notre race est finie. C'en est assez pour être triste. Si j'avais vingt ans de moins je reprendrais courage. Et si j'avais vingt ans de plus, je me résignerais. »

Il sent le retour du refoulé catholique, celui qui va amener des Péguy et justement exaspérer quelques années plus tard des génies comme Bloy, Drumont ou Bernanos :

« En fait de résignation, je vous prédis ceci : la France va devenir très catholique. Le malheur rend les faibles dévots et tout le monde, maintenant, est faible. La guerre de Prusse est la fin, la clôture de la Révolution française. »

Il insiste – et il a raison, car la bêtise catho ou américaine est toujours d’actualité avec Trump ou ce pape :

« Je meurs de chagrin, voilà le vrai, et les consolations m'irritent. Ce qui me navre, c'est la férocité des hommes; la conviction que nous allons entrer dans une ère stupide. On sera utilitaire, militaire, américaine et catholique, très catholique. »

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Et puis il voit que l’Europe va entrer à cause des revanchards Français dans un siècle de guerres :

« …ces civilisés sauvages me font plus horreur que les cannibales. Et tout le monde va les imiter, va être soldat. La Russie en a maintenant quatre millions. Toute l'Europe portera l'uniforme. Si nous prenons notre revanche, elle sera ultra-féroce, et notez qu'on ne va penser qu'à cela, à se venger de l'Allemagne ; Le gouvernement, quel qu'il soit, ne pourra se maintenir qu'en spéculant sur cette passion. Le meurtre en grand va être le but de tous nos efforts. »

On arrête ici et on dédie ce triste texte à notre ami Jean Raspail. Dans la dernière lettre qu’il m’écrivit, il m’avait même dit que nous avions le pape du Camp des saints aux commandes...

Sources:

Nicolas Bonnal – Céline, le pacifiste enragé ; Guénon, Bernanos et les gilets jaunes ; chroniques sur a fin de l’histoire

Flaubert – Correspondance, Gallica BNF, 1859-1871

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mardi, 16 juin 2020

Jean Raspail ou l'éternité contre la modernité

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Jean Raspail ou l'éternité contre la modernité

Ex: METAINFOS

par Franck BULEUX

Jean Raspail nous a quittés le 13 juin alors qu’il abordait ses 95 ans. Pourtant, il en avait traversé des mers, atteint de nombreux rivages, il n’atteindra pas celui-là. Il a changé de rive.

Contre la modernité

C’est en 1986, dans Les yeux d’Irène, roman de Jean Raspail, pour qui j’ai vécu une passion personnelle, paru en 1984, que j’ai découvert l’existence des Alakalufs, un des peuples les plus vieux de la terre, natif de l’extrême sud du continent américain, un peuple indien d’Amérique du Sud vivant au Chili dans le détroit de Magellan. Comme d’autres explorateurs, comme tant de voyageurs, Jean Raspail avait rencontré ce peuple, en 1951, sous la neige et dans le vent qui l’avait emmené sur cette terre extrême. La rencontre entre deux civilisations. De cette courte rencontre qui l’avait marqué, il avait souhaité écrire leur histoire.

jr-qssdh.jpgQui se souvient des Hommes ? était le titre de ce « roman » consacré aux Alakalufs. Ce livre aurait pu être présenté comme une « épopée » ou une « tragédie » humaine, recréant le destin de ces êtres, nos frères, que les hommes qui les virent hésitèrent à reconnaître comme des Hommes.

Déjà, en l’an Mil, l’Islandais Leif Erikson avait découvert le Nord du continent américain, faisant des hommes du Nord, les Northmen, les premiers Européens présents sur le territoire outre-Atlantique. Presque mille ans après, le jeune explorateur français, Jean Raspail croisait un canot sur lequel des hommes et des femmes, présents ethniquement probablement depuis des milliers d’années, pêchaient. Comme les Indiens s’étaient méfiés des Européens de l’an Mil, ils ne pouvaient que se méfier de ceux de l’an Deux mille. Leif Erikson n’avait même pas utilisé les cartes de l’explorateur Pythéas, qui, au IVe siècle avant notre ère, avait sillonné l’Atlantique et atteint le cercle polaire septentrional. Comme Leif Erikson, mais au sud de ce continent, Jean Raspail s’y était laissé égaré. Après avoir traversé l’Amérique, à partir de l’Alaska, il avait rencontré l’homme éternel, celui qui avait refusé tout mélange. Celui qui se méfiait du « dieu blanc ».

« Là-bas, au loin, si loin… » comme le sous-titre le livre, qui reprend l’intégralité de sept romans de Jean Raspail, édité dans la collection Bouquins par Robert Laffont en 2015 avec une superbe préface de Sylvain Tesson. Jean Raspail faisait partie de ces conquérants pacifistes, ceux pour qui la terre, patrie charnelle, crée et pérennise la différence.

Tous ces explorateurs, Pythéas, Leif Erikson, Jean Raspail avaient probablement cherché le lieu où disparaissait le Soleil, à l’Ouest du monde, avant de renaître.

Ce Grand Sud, appelée souvent Patagonie, partie méridionale de l’Amérique du Sud, était à l’origine, selon les légendes et certaines statues découvertes, la regio gigantum (« région des géants » en latin). Et les hommes qui y vivaient encore étaient appelés à disparaître car leur nombre se réduisait, peu à peu.

Ils n’ont jamais été très nombreux. La population totale n’a jamais dépassé les 5 000 individus. Dans les années 1930, les Alakalufs se sont sédentarisés sur l’île Wellington, dans la ville de Puerto Eden, port chilien. Ils représentaient l’histoire du monde. Jean Raspail l’avait compris.

Roi sur sa terre

12728b7417f63327465a24b9353c35b1.jpgDéjà, en 1981, Jean Raspail avait publié Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie ou le destin vécu d’un aventurier français qui débarqua en Argentine en 1860 et se fit proclamer roi d’Araucanie et de Patagonie par les populations indigènes locales. Ce livre avait obtenu le prix du roman de l’Académie française. Cet ouvrage relate l’histoire d’un aventurier venu du « Périgord vert » qui s’autoproclame roi, le 18 novembre 1860, par les tribus de cavaliers qui menaient contre l’Argentine et le Chili les derniers combats de la liberté et de l’identité. Il régna quelques mois, sous le nom d’Orllie-Antoine Ier (écrit parfois Orélie-Antoine Ier) galopant à leur tête en uniforme chamarré, sous les plis de son drapeau bleu, blanc, vert. Et puis, la chance l’abandonna. Trahi, jeté en prison, jugé, il parvint à regagner la France où un autre destin l’attendait, celui d’un roi de dérision en butte à tous les sarcasmes, mais jamais il ne céda. En effet, bien que le royaume n’existât plus, il créa autour de lui une petite cour, attribuant ainsi décorations et titres. Roi il resta, mais solitaire et abandonné, il mourut dans la misère le 17 septembre 1878, à Tourtoirac, en Dordogne, où il était né.

Les Indiens ont disparu, mais la symbolique du livre tient au fait que ses sujets se comptent aujourd’hui par milliers, en France et à travers le monde, car son royaume est éternel. Il symbolise ce peuple identifié à sa terre, comme les Alakalufs.

Symboliquement, en 1989, puis en 1998, Jean Raspail avait « occupé » brièvement l’archipel des Minquiers, archipel normand situé au sud des îles Anglo-Normandes et qui fait partie du bailliage de Jersey : un éparpillement de granit peuplé de lapins, au sud de l’île. Jean Raspail réagissait en représailles à l’occupation des Malouines argentines, territoire purement patagon, par les Britanniques. Toujours ce choix de l’identité charnelle des hommes.

351088.jpgQui se souviendra de nous ?

En 1973, l’écrivain publie ce qui deviendra un livre emblématique, toujours sous l’épitaphe de « roman » : Le Camp des Saints, chez l’éditeur Robert Laffont. Roman apocalyptique qui se situe dans la France de 2050, confrontée à l’arrivée massive de migrants sur ses côtes azuréennes comme si le paradis bleu, de la couleur des yeux de Jean Raspail, devait affronter une invasion d’individus représentant une véritable subversion. Lorsque l’Azur s’assombrit.

Le Camp des Saints, dès 1973, fut un succès de librairie. Il fut édité, en langue anglaise, à l’étranger et réédité, en français, à de nombreuses reprises.

Jean Raspail, dès 1973, met l’accent sur un discours démographique entre le Nord et le Sud. Il a constaté, de visu, la disparition de peuples qui se pensaient éternels. Ces romans ne sont que la modélisation de ses expériences humaines. Il a constaté que la modernité absorbait la vie des peuples et que la faiblesse de la démographie traduisait la fin des peuples.

En 1970, l’Académie française lui avait remis le prix Jean-Walter pour l’ensemble de son œuvre mais lorsqu’il postulat à l’Académie française le 22 juin 2000, il ne réussit pas à être élu au siège vacant de Jean Guitton. Pourtant, il recueillit 11 voix contre 6 pour Max Gallo et 4 pour Charles Dédéyan, sans toutefois obtenir la majorité requise. Sans doute Le Camp des Saints l’empêcha-t-il de devenir Immortel.

Lui, le chasseur d’éternité, l’explorateur de peuples enracinés, est parti à une époque où le nomadisme imposé est l’essence de notre civilisation déclinante. Il était alors chercher, à l’Ouest, l’origine de l’humanité. Il pensait les civilisations mortelles, non par idéologie, mais par expérience, par souci d’observation. Il avait vu disparaître les Alakalufs, il ne souhaitait pas la disparition d’autres civilisations.

Il ne se pensait pas prophète. Comme on dit aujourd’hui, probablement un simple lanceur d’alerte.

Emmené par les oies sauvages, il a dû traverser la rive de l’ailleurs. Celle au-delà de laquelle tout retour est improbable. C’est effectivement la seule rive d’où il est impossible de revenir. La seule.

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Jean Raspail au-delà du "Camp des Saints"

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Jean Raspail au-delà du "Camp des Saints"
par Jacques Terpant (via Facebook)

J’ai parcouru rapidement les quelques papiers consacrés à la mort de Jean Raspail, j’ai l’ impression qu’il n’a écrit qu’un livre, le camp des saints, or c’est l’un de ses premiers ouvrages, l’oeuvre, la vraie est venue après…

Il passa au moins les vingt premières années de sa vie d’auteur à courir le monde pour tenter de sauver la mémoire de peuples qui disparaissaient. Il parlait avec une grande émotion de sa rencontre avec Maria la dernière femme du peuple Onas de la terre de feu, dernière de sa race, parlant une langue que personne ne comprenait, et n’en parlant aucune autre, son regard qui n’était que tourné vers l’intérieur l’avait ébranlé.

Il parcourut ainsi l’Amérique du sud et du nord, le Japon d’après guerre jusque chez les Aïnous, Haïti, les Caraïbes, le moyen-orient et bien d’autres pays…

jr-canoe.jpgCe goût, il l’avait pris dans sa jeunesse parisienne, quant il allait avec un petit camarade, certains après-midi, à la brasserie La Coupole, comme auditeur des réunions du club des explorateurs. Un vieux Monsieur ouvrait la séance avec la formule:
« Moi compagnon de Brazza… » il se rêva explorateur. Le monde, pourtant, était déjà découvert, mais ceux qui étaient ses premiers occupants, partout disparaissaient devant la modernité. Alors il fut celui qui enterrait les derniers feux, parfois ce n’étaient que des cendres encore tièdes… Voire, plus que des fantômes.

Cette conscience des civilisations qui sombrent, des sociétés qui disparaissent, elle lui vient surement de cet été 1940, en pleine débâcle, son père haut fonctionnaire, doit se replier, il n’y a plus de voiture, il colle le gamin sur un vélo, il a 15 ans, et lui donne rendez-vous chez sa grand-mère dans l’Indre.
Seul sur sa bicyclette, au milieu du chaos, il sera le spectateur du monde qui s’écroule. Et pour ceux qui ont lu ses mots sur cette période et le discours sur l’armistice de Pétain qui lui paraît: « ce qui fit le plus de mal à la France », les antifascistes de salon d’aujourd’hui qui croient le classer de ce côté-là, pour sûr ne l’ont pas lu…

Après ses périples américains, de retour du Japon et de chez les Aïnous, où il découvre, dans la hutte d’un vieux chef, qu’il est le seul blanc, venu là depuis des lustres et que son prédécesseur est Tchekhov, il se rend compte, qu’un récit de voyage ne lui suffira pas, pour traduire le choc de ce que fut pour lui le japon. . Il l’écrit sous forme romanesque : « le vent des pins », il ne le revendique pas et interdit sa réédition depuis.

Il reviendra aux livres de voyage, jouera le conférencier, puis un retour au roman, réfugié sur la côte d’Azur pour des vacances utiles, il imagine une fin de l’occident, après avoir suivi les traces de tellement de peuples disparus, il est armé pour concevoir celle de l’occident. Ce sera « le camp des saints » on est en 1972. Aux USA, la science-fiction est à son apogée, si on lit Raspail à cette époque, c’est ainsi qu’on le voit… John Brunner et le troupeau aveugle, K Dick bien sûr.

md15881419833.jpgEncore quelques livres de voyage, dont un grand : » les peaux-rouges aujourd’hui » en 1975. Puis c’est sa grande période de romancier, je suis un auteur tardif disait-il, pendant que ses chers peaux-rouges se révoltent à Wounded-knee, il sort ici « le jeu du roi », formidable ouvrage, tout Raspail est là, le livre s’ouvre sur une citation de Roger Caillois: « le rêve est un facteur de légitimité », les beaux livres s’enchaîneront ensuite , sept cavaliers (que j’ai adapté en BD) Moi Antoine de Tounens, où voit le jour la Patagonie littéraire, terre mythique refuge de ses lecteurs, dont il était le consul général. L’île bleu, adapté (mal) par Nadine Trintignant pour la télévision, livre directement issu de l’aventure à vélo dans la débâcle. Sire, Les Pikkendorff, famille fictive qui hante ses livres. Le plus beau pour moi : « Qui se souvient des hommes » prix du livre inter, il élève aux Alakaluffs de la terre de feu, anéantis depuis longtemps, un monument de papier. Un joli livre que je recommande pour sa partie explorateur : pêcheurs de lune. Un retour en Patagonie, avec le dernier voyage: « Adios Terra del fuego » il sait que l’âge est là, et qu’il n’y reviendra plus.

Il terminera en 2005 avec son dernier livre récit, il a retrouvé ses notes de jeunesse, de ce qui fut son premier périple à 25 ans, reconstituer avec quatre amis le voyage du père Marquette, le découvreur du Mississippi au 17ème siècle. Ce sera « en canot sur le chemin d’eau du roi » son dernier livre, il ne voulait pas aller au-delà, et terminer comme ces écrivains qui font toujours le même livre jusqu’au bout, de moins en bien et que l’on achète par habitude…

Je ne vous reconnais pas, Jean Raspail, dans les articles des journaux qui annoncent votre mort, en ne regardant que votre premier roman, parce que la réalité, s’est mise à lui ressembler terriblement, mais on me dit que Sylvain Tesson monte au créneau, lui saura.

Jacques Terpant
Vice-consul de Patagonie
Membre du cercle des peintres et illustrateurs patagons
9eme cavalier.

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lundi, 15 juin 2020

Hommage à Jean Raspail

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Hommage à Jean Raspail

Le billet d’Eric de Verdelhan

Ex: https://liguedumidi.com

« Jean Raspail est mort. Il vient de rejoindre cet au-delà des mers si cher à son cœur, juste au moment où la barbarie raciste déferle sur notre civilisation. Honneur à un modèle… »
(Philippe de Villiers, ce jour sur Twitter)

Tous ceux qui défendent la France éternelle – je suis de ceux-là – et pensent que « le Trône et l’Autel » ont fait sa grandeur, sont en deuil aujourd’hui : le grand, l’immense Jean Raspail est mort, à un âge certes canonique et alors que l’état de la France n’est pas loin de celui décrit dans un de ses meilleurs romans, « Le Camp des Saints », un livre prémonitoire publié en…1973 (1).

C’est ce roman, magnifique, qui m’a fait découvrir Raspail. Depuis, il est un des rares auteurs dont j’ai lu tous les livres. Je lui rendais déjà hommage, de son vivant, dans un des miens (2).

Il est peu probable que la grande presse et les médias télévisuels lui rendent l’hommage qu’il mérite : Jean Raspail était un homme libre. Catholique et royaliste, il incarnait tout ce que notre époque décadente honnit et vilipende.

126557491_o.jpgDisons un mot de sa vie.

Jean Raspail est né « coiffé », le 5 juillet 1925, à Chemillé-sur-Dême (Indre-et-Loire). Fils d’un grand bourgeois, Octave Raspail, Président des « Grands Moulins de Corbeil » et Directeur Général des Mines de la Sarre, il fait des études chaotiques au collège Saint-Jean-de-Passy, à Paris, où il est l’élève de Marcel Jouhandeau, puis à l’Institution Sainte-Marie, à Antony et enfin à l’École des Roches à Verneuil-sur-Avre.

C’est tardivement qu’il se mettra à l’écriture car, s’il aime écrire, il ne pense pas avoir un quelconque talent. Il a la chance d’être né dans un milieu aisé aussi décide-t-il de courir le monde en explorateur. Pendant vingt ans, il parcourt la planète à la découverte de populations menacées par la modernité. Le scoutisme, qu’il a pratiqué jeune, lui a inculqué des valeurs, le goût de l’aventure, de la simplicité et d’un minimalisme spartiate.

Son premier grand périple, en 1949, l’amène à voyager en canoë de Québec à La Nouvelle-Orléans, sur les traces du père Marquette. Il en rapporte des carnets qu’il ne publiera qu’en 2005 (3).

Il rallie ensuite la Terre de Feu à l’Alaska en voiture – du 25 septembre 1951 au 8 mai 1952 – puis il dirige une expédition française sur les traces des Incas en 1954, avant de passer une année entière au Japon en 1956. Il vit – mal à l’époque – de la publication de ses carnets de voyage.

En 1970, l’Académie Française lui remet le prix Jean-Walter pour l’ensemble de son œuvre.

En 1973, après les récits de voyages, il revient au roman avec « Le Camp des Saints », livre dans lequel il imagine la submersion de la France par l’arrivée d’une flotte de vieux rafiots venus d’Inde, chargés de réfugiés faméliques. Ce livre aura un énorme succès dans les milieux nationalistes.

Après « Le Camp des Saints », Jean Raspail, enfin écrivain reconnu, produira des romans qui seront, pour la plupart, couronnés de succès : « Septentrion », « Sire », « L’anneau du pêcheur », « le jeu du Roi ». Autant d’ouvrages – fort bien écrits – dans lesquels l’auteur développe ses thèmes de prédilection : la monarchie, le mythe de la frontière, la défense des races et des ethnies (4).

Plusieurs de ses romans évoquent la Patagonie. Il y défend la revendication du « Royaume de Patagonie et d’Araucanie » par Orélie-Antoine de Tounens, un simple avoué du Périgord, au 19ème siècle (5). Dans « Qui se souvient des hommes » (6), qui obtiendra trois prix littéraires, il s’inquiète du destin de ces régions du bout du monde, menacées par le modernisme.

ob_fbe50a_terres-saintes-raspail.jpgRaspail est un écologiste avant l’heure. Pour défendre les Royaumes « au-delà des mers », en 1981, alors que la France passe d’un socialisme larvé à un socialisme revendiqué, il se proclame Consul Général de Patagonie, ultime représentant du royaume d’Orélie-Antoine 1er.

Il crée même une revue : « Le Moniteur de Fort Tounens », Bulletin de Liaison des Amitiés Patagones. Avec Jean Raspail, tout citoyen qui rêve au retour – fort improbable – du Trône et de l’Autel peut s’autoproclamer vice-consul de Patagonie.

Le Catholicisme (traditionnaliste) de Raspail est la trame de plusieurs de ses romans.

Dans « Sire » (7), il imagine qu’après l’échec des idéologies – communiste et libérale – la France choisit de revenir à une monarchie catholique : Philippe Pharamond de Bourbon, âgé de 18 ans, descendant direct des derniers Rois de France, est couronné à Reims. Ce livre est un régal !

Comme il fallait s’y attendre, cet auteur couvert de prix littéraires s’attire la haine des médiocres. Le 17 juin 2004, Jean Raspail publie une tribune dans « Le Figaro » intitulée « La patrie trahie par la République ». Il y critique sévèrement la politique d’immigration menée par la France.

Au nom de notre sacro-sainte « liberté d’expression », il est aussitôt attaqué en justice par la LICRA pour « incitation à la haine raciale ». Il est finalement relaxé par une décision de la 17ème chambre du Tribunal de Grande Instance de Paris le 28 octobre 2004.

Jean Raspail appartenait au Comité d’Honneur du « Cercle National Jeanne-d’Arc ». Il était également membre de l’association « Les Écrivains de Marine », fondée par Jean-François Deniau et co-fondateur de « TV Libertés ». En 2000, l’Académie Française n’a pas voulu de lui pour succéder à Jean Guitton. Féminisation oblige, les Immortels lui ont préféré Florence Delay.

Mais son œuvre – immense – restera. Un jour peut-être Jean Raspail sera reconnu comme l’un des monuments de notre littérature contemporaine.

Maurice Barrès, Charles Maurras et quelques autres, finalement peu nombreux, ont été mes maîtres-à-penser. Vous, Monsieur Raspail, vous aurez été l’un de mes « maîtres-à-rêver ».

Je vous adresse ces quelques lignes, écrites à la hâte. Un hommage trop court au regard des bons et longs moments de lecture, de bonheur, que je vous dois.

Au revoir, Monsieur Raspail, en grand seigneur, vous tirez votre révérence au moment où une faune allogène se répand dans nos rues en insulte sur notre passé colonial.

Vous n’avez pas voulu voir ça : on vous comprend !

Notes :

1)- « Le Camp des Saints » a été réédité en 2011.
2)- « Coeur chouan et esprit para » publié chez Dualpha (Editions de Philippe Randa)
3)- « En canot sur les chemins d’eau du Roi » 2005 ; éditions Albin Michel – Prix littéraire de l’armée de terre – Erwan Bergot (2006) et Grand prix des explorations et voyages de découverte (2007) de la Société de géographie.
4)- Certains imbéciles ont vu du racisme dans l’œuvre de Raspail, ce qu’il prouve tout simplement… qu’ils ne l’ont pas lu.
5)- « Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie » ; 1981. Grand prix du roman de l’Académie française.
6)- « Qui se souvient des hommes… ». 1986. Prix Chateaubriand (1986), prix Charles Oulmont (1987) et prix du Livre Inter (1987).
7)- « Sire » publié en 1991.
N.B : Dans l’oeuvre de Jean Raspail, en plus des livres cités, je recommande : « Le Président » (1985) ; « L’Île bleue » (1988) ; « Pêcheur de lunes » (1990) ; « Sept cavaliers quittèrent la ville au crépuscule par la porte de l’Ouest qui n’était plus gardée » (1993) ; « L’Anneau du pêcheur » (1995) ; « Hurrah Zara ! » (1998) ; « Le Roi au-delà de la mer » (2000) ; « Adiós, Tierra del Fuego » (2001) ; « Les Royaumes de Borée » (2003) « Terres Saintes et profanes », (2017). « La Miséricorde », (2019)

 

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dimanche, 14 juin 2020

Jean Raspail : le huitième cavalier a passé la porte !

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Jean Raspail : le huitième cavalier a passé la porte !

par Marc Eynaud
Ex: https://www.bvolataire.fr

« Quelle était donc cette faim qui tenaillait le vieillard ? […] Je crois que je la connaissais. Je l’avais déjà rencontrée. Sans doute la faim de ce qui fut, de ce qui ne sera plus, la silencieuse et invisible famine qui conduit les peuples perdus à la mort plus sûrement encore que la vraie faim du corps. »

La-hache-des-steppes.jpgCette faim, Jean Raspail en aura été tenaillé toute sa vie. La Patagonie et la France sont aujourd’hui unies dans la douleur. Raspail s’en est allé, ce 13 juin, à l’âge vénérable de 94 ans. Mais il n’est pas parti seul. Avec lui se retire doucement une partie de notre enfance et de notre jeunesse. Cette jeunesse dont Jean Raspail avait conservé l’âme, le sérieux et la légèreté. Avec Jean Raspail s’en vont les derniers Caraïbes, Aïnos, Ghiliaks, Urus et Lucayens.

Toutes ces peuplades disparues que l’écrivain voyageur aura essayé de faire exister un peu plus longtemps. Raspail avait la passion des causes perdues, des civilisations disparues et des légendes. Ces dernières qui ont peuplé nos rêves et nourri nos âmes. Ces légendes qui, sous sa plume et son verbe, s’incarnaient comme pour mieux désincarner cette société qu’il voyait se dissoudre impitoyablement. Raspail haïssait son époque mais personne n’aura mieux chéri les hommes que cet écrivain à l’éternelle moustache et à l’œil bleu d’enfant émerveillé.

Nulle aigreur n’est venue délayer l’encre de sa plume, nul vulgaire et mortel désespoir ne pouvait briser les remparts de cette citadelle imprenable qu’il abritait au fond de lui. Car Jean Raspail était un homme de citadelle, de ces places fortes intérieures qui, nichées à flanc de montagne, décourageaient l’assaillant le plus pervers et le plus endurci. De ces citadelles qui protégeaient le plus sacré des trésors. Un trésor que Raspail possédait sans doute plus que tout autre : la liberté. Liberté de ton, liberté d’âme, liberté intellectuelle. Cette liberté qui l’aura privé de bien des honneurs, cette liberté qui lui aura été sans doute coûteuse mais dont il avait à l’avance accepté le prix.

Il ne verra pas le dénouement du Camp des saints, il ne courra plus après les derniers vestiges des civilisations éteintes. Il ne chevauchera plus avec Pharamond à la reconquête d’un trône. Il ne se promènera plus entre Rome et Avignon à la recherche d’un pape oublié. Il s’en est allé au moment où toutes ses prophéties semblaient se réaliser, comme pour ne pas avoir la confirmation qu’il ne s’était jamais trompé.

L’homme des légendes vivantes et des contes qui adviennent, l’homme du royaume a donc quitté cette Terre et nous laisse inconsolables orphelins. Seuls restent ses écrits : « Quand on représente une cause “presque” perdue, il faut sonner de la trompette, sauter sur son cheval, et tenter la dernière sortie, faute de quoi l’on meurt de vieillesse triste au fond de la forteresse oubliée que personne n’assiège plus parce que la vie s’en est allée ailleurs. » Cher Jean, vous êtes parti pendant le siège, espérons que la vie n’est pas partie avec vous. Vers cet ailleurs que vous avez cherché toute votre vie.

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Mon vieux maître et ami Jean Raspail est mort - par Nicolas Bonnal

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Mon vieux maître et ami Jean Raspail est mort

par Nicolas Bonnal

Ex: https://nicolasbonnal.wordpress.com

Mon vieux maître et ami Jean Raspail est mort. Il est au Walhalla. Il adorait ce texte que nous avions écrit pour Serge de Beketch en 2004 suite à une escapade en Patagonie et à Uyuni (Libre Journal de la France courtoise, février 2004). C’était mes chroniques de Horbiger, déjantées qu’il disait. En avons-nous parlé de nos échappées. Ci-contre une photo prise dans un fjord chilien qui m’inspira l’Amant de glace, le conte qui lui était dédié dans le recueil Contes latinos (Ed. Michel de Maule, 2007). A bientôt Jean !

51WoGEBu2BL._SX314_BO1,204,203,200_.jpgJ’avais laissé la Patagonie. Je devais me rendre au nord, remontant le long fil de cuivre chilien. La route longiligne s’ornait de merveilleux observatoires, de brumes côtières, de déserts mystérieux jonchés des songes de voyageur. Je me sentais plus fort. Il y a comme cela des voyages qui vous révèlent ce que vous cherchez. Nous voulions le Tibet, et ce furent les Andes. Andes chrétiennes et hispaniques ou je dansai comme l’Inca la danse en l’honneur du ciel et de la vierge. J’arrivai à San Pedro d’Atacama, Mecque andine du tourisme local. Village en adobe, argile cuite sous le soleil, entouré de salars(2) de la peur, de déserts et de geysers. Une vieille église en bois de cactus, une longue messe guerrière où le bon prêtre dénonce la main noire qui contrôle son pays et qui, voilà trois ans, brûla sept statues pieuses.

De jeunes voyageuses plus intrépides que les garçons, venues de Grèce, de France ou d’Amérique, avec qui l’on partage le cabernet chilien dans les restaurants troglodytiques.

Et ce valle de la luna, ce lieu inaltérable, le lieu où le ciel touche la terre, où le temps, dit Wagner, touche l’espace, le cosmos les sables et la pierre. Un lieu de méditation présocratique, une révélation inouïe, du glacier au désert. L’Amérique latine serait l’Eldorado du voyage, Atacama, l’esprit hurlant du voyageur mué en condor éternel. Tout ce qui est humain me serait étranger. D’Atacama, je ne pouvais gagner Salta. Je choisis donc le Nord et ses salars. Le salar d’Uyuni, le plus grand du monde, dans la pauvre Bolivie qui jouit de commentaires si divers. Bolivie, le Tibet de d’Amérique latine, ce toit du monde endimanché en ce 20 février par les flonflons du carnaval de nos frères indiens. Cette route d’Uyuni bradée au touriste de passage fait son effet : on navigue plus qu’on ne roule à cinq mille mètres, on crève de froid dans le premier campement, on voit la lagune verte et ses résistants flamants qui virent comme elle de couleur. La lagune devient tahitienne, elle est bordée de volcans enneigés, elle est irrésistible, reflétant toute la beauté de cet altiplano, qui joint la hauteur de l’esprit à l’équanimité de l’âme. Je dirai que la musique de Loreena Mc Kennitt que j’avais découverte à Santiago me fut profitable au-delà de mes espérances.

Je pris avec mes compagnons un bain dans les sources thermales, nous gagnâmes les geysers, cette boca (3) éructant de la terre mère, qui crachent leurs bulles colériques à la face du ciel.

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Ce fut l’ivresse du réel. La nuit fut éprouvante. Le lendemain nous gagnâmes des déserts, des parois ivres, et une vallée de momies et son village magique Atolxa, avec son petit jardin entretenu par les chrétiens les plus pauvres de la terre. Ils font visiter leurs momies profanes, ils cultivent la quinea, céréale riche et méconnue. Les cactus se dressent comme des doigts pointés vers le ciel azur et glace, l’accusant de tant de misère. Mais il y a une vierge, la vierge miraculeuse du salar. Je vais prier. Je croyaisavoir tout ressenti dans les canaux étroits du Chili, dans les glaciers Moreno et Upsala, dans les détroits d’Ushuaïa. Comme Tintin je découvre que l’Amérique du Sud est la terre des mythes : Valparaiso, Iguassu, Machu Picchu, Rio, l’Amazonie, toutes les folies du voyageur gavé de lugares de locura, de lieux de folie. Et je ressens le puissant de cette parole : reconquista, la reconquête du soi, cette route du soi que jamais je ne trouvai en Asie. Et cette volonté de devenir un conquérant du monde, un penseur grec ivre du temps et de l’espace, des pierres et des matices(4) ocres et roses. J’ai conquis l’or de la mémoire. Le soir nous couchons dans un hôtel invraisemblable, l’hôtel du salar, une résidence pour dieu perdu. Nous goûtons la douceur paradoxale de ce lieu chasseur de bruit et des insectes.

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Nous sommes à 3 500 mètres et je dors mieux, en dépit de trois bouteilles partagées avec un frère d’échappe, le Japonais Take, avec qui je trinque (kampeï !) en l’honneur de la fin de l’histoire et de la géographie.  » Le Japon meurt de la défaite de 1945  » me dit Take. Je pense à ces femmes remarquables, rencontrées au cours de mon périple, qui n’auront pas d’enfant et je médite la fin du cycle. Le long hôtel de sel semble un monastère. Il en coûte sept dollars la nuit dans une chambre bien orientée où j’assiste au lever du dieu-soleil. Et nous partons traverser le salar. On croit avoir tout vu. Car j’avais vu le lac salé des mormons sous une brume blanche. Mais je n’avais rien vu. Juan Carlos, mon guide chauffeur et organisateur, quitte le chemin de terre et plonge dans l’eau du salar. Nous roulons sur l’eau si bleue de ce lagon immense, nous marchons pieds nus sur les eaux, nous goûtons l’ivresse purificatrice de ce sel si cruel. Le ciel est dur comme la justice divine. Une jeune Française évoque le paradis. Le bleu touche le blanc, le sel touche la terre qu’il convertit en figures hexagonales. Notre Père qui êtes au sel…

 

Le réel nous rattrape bientôt et le gros Toyota tombe en panne. Nous cuisons au soleil pendant que Juan Carlos s’affaire. Le soir nous gagnons Uynii, bled misérable et perdu au monde, où l’on mange pour trois francs. Je décide de monter dans le bus de Sucre, avec changement à Potosi au milieu de la nuit. Des grondements de tonnerre ébranlent la course du bus bien frêle. Je me rappelle à la cruauté et à l’insignifiance de la nature.

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Et je suis le seul Occidental à opter pour un transport si ingrat. Moi qui ai dénoncé tant de fois l’invasion touristique, je me retrouve bien seul à Potosi, ville à drôle de mine, vers trois heures du matin et quatre degrés centigrades en plein été. Pourquoi Sucre ?

C’est un vieux rêve, j’ai toujours aimé les anciennes capitales. Et je sais par la télévision de mon Espagne bien aimée que Sucre la présidente est la résurrection de ma Grenade bien aimée, un barrio de Santa Cruz perdu au milieu des mondes. Je sais aussi qu’après le sel qui m’a brûlé, c’est un mot que je guette, la face sucrée de Dieu, sa miséricorde après sa rigueur salée. La ville apparaît sous les brumes incas au petit matin, c’est la merveille annoncée. Je trouve un hôtel avec patio colonial et je gagne ma première église pour entendre la messe au petit matin avec le chant du coq. Le sucre m’envahit de sa douceur, et l’Espagne triomphante de Compostelle où Carmona revient chanter à mes oreilles (orilla, rivage, en castillan). J’ai trouvé le château du monde, je vais goûter à la débauche sonore du carnaval de ces frères tranquilles de l’ailleurs absolu.

Texte publié dans le recueil « Les voyageurs éveillés » (Amazon.fr).

http://france-courtoise.info/theme/bonnal.php

https://nicolasbonnal.wordpress.com/2017/08/13/premier-co...

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Jean Raspail est mort : Salut à la majesté tombée

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Jean Raspail est mort : Salut à la majesté tombée

par Arnaud Florac

Ex: https://www.bvoltaire.fr

Pour la première fois d’une longue carrière au service, le colonel comte Silve de Pikkendorff, commandant le détachement d’honneur, n’avait pas la moindre envie de donner cet ordre. Son commandement, clair et sec, redit par les échos, sonna pourtant, irréfutable :
Présentez…armes !

On n’entendit qu’un bruit, celui de trente fusils claquant à l’unisson. Silve de Pikkendorff, face à ses hussards, fit un demi-tour réglementaire et salua au sabre, sans hâte, d’un ample mouvement du bras.

Porté par six fidèles sujets dont le tambour scandait les pas, le cercueil du consul général faisait lentement son entrée dans la cour d’honneur des Invalides.

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Ainsi aurait peut-être commencé, quoiqu’avec bien plus de talent, le récit, par Jean Raspail, de ses propres obsèques. Il y aurait mis la grandeur intemporelle, la majesté tonique et théâtrale, qui ont emmené tant de citoyens de notre république, à l’étroit dans ce monde si laid, vers la Patagonie d’élection qu’ils portaient au fond de leur cœur. Il y aurait fait vivre, une fois encore, ce panache gratuit qui donne le frisson et fait relever la tête – un art si français, et qu’il maîtrisait parfaitement.

Jean Raspail avait mis du temps à écrire des romans, déçu trop tôt par les critiques d’un académicien qu’il connaissait. Après plusieurs récits de voyage, il entra pourtant dans la littérature en prophète avec Le Camp des Saints (1973). Dans ce livre exceptionnel et désormais bien connu, il décrivait méticuleusement le monde du millénaire finissant : l’invasion migratoire, la nullité des élites, la complicité diabolique des médias et des bonnes âmes, la submersion du monde occidental, l’écrasement des résistants. Il avait même eu l’honneur, à la sortie de son livre, d’un débat télévisé contre Max Gallo, où chacun représentait caricaturalement son univers mental : Gallo, alors de gauche, était drapé dans la morale bourgeoise compassionnelle et sapé comme un prof… de gauche. Raspail, déjà de droite, portait la moustache, se tenait droit et disait la vérité.

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Il avait trouvé sa voix : dès lors, comme tous les grands écrivains, il ne dirait plus que la même chose d’une manière différente. Il se fit l’historiographe de la grandeur morte, en inventant la superbe famille de Pikkendorff et en devenant le consul général d’un royaume de Patagonie qui, comme le disait Lyautey du Maroc, ne serait « rien d’autre que le royaume de [ses] rêves ». Il fit voyager ses lecteurs de la pointe de l’Argentine aux Caraïbes, puis dans la steppe infinie, sur les rails et dans les forêts d’une Scandinavie irréelle, et même, dans les trop méconnus Yeux d’Irène, sur les routes d’une France sublimée. Il défendit le droit des peuples à rester ce qu’ils étaient et pesta contre la messe conciliaire et ses musiquettes de fête foraine. Il enregistra sans haine, avec une minutie médico-légale, les symptômes du pourrissement des civilisations, qu’une poignée de braves doivent préserver, quoique cela ne suffise jamais.

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Raspail se vivait volontiers comme un simple artisan, presque comme le marionnettiste macabre de Septentrion ; il aurait très bien pu répondre à qui l’interrogeait, comme le narrateur des Yeux d’Irène : « Sortis de leurs livres, […] les écrivains n’ont rien à dire ! » Il parla pourtant et devint, pour deux générations au moins, une figure tutélaire, dont les mots frappaient juste et rendaient un son clair. Il partageait avec d’autres, comme Vladimir Volkoff, le paysage esthétique de la droite la plus « rance » et la plus « nauséabonde » : amour de la patrie au-delà des oripeaux du jour ; goût de la tenue comme politesse et comme résistance ; lumière éclatante de la rédemption malgré la terrible imperfection de la nature humaine. Raspail et Volkoff, qui s’appelaient par leurs noms de famille et se voussoyaient, comme deux amis d’autrefois, ont d’ailleurs fait les très riches heures de Radio Courtoisie à la fin des années 90, où ils étaient ce qu’on appellerait aujourd’hui de bons clients.

Ces dernières années, chaque apparition de Jean Raspail était une injection de panache et d’énergie, directement dans la carotide. A plus de quatre-vingt-dix ans, il chantait l’hymne patagon, buvait du whisky et encourageait la jeunesse. Il savait qu’il « représent[ait] une cause presque perdue », comme il l’a souvent écrit, alors il sonnait de la trompette et montait à l’assaut.

9782221045596-475x500-1.jpgIl n’y aura pas, à l’enterrement de Jean Raspail, écrivain de marine, consul général du Royaume d’Araucanie et de Patagonie, de retransmission en direct, de larmes photogéniques, ni même d’hommage lyrique, écrit à la truelle pour un Président qui salit tout, même la grandeur. Ce qu’il y aura, outre les sujets fidèles et les soldats perdus, c’est le monde d’un romancier, romancier dont le travail est, disait son ami Volkoff, de faire « quelque chose de moins réel, mais de plus vrai ».

Voici donc, derrière le catafalque, la famille Pikkendorff au grand complet, en uniforme de parade, venue tout exprès d’Altheim-Neufra et d’autres lieux ; voici ce petit homme couleur d’écorce avec son arc et ses flèches, tapi dans la neige, loin derrière les bouleaux nordiques qui bordent Ragen, et reculant bravement pour échapper au désenchantement du monde ; voici encore tous les « derniers carrés » de ses livres, noyés par le tsunami de fange de leur siècle : la dernière cabane du Camp des Saints, les derniers voyageurs de Septentrion, les derniers patagons de Qui se souvient des hommes.

Peut-être y aura-t-il aussi, dans les cœurs vaillants, la tentation de devenir quelques-uns des Sept Cavaliers qui feront un pas de côté –ceux qui quitteront la Ville au crépuscule, en passant par la porte de l’Ouest qui, décidément, n’est plus gardée.

Avec la mort de Jean Raspail, des milliers de lecteurs viennent de perdre un grand-père. Ira-t-il, dans les cieux, partager un bourbon avec les amis d’autrefois ? Préférera-t-il la compagnie d’Athos, comte de La Fère, dont il partageait l’ombrageuse noblesse et l’austère fidélité ? Ce serait, après tout, moins réel mais plus vrai…
Comme Athos devant Charles Ier, alors, découvrons-nous sans une larme au passage du cercueil du Consul, et murmurons simplement, comme une promesse faite à nous-mêmes : « Salut à la majesté tombée ! »

NDLR : né en 1925, Jean Raspail aurait eu 95 ans le 5 juillet prochain.

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vendredi, 05 juin 2020

Le Pays d’Henri Bosco

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Luc-Olivier d’Algange:

Le Pays d’Henri Bosco

Le Pays d’Henri Bosco appartient à quiconque se souvient de son enfance, à ces temps d’avant le temps, in illo tempore, antérieurs à l’expropriation, à l’adultération, à l’exil. La phrase d’Henri Bosco ne dit pas seulement les êtres et les choses, elle les convoque, elle œuvre, en exorciste, en sourcier, à l’éveil de puissances impondérables, c’est à dire livrées à l’éveil de l’air,  à « l’air de l’air » dont parle l’Epître d’Aristée, «  ces grandes odeurs sauvages qu’exhalent les arbres dans leur solitude », cet éther qui est au cœur des éléments comme leur source vive, leur intensité la plus subtile. Si le monde moderne désaltère notre soif cruelle par la source du Léthé, au point de nous laisser oublieux de notre oubli même, artificieusement protégés du ressac des réminiscences (c’est-à-dire du bonheur et du malheur, de la tragédie et de la joie) les romans d’Henri Bosco s’abreuvent et nous abreuvent de la source de Mnémosyne qui éveille en nous les résonances de ces divinités du dehors, de ces dieux qui adviennent avec une torrentueuse fraîcheur de la profondeur des temps.

         le-mas-theotime-4159343-264-432.jpgToute œuvre romanesque qui ne se réduit pas à l’anecdote ou à de vaines complications psychologiques instaure un autre rapport au temps, s’inscrit dans une météorologie et une chronologie légendaires où l’homme cesse d’être à lui-même la seule réalité. Voici le ciel, la terre, et cette mémoire seconde, qui affleure, et qui porte les phrases ; voici cette rhétorique profonde, sur laquelle les phrases reposent comme sur une houle et vont porter jusqu’à nous, jusqu’aux rives de notre entendement, des mondes chiffrés, que notre intelligence déchiffre comme des énigmes, sans pour autant les expliquer. Ainsi les romans d’Henri Bosco nous laissent dans le suspens, dans une aporie, une attente, une attention extrêmes aux variations d’ombre et de lumière, aux états d’âme qui n’appartiennent pas seulement aux sentiments humains mais au monde lui-même, à ce Pays qui n’est pas seulement une réalité administrative ou départementale mais un don, une civilité, un commerce entre le visible et l’invisible, - le don d’une autre temporalité qui nous fait à jamais insolvables des bienfaits reçus.

         Ni roman psychologique, ni roman formaliste, ni roman engagé, ni roman naturaliste, le roman d’Henri Bosco échappe  à ces dissociations nihilistes qui posent l’intelligence humaine face aux mondes comme expérimentatrice. Ce temps dans lequel nous entrons, ce temps du Pays, cette « rondeur des jours » comme l’eût dit Giono, n’est pas une expérience, mais une relation, une alliance ; non plus une subjectivité face aux autres et aux choses, y cherchant une explication, mais une implication, un échange, une porosité : mise en relation de l’âme humaine et de l’Ame du monde. Discrète, l’œuvre échappe à cette arrogance qui n’est jamais que l’envers d’un grief à l’égard de ce qui est, mais dans cette humilité même, dans ce consentement à recevoir débute une aventure prodigieuse qui nous fait revivre l’ontogenèse et la phylogenèse, jusqu’à cette fine pointe, ce moment de la conscience extrême où la conscience s’abolit, où nous devenons, selon la formule de Rimbaud, le « lieu et la formule ». L’œuvre chemine ainsi sur la beauté de la terre vers un doux resplendissement de phrases qui disent plus qu’elles en décrivent, qui nomment, mais en laissant aux noms la chance de refermer sur eux une part de nos propres songes et de nous rendre comme hors d’atteinte de nous-mêmes. Rien d’insolite cependant dans ces récits, puisque tout y est relié, en résonance, en échos ; les personnages approchent par détours, chemins de traverses, non pas vers la résolution d’une intrigue, vers une victoire sur des forces adverses humainement définies, mais vers un moment, une heure, qui est une victoire sur l’insignifiance et sur l’oubli.

         CVT_Un-rameau-de-la-nuit_9710.jpegL’œuvre d’Henri Bosco est, comme toutes les grandes œuvres de notre littérature, une pensée en action, mais en accord avec l’étymologie même du mot pensée, qui évoque la juste pesée, ces rapports et ces proportions où la part de l’inconnu n’est pas moins grande que la part connue ; où la part de la nuit détient les secrets de la lumière provençale. Œuvre nocturne mais non point ténébreuse ou opaque, louange des nuits lumineuses, des ombres qui sauvegardent, du haut jour qui tient sa vérité comme le secret d’une plus haute clarté encore, l’œuvre d’Henri Bosco sauve les phénomènes de la représentation abstraite que nous nous en faisons, et nous sauve nous-mêmes de nos identités trop certaines qui nous enferment dans une humanité irreliée à l’ordre du monde, détachée de la sagesse profonde de la nuit foisonnante de toutes les choses vivantes qui tendent vers la lumière ou en reçoivent les éclats. «  Je pus ainsi, écrit Henri Bosco, me replacer sans peine devant le décor intérieur où j’avais regardé ma propre nuit en train de descendre sur moi cependant qu’au-dessus de moi dans le ciel s’avançait la nuit sidérale ».

         Le Pays d’Henri Bosco nous est d’autant plus proche, plus intime, qu’il se trouve loin des clichés folkloriques, régionalistes ou touristiques. Il n’y a là rien à visiter, à photographier, à revendiquer ou à vendre. Par le récit, qui est une légende, autrement dit, par ce qui se donne à lire sur la page et qui n’est que la réverbération de ce qui se donne à lire dans le paysage (de cette écriture du monde, en striures d’écorces, en tumultes fluviaux, en nervures, en corolles, en nuées), au Pays est restitué son règne, cette autorité douce et impérieuse, empreinte visible d’un sceau invisible. Si le Pays règne, s’il est une royauté des arbres, une royauté du feu et de la pierre, s’il est une souveraineté des hommes, c’est-à-dire une liberté d’allure, un « privilège immémorial de la franchise » comme on le disait naguère des hommes de France, c’est dans la vive intelligence qui se trouve, comme soudain se lèvent une nuée d’oiseaux, après s’être longtemps cherchée, enracinée en même temps dans la terre et dans le ciel, dans un « être là », une présence qui existe, qui rayonne dans son existence, et témoigne d’un privilège insigne : celui qui revient à préférer ce qui est à ce qui n’est pas.

On s’aperçoit alors que les grands songes d’Henri Bosco sont exactement le contraire des utopies qui dédaignent l’être au profit du néant et prétendent échapper au tragique par le désenchantement.  Or le règne de la technique globalisée, commence à nous apprendre, et assez brutalement, que les désenchanteurs sont les pires sorciers, - de même que les puritains sont les plus radicaux ennemis de la pureté, c’est à dire du feu, pyros, qui arde et transfigure. La réalité, même la plus réduite, n’est jamais aussi plate, aussi planifiable que le voudraient les idéalistes du tiers-état, et leurs idéologues, vigilants « désenchanteurs » qui crurent que le désenchantement du monde était nécessaire à la raison humaine. Grossière erreur que nous continuons à payer par la dissolution progressive du monde réel en monde virtuel, mais d’une virtualité pour ainsi dire nulle, c’est-à-dire offerte, par son vide, au démon de la défiguration. D’où l’importance de ces personnages qui, dans les romans d’Henri Bosco, adviennent comme à l’impourvue, et dont il nous parle comme si nous les connaissions déjà car ils sont précisément des figures que le récit transfigure.

51Q3U58tpaL._SX333_BO1,204,203,200_.jpgRien de muséologique dans ce Pays  qui est une réalité antérieure autant qu’un « vœu de l’esprit », selon la formule de René Char. Rien qui soit de l’ordre d’une représentation, d’une identité recluse sur elle-même, mais la pure et simple présence réelle qui ne s’éprouve que par la brusque flambée portée dans la rumeur du vent et dans l’amitié qui nous unit au monde, dans ces affinités dont nous sommes les élus bien plus que nous ne les choisissons. Ce qui nous est conté est un recours au cours de la tradition, de sa solennité légère, et non plus un discours ; une conversation et non pas une discussion, si bien que l’intelligence se laisse empreindre par les lieux qu’elle fréquente dans le temps infiniment recommencé de la promenade. C’est dans la connivence des éléments, de l’air, de l’eau, du feu et de la terre, en leurs inépuisables métamorphoses, que le temps se renouvelle et s’enchante au lieu de n’être que le signe de l’usure, d’une finalité malapprise, insultante au regard du libre cours qui conduit à elle.

Les romans d’Henri Bosco sauvegardent, mais comme par inadvertance ou irrécusable évidence, cette teneur du temps, ce palimpseste léger où le grand-large de l’âme s’ouvre à chaque instant. Le Pays est cette évidence et ce mystère d’un temps qui est à l’intérieur du temps comme l’amande vive sous son écorce, un Pays où l’on renaît à soi-même : un Pays tellurique et sidéral, un Pays littéralement inconnu et dont la gloire est d’emporter dans son torrent ce que nous imaginions connaître.

Le Pays d’Henri Bosco devient ainsi le lieu d’une conversion du regard, d’une réconciliation du Mythe et du Logos. L’espace-temps du roman oscille, en vases communicants, entre la réalité et le rêve, comme l’est le Pays lui-même avec celui qui en est l’hôte au double sens du mot, celui qui reçoit et celui qui est reçu. Nous comprenons alors que le Pays nous habite, et qu’en voyageant en lui, nous voyageons en nous-mêmes,- voyage intérieur qui est un voyage vers l’intérieur, c’est à dire vers « l’extériorité véritable », comme l’écrivait Novalis, vers la source du Temps. Nous voyageons vers ce qui est déjà là, vers ce que nous sommes, sans pleinement le savoir. La nuit des romans d’Henri Bosco, est la source d’un jour qui rêve. « D’ordinaire, je rêve peu, écrit Henri Bosco, du moins la nuit. C’est dans la journée que me viennent mes songes, et ils disparaissent plutôt vers le soir. Aussi, cette nuit là n’eus-je pas d’autre rêve que ce sentiment. Je l’éprouvais sans qu’il s’y glissât le rappel des personnages, des événements pourtant singuliers, dont j’avais fait depuis le matin la rencontre. Je ne fus plus qu’un état d’âme ».

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Or cette flottaison, cette indétermination, n’est autre que le Réel dans ses possibilités infinies, l’enfance, ce silence d’avant le langage que le poète traduit, l’enfance qui perdure, toute-possibilité accordée au ciel, au fleuve, à la pierre de nous faire signe, d’entrer, ou, plutôt de nous laisser entrer dans une conversation dont nous eussions été exclus si, par malheur, nous avions cédés à la misérable fiction du temps linéaire, d’un temps voulu entièrement vers un but précis, et dont nous eussions récusé l’hospitalité.

L’œuvre répond ainsi à la décisive mise en demeure hölderlinienne, « habiter en poète ». Le numineux, puissance sacrée à la fois inquiétante et enchanteresse ordonne chaque roman d’Henri Bosco. La réalité ne suffit pas au Réel, il y faut le songe qui est la réverbération, le halo de la réalité telle qu’elle se prolonge, musicienne, ou s’éploie dans ce « logos intérieur » qui se révèle à nous par étapes ou par « stations » successives, comme le savaient les mystiques soufis, ces Fidèles d’Amour, dont Henri Bosco, mais ce serait l’occasion d’une autre approche, fut proche à maints égards.

        Le_jardin_d_Hyacinthe.jpg Le temps qualifié, la géographie sacrée, les ressources secrètes des êtres et des choses singuliers, qui vont s’accordant avec les forces impersonnelles, ouvrent un espace, celui du roman, où le monde intérieur et le monde extérieur cessent d’être séparés par d’irréfragables frontières. Le soleil, le fleuve, les arbres, le vent, la nuit sont des présences sacrées car leur réalité symbolise avec une réalité plus haute, hors d’atteinte, que les phrases mélodieuses, selon la formule héraclitéenne, « voilent et dévoilent en même temps ». Entre le sensible et l’intelligible, entre la nuit profonde et l’éblouissante clarté, toutes les gradations s’emparent des songes, des effrois, des attentes ardentes des personnages devenus, par le génie romanesque, fabuleux instruments de perception des variations météorologiques. La vérité humaine est d’autant plus profonde et nuancée qu’elle est située, qu’elle cesse, par un suspens, de se référer exclusivement à elle-même. Les hommes ne sont humblement et souverainement présents que par ce partage de leur règne qu’ils consentent avec la terre et le ciel.

Le Pays d’Henri Bosco n’est ainsi pas seulement une géographie, une histoire il est une autre dimension du temps, et c’est bien pourquoi l’auteur est d’abord romancier, exerçant au plus haut l’art du romancier qui est de créer une autre temporalité, ou, dans les  cas les plus heureux, de révéler une temporalité plus réelle que celle à laquelle nous contraint une idéologie, devenue par cela même l’ennemie de la civilisation, fondée sur l’utilitarisme, c’est à dire sur le nihilisme. A ce nihilisme qui fige les êtres et les choses, sous éclairage artificiel, dans des identités plates dans relief ni ombrages, sans voiles ni révélations, Henri Bosco oppose, comme un recours, le frémissement immanent de l’eau auquel s’accorde le mouvement de ses phrases. Celles-ci ne disent pas seulement ce mouvement, cette incertitude fabuleuse, elles s’y accordent, mieux encore, elles en renouvellent la vérité dans le creuset de la réalité elle-même, dans son inscription héraldique. La tradition d’un Pays, le tradere est une rivière : «  Les eaux, écrit Henri Bosco, m’inquiètent et m’attirent. Tout ce qui se passe dans leur voisinage prend fatalement à mes yeux je ne sais quoi d’irréel, un corps imaginaire. Les personnages, les événements les plus incontestables ne le sont que dans cette troublante lueur. »

sylvius.jpgContre la clarté monocorde, ennemie des ombres, Henri Bosco invoque non seulement le frémissement de l’eau, mais aussi le feu, là même où s’opère la coalescence de l’Eros et du Logos : «  J’étais fasciné par le feu. Il pénétrait en moi, immobilisait mon cerveau sur une seule idée. Cette idée n’était qu’une braise… Terrible, mais si vive, si envahissante qu’elle ne soulevait aucune épouvante. J’étais devenu feu, corps de feu, cœur de feu, esprit-feu, et toute la forêt en flammes. Si l’incendie se fut propagé jusqu’à moi, je n’aurais pas fui, j’aurai attendu, embrassé le feu, et pris feu pour disparaître dans mon propre feu au milieu d’une gerbe d’étincelles. »

Nul lecteur, plus que celui d’Henri Bosco (sinon peut-être celui de Gérard de Nerval) ne se trouve proche, en suivant le chemin de ses personnages, de cette beauté numineuse où la réalité s’inscrit et dont elle reçoit les puissances fécondantes. Les êtres et les choses ne sont pas ce qu’ils semblent être dans leurs représentations sécularisées, mais ce qu’ils sont, dans leurs toute-possibilité augurale… Mondes aux orées tremblantes comme des flammes où les circonstances, en apparence banales, deviennent emblématiques, chargées de ce magnétisme onirique qui rapproche ou éloigne les personnages les uns des autres, les laissant parfois dans une haute solitude, comme avant les marées, et leur intime l’ordre de consentir à ce qu’ils ne peuvent comprendre, mais sans y succomber.

         Comment « habiter en poète », selon la formule d’Hölderlin, être là où nous sommes, exister dans le secret qui est l’immédiate évidence sensible elle-même ? De livre en livre, de chapitre en chapitre, de phrase en phrases, Henri Bosco nous rapproche  du point à partir duquel les variations des états de conscience et d’être se recomposent avec les sollicitations du Pays, avec ce temps redevenu espace où l’âme s’éprouve et se disperse, s’enhardit à s’associer aux forces telluriques, aux rameaux de la nuit, - et de ces forces qu’elle reçoit retourne en son propre règne, en sa propre clarté d’entendement dont témoigne, au demeurant, le style d’une si belle, si naturelle, mesure classique d’Henri Bosco.

         003614327.jpgTel est peut-être un des secrets le mieux gardés de la littérature française, de sa tant et si mal vantée « clarté classique », de n’être, en sa beauté ordonnatrice, qu’un surgeon d’intuitions plus profondes et plus sauvages, où l’art du sourcier, l’oniromancie, viennent irriguer la plénitude des formes du jour. Ce qui distingue l’art romanesque d’Henri Bosco, son poiein, sa pensée en action, n’est peut-être rien d’autre le sens des contiguïtés, et l’on pourrait presque dire de la consanguinité, du monde du rêve et du monde de la réalité. Ce qui unit les personnages et leurs ombres, qui parfois semblent leur échapper, n’est pas de l’ordre de la nécessité ou du déterminisme, disposé en discours, mais bien de celui d’une recouvrance. Si , comme dans l’œuvre de Gérard de Nerval, le songe et la réalité en sont pas séparés ce n’est point par artifice littéraire, mais parce que dans la vision et la pensée d’Henri Bosco, ils ne se distinguent qu’en se graduant. Le rêve est la réalité d’un autre rêve, et notre songe humain des songes du Pays reçoit ses messages. Nous ne commençons à habiter véritablement les lieux, c’est-à-dire que nous n’en devenons les hôtes que si hôtes à notre tour, nous recevons les légendes qui sont dans l’arbre des mots, comme l’envers argenté des feuilles.

         Cette grande part nocturne des romans d’Henri Bosco est une quête lumineuse qui semble se souvenir que, selon la formule de la théologie médiévale, « la lumière est l’ombre de Dieu », lux umbra dei. Un monde, dans son Pays, nous accueille, que nous recueillons en le nommant.

Luc-Olivier d’Algange

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lundi, 01 juin 2020

Sur le livre « maudit » de Thierry Maulnier

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Sur le livre « maudit » de Thierry Maulnier

par Georges FELTIN-TRACOL

Ex: http://www.europemaxima.com

Maulnier-RN-214x300.jpgThierry Maulnier, nom de plume de Jacques Louis André Talagrand (1909 – 1988), a rédigé de nombreux essais, écrit plusieurs pièces de théâtre et donné bien des préfaces. Sa bibliographie comporte cependant une omission de taille : l’absence de Révolution Nationale. L’avenir de la France. Cet ouvrage s’apparente à une sorte de fantôme dont diverses personnes ont nié son existence réelle.

Le silence de Thierry Maulnier sur ce livre est peut-être dû à un ensemble de facteurs liés à la période de l’après-guerre. Outre son titre, ce recueil de vingt-six textes paraît en 1942 à l’« Édition du gouvernement général de l’Indochine » domiciliée à Hanoï. Son impression a par conséquent bénéficié de toutes les autorisations de la part des services de censure locale. Sachant qu’il est alors très difficile aux représentants de l’État français en Extrême-Orient de communiquer correctement avec les autorités à Vichy, il était quasi impossible de penser que Thierry Maulnier a eu connaissance de cette publication. Il s’agirait d’une édition pirate officielle…

Un livre non souhaité

On peut très bien en revanche envisager qu’un fonctionnaire du bureau de propagande du gouvernement général soit un lecteur attentif de Maulnier. Avant de venir au Tonkin, il lisait probablement le mensuel de Maulnier et de Jean de Fabrègues, Combat, et L’Insurgé de Maulnier et de Maurice Blanchot. Maréchaliste convaincu, ce fonctionnaire voit dans l’auteur d’Au-delà du nationalisme le plus amène d’expliquer la Révolution nationale. Avec l’assentiment de sa hiérarchie, ce responsable de propagande en Indochine choisit les articles les plus pertinents et les agence autour de six grands thèmes. Ainsi y trouve-t-on une contribution de 1934, des articles de La Revue Universelle, du Figaro, de Candide et du Jour – Écho de Paris, souvent repris par le Journal de Shanghaï qui assure un lien ténu entre la métropole, le monde et la communauté française d’Indochine.

thMnietzsche.jpgCette hypothèse expliquerait la non reconnaissance de cette édition par Thierry Maulnier d’autant que la même année sort chez Lardanchet La France la guerre et la paix. Dans cet autre recueil, voulu celui-ci par Maulnier, se trouvent trois textes présents dans Révolution Nationale : « Guerre mondiale et Révolution nationale » à l’identique dans les deux ouvrages tandis que les premiers paragraphes de « Rester la France » et « La médiation française » ont été réécrits pour cette parution. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, Thierry Maulnier publie chez Gallimard Violence et Conscience qui « a été écrit en 1942 et 1943 (p. 1) » et qui contient une version modifiée et enrichie à partir du deuxième paragraphe de « Révolution prolétarienne et réaction patriarcale ». En 1946, chez un jeune éditeur moins consensuel, La Table Ronde, paraît Arrière-pensées qui réunit des chroniques « écrites et publiées entre le printemps de 1941 et le printemps de 1944 (p. 5) ». Par rapport à Révolution Nationale, on relit souvent dans une version modifiée, voire changée, « Les poseurs de rails », « Avant l’assaut », « Erreurs de jeunesse », « L’assaut des médiocres », « Les “ intellectuels ” sont-ils responsables du désastre ? », « Un jugement sur Racine », « L’art et l’éducation », « Polémique d’ancien régime » et « L’esprit français est-il coupable ? » qui s’intitule dans Révolution Nationale « Controverses sur l’esprit français » (1). On suppose que les textes qui forment Révolution Nationale proviennent directement des périodiques. Dans le cas des recueils autorisés, Thierry Maulnier a retravaillé certains passages afin de les lier aux autres textes et d’en donner une cohérence interne évidente.

Révolution Nationale. L’avenir de la France séduit les autorités proconsulaires françaises. Ses articles développent un point de vue proprement national français qui ne cède ni au camp du « Ja », ni à celui du « Yes » et encore moins à celui du « Da ». Cette position favorable à une « quatrième voie » se rapproche de l’attitude du capitaine de cavalerie Pierre Dunoyer de Segonzac, le « Vieux Chef », et de ses élèves de l’École des cadres d’Uriage (2). Tous pensent que « se renier et chercher ailleurs des modèles, c’est, tout comme s’abandonner, une manière de subir, de déchoir et enfin de mourir, avertit Maulnier. La France n’a qu’un moyen de se sauver, et c’est de continuer d’être (p. 13) ». Seule l’action résolue d’une révolution nationale effective facilitera le maintien et le renouvellement français surtout si on conçoit « la Révolution nationale [… comme] une œuvre de destruction et de construction positives (p. 220) » (3).

Pourquoi la révolution nationale ?

Il faut cependant prendre garde à ne pas encore verser dans les anciens clivages stériles, funestes et incapacitants. Thierry Maulnier proclame que « la Révolution Nationale sera réaliste ou ne se sera pas (p. 215) ». Ainsi renonce-t-il aux controverses de l’entre-deux-guerres entre « matérialistes » et « spiritualistes ». « La Révolution nationale n’est pas matérialiste, assure-t-il. Mais elle n’est pas non plus uniquement idéaliste, et l’idéalisme est peut-être un des dangers qui la menacent le plus (p. 118) ».

552176_medium.jpgEn outre, « le destin de la Révolution nationale, poursuit-il, est précisément de ne se laisser attirer ni par l’ancienne gauche, ni par l’ancienne droite : d’attirer au contraire en elle l’ancienne gauche et l’ancienne droite pour abolir en elles leurs stériles contradictions et pour les anéantir (p. 82) ». Voilà pourquoi « c’est dans la révolution nationale et dans la révolution nationale seule que la France peut aujourd’hui trouver les moyens de guérir ou plutôt de renaître, faire éclater la vigueur d’un génie qui survit intact à ses blessures, affirmer son droit à la vie (pp. 76 – 77) ». Il devient évident que « c’est sur nous et nous seuls que nous devons compter pour créer une civilisation où il nous soit possible de vivre (p. 55) ».

Fidèle à la ligne maurrassienne de la « seule France », le chroniqueur militaire à L’Action Française et au Figaro Thierry Maulnier déplore qu’« un certain nombre de Français cèdent aujourd’hui à une passion singulière, qui est celle de l’humiliation, pour ne pas dire de la servitude (p. 7) ». « La révolution nationale ne saurait être qu’une révolution qui libère, ajoute-t-il. Elle est aux yeux de tous les Français un moyen de retrouver la France et de lui rendre une personnalité inaliénable, non pas un moyen de la soumettre, politiquement, économiquement ou spirituellement, à d’autres peuples. Elle ne saurait donc se confondre avec cette autre forme plus subtile de la servitude qui s’appelle l’imitation (pp. 39 – 40). » Selon Maulnier, « les Français savent très bien que le salut pour eux est dans la révolution nationale française, non dans l’adhésion de la France à un “ national-socialisme ” ou à un “ fascisme ” international. Une révolution nationale reçue de l’étranger est contradictoire dans les termes (pp. 38 – 39) ». La rédaction de Je Suis Partout ne peut pas ne pas réagir à de pareilles saillies typiquement « vichystes » (4).

mythes-socialistes.jpgThierry Maulnier conçoit la Révolution Nationale, on l’a vu, comme la matrice d’un nouvel ordre français. « Il faut créer de nouvelles mœurs, de nouvelles valeurs et de nouveaux modes de pensée (p. 71). » Comment ? Ce qu’il propose convient au fonctionnaire de la propagande à Hanoï qui a classé les textes à sa disposition. « refaire une nation, c’est d’abord se donner les moyens de la refaire. C’est d’abord occuper et réorganiser l’État (p. 22). » l’auteur s’intéresse aux interactions psychiques, sociales et politiques entre le « Chef », l’élite et le peuple. « La nature de l’autorité n’est pas seulement d’accroître la force ou pour mieux dire l’efficacité de ceux qui lui obéissent; elle est de métamorphoser cette force en une force de qualité supérieure (p. 204). » Cependant, « l’autorité elle-même, pour atteindre à toute sa vertu, a besoin à son tour de la collaboration de ceux sur qui elle s’exerce. Elle perd beaucoup de son efficacité, s’il ne lui est donné qu’une obéissance passive et comme inerte (p. 205) ». Cela signifie restaurer ce qui est à l’origine de la nation française : l’État. « C’est le pouvoir qui devait donc être rétabli ou refait avant toute chose : c’est l’ensemble des moyens d’exécution; c’est l’État. C’est par l’État que la reconstruction française à commencer (p. 23). »

En quête d’héroïsme volontariste

L’auteur de La crise est dans l’homme s’intéresse par ailleurs à l’esprit français qui doit animer en amont cette nécessaire restauration nationale. Défendant René Descartes et Jean Racine, il voit en Pierre Corneille, qu’il qualifie de « plus grand des poètes de la volonté (p. 192) », comme « l’un des plus actuels de nos maîtres parce qu’il est le poète de la personnalité (p. 196) ». Il se lance dans une comparaison entre l’héroïsme de Frédéric Nietzsche et de celui de Pierre Corneille. Pour lui, l’héroïsme cornélien « est l’effort de l’homme pour se conquérir lui-même, pour atteindre le plus haut degré humain de domination de la nature humaine, d’indépendance et de responsabilité (pp. 193 – 194) ». Il en profite au passage pour déplorer qu’« en trois siècles, de Richelieu à M. Lebrun [le dernier président de la IIIe République décadente], l’âge moyen des membres de l’Académie française était passé de vingt-sept à soixante-dix ans (p. 213) ». L’ironie fera que Thierry Maulnier entrera sous la Coupole du quai Conti en 1964 à l’âge de 55 ans !

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La référence à Corneille et à Racine n’est pas anodine. De formation littéraire, cet épris du « Grand Siècle » ludovicien recherche un volontarisme héroïque indépendant de l’enseignement de l’« Allemand » de Sils-Maria. Il souhaite par des figures volontaristes et héroïques insuffler un dynamisme nouveau au peuple de France trop longtemps léthargique et avachi. « devant ses vainqueurs et devant l’histoire, il est impossible qu’un peuple ne soit pas jugé solidaire, au moins jusqu’à un certain point, des institutions qu’il a, sinon choisies, du moins tenues pour acceptables et tolérées (p. 5). » S’il ne veut pas une révolution nationale inspirée des exemples allemand et italien, il propose néanmoins une « révolution intellectuelle et morale » d’un peuple traumatisé par la raclée de mai – juin 1940. Sous la direction du Maréchal Pétain (qu’il ne cite jamais), il croit que « la France reprend conscience d’elle-même nationalement et politiquement, non seulement pour sauvegarder son existence dans des circonstances difficiles, mais pour reconstruire de bas en haut, tous les rapports et toutes les valeurs de sa civilisation, pour faire une “ révolution nationale ”. Ensuite, que la situation où se trouve la France est si particulière, qu’elle lui permet, ou plutôt qu’elle lui impose, une “ révolution nationale ” plus étendue et plus complète que celles des autres pays (pp. 29 – 30) ».

La_face_de_Méduse_du_[...]Maulnier_Thierry_bpt6k3355720d.JPEGLa Révolution Nationale doit de facto « dès maintenant nous préparer à une paix qui pourrait être pour nous, sin nous n’y prenons garde, plus redoutable que la guerre elle-même (p. 44) ». Il lui assigne donc une tâche ardue : fondre toutes les contradictions nationales dans un seul môle. En effet, « le drame du monde moderne vient de ce que les valeurs dont la composition merveilleuse et l’équilibre sans cesse en mouvement font une société harmonieuse ont commencé de se séparer les unes des autres, de s’exclure les unes les autres avec une fanatique intolérance, de s’amplifier jusqu’au mythe et d’exercer leur ravage anarchique en visant d’une vie monstrueusement indépendante (pp. 52 – 53) ». D’où cette mentalité française qui s’installe facilement dans la routine. « Si les Français se sont montrés inférieurs à d’autres peuples, au cours des cinquante dernières années, ce n’est pas dans la vitalité, ce n’est pas dans le jaillissement des sources créatrices, c’est dans l’organisation, l’utilisation, l’exploitation de leurs ressources. Ils n’ont pas été dépassés dans l’ordre de l’invention scientifique, mais dans celui des applications industrielles (p. 11) ». Il ne pointe pourtant pas la cause pratique de ces échecs répétés : une administration de plus en plus bureaucratique qui freine ou noie toute initiative originale afin de rester dans un moule normatif confortable. Il n’entend pas que la Révolution Nationale s’affadisse ou s’embourbe dans le marais des ministères incapables de se faire obéir de ses fonctionnaires.

Au service d’une France européenne et impériale

Thierry Maulnier l’imagine comme une synthèse des valeurs actuelles. « Liberté et autorité, coordination de tous les efforts au service de la communauté et indépendance des personnes, souveraineté de l’État et droit des individus, capital et travail; droit et force, recherche du bien-être et acceptation du sacrifice, tradition et progrès, statisme et dynamisme, stabilité des institutions et libre développement des énergies vivantes, droit et force, technique et culture, bonheur et courage, les antagonismes du monde moderne ne sont que les antagonismes de vérités incomplètes (pp. 51 – 52) ». De ce constat découle l’obligation d’une révolution nationale française qui intégrera et réordonnera ces vains antagonismes dans un sens français. Ne s’agit-il pas là de la fonction de la France dont « le rôle de médiatrice […] lui appartient par vocation (p. 67) » ? Attention néanmoins ! « La médiation dont nous parlons est celle qui consiste dans la construction d’un ordre; elle ne se situe pas au “ juste milieu ” entre les extrêmes qui se combattent, elle tend à dépasser les contradictions et à aller au-delà, là où le problème est résolu (p. 67). »

L’auteur comprend bien que « la conciliation des contraires est pour la France la loi même de son existence nationale. De tous les peuples, elle est celui dont la composition est la plus complexe, dont le sol, la race et l’esprit sont formés du plus grand nombre d’éléments hétérogènes, dont les activités sont les plus diverses (pp. 59 – 60) ». Toujours à la suite de Charles Maurras, il rappelle qu’« il n’y a pas de sang français pur, il n’y a pas de type ethnique français (5). Le peuple français est le produit non du sang, mais de l’histoire, il n’est parvenu à se donner une unité que par une lente et délicate élaboration, par la fusion patiente dans le creuset commun d’apports hétérogènes (p. 63) ».

Thierry-MAULNIER-LA-PENSÉE-MARXISTE-1948.jpgThierry Maulnier pense par conséquent que « la France n’est pas le pays de la mesure : mais elle est, géographiquement, historiquement, socialement, moralement, intellectuellement, le pays de la conciliation des contraires (p. 59) ». Malgré la Débâcle de 1940, le pays vaincu conserve des atouts. Ceux-ci reposent sur sa géographie. L’auteur se lance dans une succincte et pertinente analyse géopolitique qui bouscule la fameuse et sempiternelle dualité Terre – Mer. La « complexité de notre civilisation nous est imposée par notre sol lui-même. Solidement établie au cœur de l’Europe, la France regarde en même temps vers toutes mers, et la géographie l’attache en même temps aux peuples continentaux et aux peuples maritimes qui se disputent en ce moment la prééminence. L’Allemagne n’est qu’européenne (6), l’Angleterre n’est qu’impériale (7) : la France est européenne et impériale en même temps. On en a vu les conséquences dans l’histoire militaire : celle de l’Allemagne n’est guère que terrestre, celle de l’Angleterre n’est guère que marine. Tout au long de son histoire, la France a dû se battre sur terre et sur mer en même temps (pp. 60 – 61) ». Encore de nos jours, l’Hexagone républicain se voit tiraillé entre un projet pseudo-européen germanocentré sous la houlette étatsunienne, une francophonie « grand remplaciste » métisseuse mondialisée et un monde atlantique anglo-saxon auquel il se rattache indirectement par la Normandie et la rémanence territoriale de la Grande Louisiane et de la Nouvelle-France des XVIIe et XVIIIe siècles… Terre de contrastes majeurs parce que « continentale et maritime, agricole et urbaine, européenne et impériale, nationaliste et humaniste, unitaire et régionaliste, religieux et rationaliste (8), particulariste et cosmopolite, pacifique et guerrière, la France concentre en elle toutes les contradictions de l’univers et a fait sa civilisation et sa vie, passablement heureuse et glorieuse au cours des siècles, de ces mêmes contradictions (p. 65) ».

Une révolution économique et sociale

Cette médiation géo-politique trouve son équivalent dans le champ économique et social. En observant le national-socialisme allemand et le fascisme italien, Thierry Maulnier remarque que « le nationalisme européen n’a accompli sa deuxième étape qu’en prenant conscience de soi comme antidémocratique dans l’ordre politique, et antilibéral ou anticapitaliste dans l’ordre économique et social (p. 32) ». La Révolution Nationale a une ambition socio-économique similaire. La troisième partie du recueil, « La Révolution Nationale et les problèmes sociaux », comprend huit articles, tous de haute volée, en particulier le sixième intitulé « Sociaux ou Socialistes ? (pp. 143 – 147) ». Si le socialisme sonne trop marxiste, « social » laisse entendre une signification réactionnaire, sauf si entre en jeu le caractère révolutionnaire du redressement national, cette « organisation d’une société nouvelle où le travail ne sera pas le serviteur docile du capital, où le produit du travail ne sera pas la propriété exclusive du capital (p. 144) ».

Thierry Maulnier reprend des accents de L’Insurgé en 1937. « Nos théoriciens politiques, de Maurras à Sorel, ont été les premiers maîtres des révolutions contemporaines (p. 12). » Il s’en prend bien sûr à « la mythologie libérale [qui] n’est en fin de compte que la méthode de domination d’une certaine partie de la société sur les autres parties (p. 102) ». Il pointe « la démocratie libérale et capitaliste [qui] avait affaibli l’État français, livré la politique française aux intérêts financiers, aux intrigues internationales et aux passions populaires, désorganisé la production française, affaibli en fin de compte la valeur technique et morale de l’armée elle-même (pp. 7 – 8) ». Il soutient que « la liberté dans le régime démocratique n’est point, conformément aux apparences, la liberté pour chacun de vivre, d’agir et de penser à sa guise sous la protection des lois, mais la liberté conférée à l’argent d’étendre indéfiniment dans la vie sociale la domination des moyens de puissance qui lui sont propres (p. 107) ».

thierry-maulnier-un-itineraire-singulier.jpgEspérant que « la structure économique de la France de demain sera corporative (p. 119) », Thierry Maulnier se plaît à souligner au nom d’une future et éventuelle convergence des révolutionnaires nationaux de « droite » et des révolutionnaires sociaux de « gauche » que « l’opposition légitimiste approuva les révoltes ouvrières contre la monarchie bourgeoise et libérale de Louis-Philippe (p. 121) ». Parce que « la Révolution Nationale n’est pas le régime de la facilité : elle demande et doit demander à chacun la patience dans l’effort et le sacrifice (p. 139) », son rôle « est précisément d’arracher le travail à cette dégradation qu’il subit dans l’exploitation capitaliste et dans les réactions qu’elle provoque (p. 137) » en s’appuyant sur un corporatisme renaissant à expérimenter. Il est clair qu’« anticapitaliste, [la Révolution Nationale] ne se confond ni avec la réaction patriarcale ni avec la révolution prolétarienne. […] Elle est la révolution d’une société qui ne se renie pas pas, mais obéit à sa loi interne d’un présent qui ne transforme le passé que pour l’accomplir (pp. 124 – 125) ». N’est-ce pas la définition exacte d’une révolution conservatrice ?

Probablement non souhaité ni encouragé par un auteur distant de plusieurs milliers de kilomètres, Révolution Nationale. L’avenir de la France n’en reste pas moins la preuve d’une tentative dans la première moitié des années 1940 de renouveler les idées nationalistes et sociales dans une orientation conservatrice et révolutionnaire. Ce livre – rare et « maudit » – demeure un témoignage tout à fait pertinent dans le cadre de l’histoire des idées politiques non-conformistes du siècle dernier.

Georges Feltin-Tracol

Notes

1 : Certains textes dans Révolution Nationale sont des extraits incomplets du Figaro. D’autres articles commencent dans Arrière-pensées au deuxième ou troisième paragraphe des textes lus dans Révolution Nationale. Dans « Polémique d’ancien régime » paru dans Arrière-pensées, Thierry Maulnier rend anonymes les noms de Ludovic-Oscar Frossard et d’Édouard Herriot et modifie la conclusion en changeant « révolution nationale » en « reconstruction française ».

2 : cf. le remarquable travail de Bernard Comte, Une utopie combattante. L’École des cadres d’Uriage 1940 – 1942, préface de René Rémond, Fayard, coll. « Pour une histoire du XXe siècle », 1991. On lira aussi Michel Bergès, Vichy contre Mounier. Les non-conformistes face aux années 40, préface de Jean-Louis Loubet Del Bayle, Economica, coll. « Publications du Centre d’analyse politique comparée », 1997.

3 : Proche de certains cénacles de l’État français, Thierry Maulnier accepte que certains de ses articles soient repris par Jeunesse… France !, la revue officielle de l’École d’Uriage. Ses livres figurent dans les listes de lecture proposées par l’encadrement de l’école à ses stagiaires. Bernard Comte rappelle qu’en juillet 1941, Thierry Maulnier aurait dû donner une conférence à Uriage sur « Vérités et erreurs du nationalisme », mais il dut l’annuler pour une raison inconnue (Bernard Comte, op. cit., pp. 235 – 236).

4 : cf. collectif, Je Suis Partout. Anthologie (1932 – 1944), préface de Philippe d’Hugues, Auda Isarn, 2012.

5 : Cette assertion peut être contredite. Cf. par exemple Charles Becquet, L’ethnie française d’Europe, avant-propos de Hervé Lavenir, préface de Marcel Thiry, Nouvelles Éditions latines, 1963.

6 : C’est-à-dire continentale.

7 : Comprendre puissance coloniale de première importance.

8 : Le texte écrit « nationaliste », ce qui est certainement une coquille.

00:59 Publié dans Littérature, Livre, Livre, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : académie française, thierry maulnier, france, lettres, lettres françaises, littérature, littérature française, théorie politique, politologie, sciences politiques | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

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